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L’homme du XXIe siècle : sujet autonome ou individu jetable
Eugène Enriquez
Article mis en ligne le 13 janvier 2006
dernière modification le 18 janvier 2006

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Pourquoi prendre un tel sujet : tout simplement parce que le lien social, à l’heure actuelle, se délite de plus en plus vite et parce que nous voyons monter une violence qui n’est ni la violence fondatrice du droit ni la violence nécessaire dans les rapports humains (Kant avait noté que sans discorde nous ne serions que des agneaux bêlants) mais une violence par excès, un mal radical (élémental dit Lévinas, 1934) qui vise à supprimer non seulement
l’individu mais le sens, à faire en sorte que plus rien dans la vie n’ait de sens.

Déjà avant la Deuxième Guerre mondiale, Freud et Valéry nous avaient prévenus. Dans Malaise dans la civilisation (1930), Freud notait que nous étions arrivés, dans les sociétés occidentales, à un niveau de « tension intolérable », tension politique et psychique et que l’humanité était capable de se détruire définitivement, faisant en sorte là que ce qui lui avait permis de progresser devenait la cause de son effondrement - P. Valéry, de son côté, en 1937, dans ses Réflexions sur le monde actuel soulignait le fait que « nous autres civilisations, nous savons que nous sommes mortelles » et la tendance des sociétés européennes à la démission.

Ajoutons deux phrases plus récentes : la première de Georges Bataille : « L’humanité entière est menacée d’une réduction à un immense système d’esclavage pour tous » ; la seconde de D. Rousset : « Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible. »

Je propose donc une vision tragique de la vie non pour nous laisser envahir par la fatalité mais pour examiner lucidement si une autre voie est possible, si donc nous pouvons faire prévaloir la civilisation, malgré les ambiguïtés, sur la barbarie. Partons d’un constat :

- 1. D’un côté, depuis le xixe siècle, avec le discours sur l’émancipation et le progrès humain et plus particulièrement pendant tout le xxe siècle, on a vu s’affirmer l’idée que l’individu devait et pouvait devenir un sujet autonome, sujet historique (comme le disait Walter Benjamin : « Tout individu est un être historique »), sujet de droit, sujet psychique et sujet moral donc sujet de ses actions.

Par la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789 et par la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU en 1948, l’homme est reconnu, dans son éminente dignité, comme ayant le droit d’avoir des droits.

Je vais retracer rapidement cette émergence du sujet. [1] Le sujet historique - autrement dit celui qui intervient au niveau politique, contribue à définir l’orientation de la société et participe directement aux décisions essentielles relatives à la vie et à la mort de celle-ci
- est apparu à l’aube du ve siècle avant
J.-C. à Athènes.

Le citoyen (bien des personnes ne sont pas considérées comme telles : esclaves, métèques, femmes, enfants) utilise sa liberté pour prendre une part active, s’il le désire, au fonctionnement de la communauté. Tous les citoyens ont le même droit à la parole et doivent être écoutés dans un espace public de débat même si, la plupart du temps, ce sont les rhéteurs (les sophistes) qui captivent
surtout l’attention. Si, après la disparition de la démocratie athénienne, ce type de sujet s’est effacé (à tel point que La Boétie a pu se demander s’il n’existait pas un désir de soumission, une servitude volontaire, permettant à l’« Un » de gouverner, sans freins, tous les autres) durant les périodes féodales et monarchiques, il est, de nouveau, apparu en Angleterre lors de l’établissement du Bill of rights et lors des révolutions américaine et française. Certes, toutes les personnes n’ont pas reçu immédiatement et sans résistance les attributs de la souveraineté (les femmes, en France, n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1945) mais progressivement les divers ressortissants d’une nation ont pu intervenir dans le débat public et infléchir la marche de la nation dans le sens qu’ils estimaient le meilleur.

Pour que l’individu puisse devenir un être historique, il a fallu naturellement qu’il devienne un sujet de droit, c’est-à-dire quelqu’un qui puisse se prévaloir de droits (droits politiques, droits civils, plus récemment droits sociaux) et surtout qu’il soit reconnu comme ayant le droit, en tant qu’être humain ou en tant que citoyen d’un pays, de jouir de la totalité des droits accordés (ou arrachés) à l’ensemble des nationaux ou à l’ensemble des hommes résidant dans un territoire. Le sujet de droit est donc un individu considéré, respecté à l’instar de tous les autres et qui est sous la protection d’une loi, semblable pour tous.

C’est le droit qui fonde la liberté réelle des hommes, comme le pensait Rousseau. Sans droit, chacun serait livré à l’arbitraire du tyran, de l’État, de la caste ou de la classe. Mais il ne s’agit pas seulement de jouir du droit. Être un sujet de droit signifie également advenir comme un acteur dans l’établissement des lois (soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants) et agir activement pour fonder et refonder la loi et pour fournir au cadre légal, ainsi formé, ses sources
de légitimation. Le sujet de droit s’est constitué lentement dans un combat continu contre les formes de domination et, la plupart du temps, s’est consolidé au travers d’actions collectives exemplaires en montrant sa force. Aussi, ne faut-il pas oublier qu’au fondement du droit réside toujours la force, mais une force tendant à se nier puisqu’elle est à l’origine des obligations sociales et de l’armature juridique et qu’elle se fondra en elles.

La naissance du sujet psychique est plus récente. C’est à la psychanalyse que l’homme moderne est redevable non seulement de la découverte cruciale de l’inconscient et donc de sa division structurale mais surtout de la reconnaissance en lui d’une activité psychique intense et continue (qui ne se laisse pas réduire aux facultés cognitives) accordant la plus large place aux jeux des pulsions, des sentiments, des désirs, des fantasmes et aux processus de refoulement, d’idéalisation, de projection, etc. qui animent la vie des individus comme celle du socius. Être reconnu comme sujet psychique, c’est être respecté dans son for intérieur, dans son travail de pensée, dans son activité de sublimation, être protégé des « meurtres psychiques » accomplis par des adversaires (qui sont, parfois, des parents) et apparaître comme « le plus irremplaçable des êtres » donnant aux images de l’intimité toute leur vigueur. Se reconnaître comme sujet psychique, c’est, de son côté, apprendre à se défendre du fantasme de la maîtrise totale (le fameux « être maître et possesseur de la nature ») et se percevoir comme un individu clivé soumis à la perte, au manque, au travail de deuil et à la souffrance, dettes à payer pour pouvoir accomplir, au moins en partie, le programme du principe de plaisir. Le sujet psychique est ainsi un être reconnaissant ses contradictions et ses conflits, sachant qu’il n’est pas totalement maître dans sa propre maison (du fait de l’existence de l’inconscient), soumis au vacillement et à la peur du morcellement mais capable de faire de ses failles le tremplin pour accéder à la position de sujet humain et de sujet social (les deux étant intimement liés), pourvu d’une membrane protectrice (d’un « Moi-Peau » pour reprendre le terme de D. Anzieu) et capable de s’ouvrir au monde. [2] On pourrait donc en conclure que l’homme est sur la voie de son autonomie (de se donner ses propres règles) et avoir une vision optimiste de l’avenir. L’homme n’aurait plus besoin de garants transcendants pour conduire sa propre vie.

- 2. Mais d’un autre côté, en même temps, on voit surgir trois problèmes fondamentaux : a) le règne de l’argent-roi, devenu un fétiche sacré ; b) la montée en puissance de l’État ; c) le repli identitaire sur les groupes d’appartenance et la croyance au bien-fondé de ceux-ci.
Je vais donc dans ce texte, essayer de préciser ces trois points et de voir dans quelle mesure cette évolution favorise l’autonomie du sujet, ou, au contraire, l’assujettit encore plus durement. Ceci, afin de dégager des portes de sortie.

A. Le règne de l’argent

Il est lié à la soumission de plus en plus nette de toutes les nations à la loi du marché mondial, produit par la victoire de la rationalité instrumentale.

En effet, ce qui a triomphé depuis le xixe siècle et, de manière plus évidente encore, au xxe siècle, ce n’est pas la rationalité de l’homme telle qu’elle avait été envisagée au siècle des Lumières et par
la Révolution française (rationalité des fins ultimes et des valeurs irriguées par les sentiments et les passions) tel que l’avaient enseigné Rousseau et Goethe, mais la seule rationalité instrumentale, celle qui ne s’intéresse qu’aux moyens
à mettre en œuvre et qui ne répond qu’à
la question : comment et jamais à la
question : pourquoi. Cette dominance se traduit par l’émergence de la seule rationalité économique, celle qui permet le calcul des meilleurs moyens et des meilleures méthodes (calcul des coûts et des avantages) et qui soumet tout le monde au règne de l’argent.

Cette rationalité déformée, limitée, qui signe l’avènement d’un mode de pensée et d’un style d’action pervers avait été anticipée dès le xviiie siècle par le marquis de Sade qui disait que si l’homme devait vivre totalement libre, il était libre de se vendre (ce qui débouche sur la « vénalité généralisée ») et que si tous les hommes étaient égaux, chacun pouvait utiliser sa puissance et sa richesse (qui, elles, restent inégalement distribuées) à contraindre l’autre, à le ravaler au rang d’objet, à en faire un instrument pour sa propre jouissance.

Dans une certaine mesure, on peut avancer, sans risque d’être contredit, que le monde actuel est devenu sadien. Les valeurs anciennes (mérite, travail, honneur, prestige) et « l’héritage historique, usé par le capitalisme : honnêteté, intégrité, responsabilité, soin au travail, égards dus aux autres » (Castoriadis, 1996) sont dévalorisés au profit d’une seule valeur : l’argent. « Tout s’achète, tout se vend ». L’axiome de L. Walras est celui de notre société. D’où la possibilité de la corruption généralisée, des grands comme
des petits (comportement pervers par excellence). Une impulsion nouvelle a été donnée à cette tendance par la prévalence contemporaine des stratégies financières (l’argent doit créer de l’argent, au besoin sans passer par la marchandise et donc par la création de nouvelles richesses) sur les stratégies industrielles visant au développement. On assiste donc à une augmentation continue des inégalités internes et externes, un rôle prépondérant des actionnaires et des titulaires de fonds de pension par rapport à celui des managers et des travailleurs,
à la mondialisation des échanges profitant essentiellement aux pays riches -
qui savent d’ailleurs se protéger quand cela leur paraît nécessaire -, aux avancées technologiques des pays déjà développés (les autres nations se trouvent dans une situation de dépendance
accrue malgré certaines résistances), et deviennent des instruments des grandes puissances. La guerre économique s’intensifie chaque jour.

Conséquences au niveau collectif : dissolution du lien social, de l’exclusion ou de la « désaffiliation sociale » (R. Castel, 1995), compétition à outrance, pillage de la planète, affaiblissement des mouvements sociaux, diminution des luttes syndicales et, par contre, importance accrue des entreprises - qui veulent, toutes, être des « institutions divines » et de leurs conséquences au niveau individuel : les individus doivent s’intégrer, mieux s’identifier aux organisations dont ils font partie, les idéaliser, mettre leurs propres valeurs - leur propre idéal du moi - à la place du leur, se muer en instruments soumis, dociles même et, surtout si on leur dit et s’ils se sentent responsables, en tant que sujets croyant être sur le chemin de l’autonomie. C’est une psychologisation des problèmes qui se met en œuvre. Une institution, une organisation ne sont plus mal organisés ou gérées, dans cette conception. Si elles ont des ratées, c’est toujours à l’individu responsable que la faute est imputée. Aussi, les individus sont-ils toujours dans une situation d’épreuves, d’état de stress, ils ressentent des brûlures internes, ils prennent des excitants ou des tranquillisants pour tenir le coup, pour être performant, pour montrer leur « excellence » (nous entrons dans une civilisation du dopage) et quand ils ne sont plus utiles, ils sont jetables malgré tous les efforts qu’ils ont déployés. L’homme a, de plus en plus souvent, la solitude comme seule compagne. Il peut se transformer en individu « inutile au monde » (pour reprendre une vieille expression du Moyen Âge), en exclu définitif sans espoir un jour de redevenir un « inclus » (Au xixe siècle encore, les personnes formant « l’armée de réserve du capital » étaient exclues temporairement du processus productif, mais elles savaient qu’un jour elles pourraient faire partie, à nouveau, du groupe des inclus, ce qui n’est que rarement le cas actuellement. Pour ne rien dire sur l’avenir, qui apparaît bien sombre à cet égard, les nouvelles technologies favorisant l’éviction du marché du travail pour des millions de personnes).

La rationalité instrumentale et les stratégies financières ont donc atteint leur but : utiliser le sujet, qui croyait être devenu, en grande partie, autonome pour en faire un sujet surexploité et aliéné (le processus d’aliénation est d’autant plus fort qu’il est plus insidieux et que beaucoup de personnes collaborent à leur propre aliénation), ustensiles maniés par les dominants au faîte de leur puissance. Ces derniers deviennent soit plus paranoïaques (car ils prennent goût au pouvoir démesuré) soit plus pervers. La perversion peut prendre d’ailleurs deux formes : a) une forme active : le pervers utilise, avec gourmandise, les autres pour les rendre dépendants et soumis, il contribue à leur servitude et à leur humiliation ; b) une forme passive : l’apathie, bien repérée, dès le xviiie siècle, par Sade. L’apathique est un individu qui ne ressent aucune émotion, qui n’est touché par rien, qui ne voit dans les autres que des « choses » abstraites qui donc peuvent être éliminées psychiquement ou physiquement s’il est en besoin, sans qu’il éprouve ni joie ni ennui (Ce type de personne se développe dans nos sociétés qui disent que les chefs ne doivent pas avoir d’« états d’âme » et doivent seulement faire leur travail de la manière la plus parfaite). Ces individus (paranoïaque, pervers actif, pervers apathique) sont naturellement hostiles aux personnalités déviantes, non conformes, aux sujets qui pensent qu’ils sont « cause de soi » comme l’indiquait M. Enriquez (1984). Le monde actuel tend à devenir celui de la crue du mépris, de la généralisation de la déconsidération, de l’irrespect, du refus de la déférence que l’on doit à tout être humain.

B. La montée en puissance de l’État

Si l’individu est soumis aux stratégies financières, il l’est également à l’État dont il est citoyen (À ce propos, il faut relever, avec H. Arendt (1973), une contradiction entre les droits de l’homme, qui envisagent l’universel dans l’homme, et les droits du citoyen, qui insistent sur la spécificité de cet homme et son appartenance à une nation, ce qui amène l’apparition et le développement de l’apatride, du réfugié). Certes, il a des droits dans son pays, mais ses droits sont uniquement ceux qui dépendent du bon vouloir de l’État (même si celui-ci est démocratique), et il doit respecter et être soumis à toutes les lois - même si certaines lui apparaissent injustes ou arbitraires et même s’il est encore traité comme un citoyen de deuxième zone (par exemple : cas de tous les travailleurs informels en Amérique latine).

Aussi est-il soumis à la volonté qu’a son État de faire la guerre à d’autres nations (qui a été au xxe siècle, la plupart du temps, une guerre idéologique, totale et de masse) ou à ses propres ressortissants (guerre civile, génocides du type cambodgien, rwandais, etc.). L’homme ne doit plus être seulement un travailleur qui contribue à la richesse de sa nation, il doit être et se vouloir un guerrier. Ce n’est pas sans raison que E. Jünger dans ses ouvrages le Travailleur et la Mobilisation totale (1930) avait unifié les figures du travailleur et du guerrier : tout travailleur permet à sa nation de gagner, il est donc un guerrier ; tout guerrier effectue un travail nécessaire à la nation - la préserver des autres ou de la souillure interne -,
il est donc un travailleur. De toutes manières, l’État peut exiger de lui une identification complète à ses valeurs -
cas de l’Allemagne nazie et du système totalitaire soviétique - et l’État a le droit de définir qui a le droit (et le devoir) de faire partie de l’état-nation et qui doit en être écarté, rejeté ou éliminé (juifs, koulaks, etc.). Certaines personnes deviennent des individus dont « la vie est indigne d’être vécue » (pour reprendre une expression chère aux eugénistes allemands). Ce qui n’est pas pris dans le discours d’amour commun n’est pas digne de vivre. D’où les camps de concentration et les camps de la mort.

Michel Foucault a écrit ces lignes à méditer :
« L’homme, pendant des millénaires est resté ce qu’il était pour Aristote, un animal vivant et de plus capable d’une existence politique. L’homme moderne est un animal vivant dont la vie est constamment en question quoi qu’il fasse. » [3]

Il montrait ainsi que la biopolitique était née, autrement dit que la vie en tant que telle était devenu l’enjeu de la politique. Ce qui fait dire à G. Agamben, auteur de Homo Sacer (1997) :
« La politisation de la vie nue constitue l’événement décisif de la modernité. »

Ainsi l’homme, soi-disant autonome, l’homme sacralisé et sacré des temps modernes peut devenir comme l’homo sacer de l’ancien droit romain, un individu non sacrificiable - car cela voudrait dire encore qu’il fait partie de l’espèce humaine - mais un individu tuable sans sanction. L’État total (ou totalitaire) qui a mis en œuvre cette biopolitique fonctionne sous le mode de l’exception devenue la règle (ce qui faisait dire à C. Schmitt, théoricien de l’État total : « La source de la loi est la parole du Führer » - quant aux staliniens et aux maoïstes, on sait que pour eux Staline et Mao avaient toujours raison). L’homme peut être ravalé ainsi au rang de « sous-homme ».

Ainsi on voit que l’homme pris en considération en tant qu’homme (et non en tant que ce qu’il était avant : un paysan, un artisan, un commerçant, etc.) peut être totalement assujetti. On lui enlève la citoyenneté, il n’est qu’un homme ; on le ravale au rang d’animal, il n’est plus un homme. En devenant l’égal de tous, il peut devenir un identique, un clone et il peut être remplacé par un autre identique (La rationalité instrumentale qui ne considère chacun que comme un objet renforce cette tendance). Quant aux dominants, la tentation d’être des paranoïaques, des pervers actifs, des pervers apathiques (des bourreaux qui s’habituent à tout) ne fait que croître.
Certes nous ne sommes plus au temps de l’État total ou totalitaire. La démocratie représentative a triomphé. Mais, en fait, comme nous l’avons vu, c’est le règne de l’argent qui est advenu. Ce qui fait que l’assujettissement moindre à l’État (sauf dans les dictatures) est remplacé par l’assujettissement à l’argent. Les individus deviennent de simples consommateurs ou des « mercenaires ». Le cynisme se développe. Les hommes politiques apparaissent de moins en moins crédibles car un bon nombre se laissent corrompre. [4] Un nouveau « malaise » est en train de poindre.

C. Les replis identitaires

Contre ces formes de violence (violence de l’argent, violence de l’État), contre « ces monstres froids » (pour reprendre l’expression de Nietzsche) qu’est-il possible d’instaurer pour recréer un monde chaud, agréable à vivre, où chacun pourrait être reconnu ?

Deux grands types de réactions peuvent être relevés :

- 
1. Une réaction au niveau collectif

Beaucoup de personnes essaient de retrouver des racines. Le thème de l’« enracinement » cher à Simone Weil reprend
de la vigueur. Il se traduit par un intérêt (et parfois une idéalisation) du régional, du local, du groupe d’appartenance. Retour à la terre, aux musiques et au langage local (ainsi en France, l’importance donnée par les Bretons et les Corses à l’utilisation de leur langue, à la promotion de leur terroir et de leur musique populaire) ; retour à certaines coutumes, aux mœurs et aux danses d’autrefois. Il s’agit de retrouver de la convivialité, du plaisir à être ensemble, à converser longuement, à affirmer sa différence culturelle (ainsi les Afro-Américains comme les Afro-Brésiliens peuvent reconquérir une dignité qu’ils avaient perdue). Il s’agit d’une réaction normale et saine qui a pour but de restaurer un monde vivable, entre frères et sœurs. Pourtant elle n’est pas sans danger. Car elle engendre des dangers essentiels tels le retour aux nationalismes les plus virulents (nationalisme albanais ou serbe par exemple
pour ne pas parler des nationalismes d’Afrique noire) qui se traduisent par l’éviction ou le massacre (exemple du Rwanda) de populations entières ; le renouveau des intégrismes religieux, la prolifération des sectes, des communautés fermées (des ghettos revendiqués), des gangs de quartier, etc., en un mot de l’« esprit de corps » perverti.

S’il est important de respecter les diverses cultures (ce que Lévi-Strauss avait bien souligné dans Race et Histoire où il démontrait qu’aucune culture ne peut se prévaloir d’une supériorité dans tous les domaines sur les autres), il est essentiel aussi que les gens ne se réfugient pas dans les communautés qui se veulent étanches. Le communautarisme éloigne les hommes les uns des autres
et peut donner renaissance à ce que Freud (1930) appelait si bien le « narcissisme des petites différences » et que G. Devereux (1972) juge en ces termes sévères :

« Si on n’est qu’un capitaliste ou un prolétaire, un Athénien ou un Spartiate, on est bien près de ne pas être grand- chose ou même de n’être rien du tout. »

- 2. Une réaction
au niveau individuel

On voit, de plus en plus, de personnes qui se replient sur leur identité propre, qui n’ont souci que de « soi », de leur vie privée, de leurs investissements quotidiens, de leur famille.

L’homme ne se sent plus, alors, faire partie de l’espèce humaine et il ne participe plus au travail de la civilisation (Kulturarbeit). Il considère les autres comme uniquement des obstacles ou des objets de plaisir.

De plus, à force d’être seul et responsable, l’homme finit par considérer son moi « comme un fardeau » comme l’avait bien montré R. Sennett (1974). Il est fatigué d’être soi (A. Ehrenberg, 1998), et il devient désemparé et déprimé. D’où le recours aux drogues, au dopage pour se maintenir debout et avoir le sentiment d’être créatif. Le stress permanent qui assaille les acteurs sociaux les empêche d’être créatifs (développement du conformisme), et ceux-ci finissent par s’installer dans la médiocrité, « l’insignifiance » (Castoriadis, 1996), signes incontestables d’une barbarie qui n’ose pas dire son nom et d’une incapacité à la transgression.

Si se reconnaître comme un sujet est central, ne se voir que comme un individu indifférent aux autres et rivé à ses seules préoccupations est profondément mortifère.

Existe-t-il des portes de sortie ? Peut-on reconstituer le lien social ?

Scott Fitzgerald disait :
« Il faut savoir que le monde est sans espoir et néanmoins se décider à le changer. »

J’aimerais reprendre également un vers du poète allemand Hölderlin que j’aime beaucoup :
« Là où croissent les périls, croît aussi ce qui sauve. »

À l’heure actuelle, les gens sont de plus en plus capables de faire le type de diagnostic que je viens de présenter.
On peut repérer des signes positifs : la famille se reconstitue un peu même si elle change, on ne proclame plus la mort de la famille comme dans les années 68. C’est quand même un lieu de chaleur et d’intimité. Des associations nombreuses naissent (les Restos du cœur, les actions contre le chômage, Droit au logement, les réseaux SOS amitié, etc.).

Les grands discours idéologiques ont disparu. Il se sont fracassés parce qu’ils étaient devenus mortifères. Mais cette disparition n’empêche pas, malgré tout, l’apparition depuis quelques années de mouvements sociaux impliqués, dont les buts ne sont pas toujours précis mais qui mettent en cause la société actuelle. Certes, on ne peut pas toujours dire avec précision quelles vont être les conséquences de leurs actions. Il n’empêche qu’ils existent et qu’ils commencent à se faire entendre. Progressivement, les gens se mettent à dire : on ne veut plus de
l’État totalitaire et on ne veut pas non plus d’un État libéral qui ne se préoccuperait plus de la protection sociale. On veut un État d’un autre type, on veut aussi un État qui pose les problèmes dans leur nudité, qui essaye de résoudre des questions urgentes, qui consulte véritablement les populations et tienne compte de leur avis et qui, en outre, ne soit pas strictement gestionnaire. Il y a donc, une demande de formulation de nouveaux idéaux qui ne sont certes pas des idéaux grandioses mais, qui ne sont pas non plus des idéaux purement gestionnaires. De plus, comme on sait qu’on ne peut pas tout demander à l’État, on voit se mettre en place de plus en plus de groupements et d’associations (antiracistes, d’aide aux sans-papiers, de secours pour les plus démunis, etc.)

On est en train d’assister lentement mais réellement à un renouveau de la société civile. C’est un point extrêmement important. On ne peut pas tout demander à l’État, alors il faut bien aussi se prendre en main, pas seulement individuellement, mais collectivement. L’individu ne doit pas être perdu dans le collectif. Il doit être pleinement lui-même et en même temps apte à travailler avec les autres et à construire quelque chose avec eux. On ne peut rien faire sans implication individuelle forte dans des actions politiques qui sont pensées, argumentées. Et l’on commence à y croire. [5]

Un autre point qui me semble tout à fait important c’est le renouveau de la notion éthique. On a parlé beaucoup de l’éthique des affaires. Je n’y crois pas et elle est même parfois dangereuse parce qu’il s’agit plus d’éthologie que d’éthique, plus de prescriptions que de principes régulateurs. Mais la préoccupation éthique devient importante un peu partout, non seulement dans les commissions bioéthiques ou dans la vie des entreprises, mais dans la vie de chacun de nous. On se repose, maintenant, quelques questions fondamentales qui avaient eu tendance à être occultées.

Je voudrais seulement en citer quelques-unes : en particulier les questions énoncées par Max Weber : qu’est-ce que l’éthique de la conviction ou celle de la responsabilité ? Jusqu’à quel point pouvons-nous avoir des convictions solides et argumenter fortement à partir de ce que nous pensons et en même temps nous sentir responsables des conséquences de nos actions ? Nous pouvons aussi nous interroger sur le fait que, même si nous avons des convictions établies, ces convictions ne sont pas forcément justes et que, donc, il faut pouvoir les mettre à l’épreuve de la communication et de la discussion.

C’est pour cela qu’il m’a semblé très important que se développe ce que Habermas a appelé l’éthique de la discussion (traduction française 1983). Elle se réfère à l’idée que personne ne possède la vérité à l’heure actuelle. Ce qui est le plus important c’est que les gens aient le maximum d’informations possibles et qu’ils puissent discuter de façon argumentée dans un espace public pour permettre effectivement que les problèmes soient véritablement traités. Certes, on est loin du compte. L’information que nous avons n’est une information ni totale ni pertinente. Mais la demande d’information vraie augmente.

L’individu commence à percevoir que ce n’est pas seulement à coups d’excitants ou d’euphorisants qu’il peut s’en sortir, que ce n’est pas seulement en adoptant toutes les prothèses possibles qu’il peut s’adapter, que c’est aussi principalement en s’interrogeant sur ses capacités, sur ses limites, sur sa mortalité, individuellement ou avec les autres. L’individu alors s’avère capable d’un travail de deuil, d’un travail d’interrogation qui peut l’amener aussi à s’analyser, à travailler son « for intérieur », non pas pour faire de l’analyse pour l’analyse mais pour essayer de savoir pourquoi il fait une telle chose et quel sens il lui attribue. C’est dire que revient de façon fondamentale ce qui avait tendance à disparaître : la question du sens. Les êtres humains sont des êtres en quête de sens. C’est la définition fondamentale de l’être humain et de l’être social. Sinon, nous ne serions que des animaux totalement programmés.

Les sujets se rendent compte de plus en plus de l’identité des problèmes qu’ils rencontrent. Ils sont capables de commencer à s’interroger. Il est nécessaire qu’il y ait des personnes qui puissent les aider à analyser ce qu’ils sont en train de faire, afin qu’ils puissent mettre au point de nouveaux projets, construire de nouvelles institutions, transgresser les règles qui ne valent plus rien, et garder celles qui valent quelque chose, reprendre ce qui avait été oublié, faire de l’expérimentation sociale et, peut-être, arriver un jour à former un nouveau paradigme social et humain. Ce paradigme impliquerait que les gens aient plus de considération les uns pour les autres. Actuellement, on se réinterroge sur :

« Qu’est-ce que c’est que la dignité de l’être humain ? Qu’est-ce que c’est que le respect de l’être humain ? »

Il y a un effort dans ce sens là. Le renouveau de l’éthique, l’émergence d’un désir de retrouver la joie à travailler et vivre ensemble, d’un désir d’amicalité, de convivialité permettent de reconstituer le tissu social (Freud l’avait bien vu) : c’est l’amour mutuel (la libido associationis) qui est au fondement du lien social et non pas seulement la mort mutuelle. C’est grâce à lui que peut être envisagé le « dépérissement de l’État ».

Dans nos sociétés, il y a certes, beaucoup de morts, morts physiques, morts psychiques, mais c’est l’amour qui, soit comme amour total, soit comme tendresse, amitié, camaraderie, solidarité, fraternité qui devrait nous animer. Il ne faut pas penser seulement à la liberté, à l’égalité. La fraternité aussi est quelque chose d’essentiel. C’est la perception réelle que les sociétés ne peuvent pas se fonder ni perdurer si elles n’entretiennent pas un minimum de plaisir, voire de jouissance à être ensemble. Je dirais qu’il faut réinstaurer ce que disait Freud : il faut quand même (et c’est très difficile), pouvoir suivre le programme du « principe de plaisir ». Et, naturellement, la réalité est toujours contre. Mais le programme du principe de plaisir c’est, en tenant compte de la réalité, essayer aussi de se reconnaître mutuellement, de faire des choses ensemble, et il me semble que les gens les plus mortifères toujours nombreux (rien n’est encore gagné) commencent quand même à déchanter un peu. Le lien social ne se construira que parce qu’on veut le construire et que ce désir est partagé par le plus grand nombre. Le volontarisme, naturellement, ne suffit pas. Mais, sans lui, rien n’est possible. La révolution ne peut pas se faire en un jour, elle se fait tous les jours dans les relations quotidiennes que nous pouvons avoir, comme le pensait déjà W. Reich. Il en est de même pour l’entrée dans une véritable convivialité, l’édification d’une démocratie qui mérité son nom, dans laquelle de l’amour et de la jouissance sont et seront présents. Il reste donc à travailler à ce
projet en essayant de congédier les tendances mortifères (tout en les reconnaissant car la pulsion de mort est toujours opérante) et de faire triompher, autant qu’il est possible, le plaisir et l’amour mutuel. Ceci peut sembler utopique, mais comme je l’ai écrit, il y a longtemps : « Les sociétés qui ne rêvent pas sont des sociétés qui meurent. » Certes la division originaire ne cessera pas. Et il est important qu’elle demeure pour relancer les mouvements sociaux, les désirs instituants. Dans le cas contraire, nous risquerions de recréer des sociétés « holistes », fusionnelles, sans conflits et sans contradictions. De toute façon, il faudra se souvenir de cet avertissement de Machiavel :

« Et beaucoup se sont imaginés des républiques et monarchies qui n’ont jamais été vues ni connues pour vraies. En effet, il y a si loin de la façon dont on vit à celle dont on devrait vivre, que celui qui laisse ce qui se fait pour ce qui se devrait faire apprend plutôt à se détruire qu’à se préserver. »

Les prophètes se sont trompés : il n’y a pas de fin de l’histoire, il n’y a pas de sociétés heureuses ni d’avenir radieux. Ceux qui l’ont cru ont détruit les hommes et la société où ils vivaient. Ce n’est pourtant pas pour cela qu’il faut renoncer à envisager des sociétés plus justes, moins aliénantes, et dans lesquelles les hommes seraient plus enclins à la sublimation qu’à l’idéalisation ou au retrait sur eux-mêmes. Si, comme le pensait Castoriadis (1997) : « Parler c’est déjà sublimer », nous serons prêts à rendre vivant cet aphorisme de Nietzsche : « C’est une belle folie, parler - avec cela l’homme danse sur et par-dessus toute chose », et nous pourrons, en acceptant la division originaire dans le social et dans l’individu (l’inconscient et le conscient demeurent clivés) - ce que Nietzsche appelait le chaos ; favoriser l’érection d’une société qui « danse » et non d’une société qui « pèse ». [6]

Eugène Enriquez

Notes :

[1e reprends ici un passage de mon texte, « Émergence du sujet et formes d’autorité », paru dans la revue Pour, n° 165, GREP, 2000

[2Fin de la reproduction de l’article cité.

[3Cité par G. Agamben.

[4Il ne faut pas oublier que si la « vertu » est au fondement de la démocratie, elle est toujours facilement corruptible. Machiavel aussi bien que Montesquieu ont insisté sur ce point.

[5Giordano Bruno disait déjà : « Tu découvriras en toi-même le moyen de réaliser le progrès lorsque tu parviendras à une unité distincte à partie d’une pluralité... À partir d’éléments multiples, adapter à soi-même le tout qui a eu forme et unité. » cité in H. Eco (1962)

[6Nietzsche écrivait : « Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse » et il opposait la musique du Carmen de Bizet à celle de Wagner en qualifiant la première de musique qui « danse » et la seconde de musique qui « pèse ».




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