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Désir : portes à enfoncer
Marie Pierre
Article mis en ligne le 13 mai 2013
dernière modification le 15 mai 2014

par ps
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DANS 1984, DÉSIRER CONSTITUE UN CRIME DE LA PENSÉE, car il caractérise l’être humain. Il est par conséquent banni. Les êtres abstraits du désir forniquent par devoir, enveloppés d’une chape de vertu. Lorsque le protagoniste du roman s’échappe de cette mécanique et s’affirme comme désirant, il se passe ceci :

Jamais auparavant il n’avait vu ou imaginé une femme du Parti avec du fard sur le visage. Avec seulement quelques touches de couleur où il fallait, elle était devenue, non seulement beaucoup plus jolie, mais, surtout, beaucoup plus féminine1.

Ainsi, lorsque le désir transgresse l’ordre établi, c’est néanmoins pour nous ramener aux stéréotypes de genre. Nous connaissons cette expérience pour l’avoir maintes fois éprouvée. Derrière une autorité qui cadenasse nos désirs se trouve encore un pouvoir. Partant de cette évidence, je vais reprendre le fil de la libération sexuelle et m’interroger sur le sujet anarchiste du désir.

D’abord, qu’est-ce que le désir ? J’en parle à la ronde. Quelques discussions permettent assez rapidement d’admettre qu’il correspond au moins à une sensation physique, que le désir s’éprouve.

Aussitôt, un mais intervient.Au ressenti du désir s’adjoint l’expérience du désir, c’est-à-dire une qualification relationnelle de celui-ci : la réciprocité, le sentiment d’être chez soi ou le souhait d’une union romantique enfin reconnue grâce à cet émoi, etc. Pour plusieurs d’entre nous, ces perspectives affinitaires s’encadrent de perspectives politiques : désirer dans la guerre, désirer à l’encontre des gestes hétéronormés, exercer une préférence pour des camarades au genre ambigu, à l’idéologie clairement antisexiste. Il faut donc admettre que le désir reste accroché à des dispositifs qui l’entravent, à des normativités qui le mettent en boîte. Ainsi, en dépit d’un ensemble de pratiques dénoncées hier comme perverses et aujourd’hui admises, il y aurait encore beaucoup de coups de gueule à envoyer. Pour en identifier les cibles, ma réflexion va pointer dans ces trois directions : le désir comme émotion plus ou moins brutale, les relations qu’il convoque et le caractère politique de tout cela. C’est en raison de cette dernière dimension que je questionnerai les relations que les anarchistes entretiennent au désir.

DÉSIR ET FANTASME

Le désir traduit une expérience singulière. Lorsqu’il frappe à grands coups d’innervations et qu’il déchire les entrailles, je me demande d’où vient que, sans que j’aie un mot à dire, je me sente terrassée ? Je suis en désordre et en désaccord. Il y a peut-être quelque chose de l’ordre de la domination dans ce désir-là qui m’atteint au plus profond de moi-même. Causant cette foudre, je me dis qu’il en va du fantasme, de ce qui déclenche les déluges incontrôlables, insondables (et inacceptables) du désir pour Je. Le fantasme singularise le désir. Le sujet du désir est susceptible de trouver là une vérité qui le concerne. Mais l’étrangeté de ce désir renvoie ce sujet à une racine sociale qui balise les possibles de cette expérience, parfois trop étroitement. C’est ainsi que le désir qui m’atteint me révèle à moi-même et me rappelle que je viens d’une société, une société où je trébuche, avec mes désirs, dans de l’autorité, du pouvoir et de multiples empêchements, mais aussi plusieurs possibilités.

LE SUJET DU DÉSIR

Dans sa dimension sociale, le désir vient de l’autre et par conséquent, en partie, de la société. Considérons d’abord cette affirmation à petite échelle et songeons à ce premier autre qu’est la « mère ». Dans la relation de celle-ci au nouveau-né, on ne trouve pas seulement une mécanique de satisfaction des besoins primaires, il y a aussi des affects (ce que cherchaient précisément à éradiquer les concepteurs de l’autorité dans 1984). Dans l’un comme dans l’autre, il y a des manières de faire qui sont encore une fois singulières, c’est-à-dire propres à chaque personne, mais qui transportent aussi des manières sociales de faire : on ne naît pas à l’hôpital comme on naissait dans sa maisonnée ; dans nos sociétés occidentales et individualistes, on a bien plus de probabilité d’être accueilli.e comme une promesse-de-réalisation-de-soi ou comme la concrétisation d’un désir parental de prolongement-desoi que comme un fardeau imposé par l’Église catholique. Bref, venir au monde, c’est naître au coeur de relations interpersonnelles qui nous précèdent et c’est donc naître au coeur d’une société qui se mêle d’une manière ou d’une autre de cette naissance et des relations qui s’engendrent à partir de là. Mais dans quelle mesure ces affirmations me permettent-elles de comprendre le désir ? En quoi y a-t-il là du désir qui circule, désir qui va se déposer en chaque être pour façonner sa relation fantasmée aux autres et contraindre les scénarios de la fébrilité désirante ?

Dans ce qui suit, je vais donner l’impression de cantonner l’origine singulière et sociale du désir au domaine de la sexualité. Comme je l’évoquerai plus loin en parlant de politique et de critique des plaisirs, je pense que cette origine est beaucoup plus large, sinon beaucoup plus trouble et qu’elle s’alimente d’un ensemble d’autres aspects de la vie sociale, affective et relationnelle. Je me concentrerai ici sur la sexualité en postulant qu’elle peut illustrer le problème de la formation des désirs, au croisement de sensations, d’expériences et d’interprétations sociales de celles-ci.

Foucault affirme que la sexualité émerge de la formation des subjectivités et de la constitution de différents savoirs (sur la reproduction sexuelle, sur la population et ses conduites, par exemple). Il fait reposer ces savoirs et éléments d’élaboration de la subjectivité sur un ensemble plus ou moins cohérent de règles et de contraintes, c’est-à-dire des types de normativité. Plus largement, ou plus précisément, il me semble que le désir, son origine et sa reproduction se structurent entre trois éléments reliés entre eux : les règles sociales (1), les interactions sociales (2) et l’interprétation personnelle de ces règles et interactions, c’est-à-dire leur intériorisation singulière (3). Cette dernière peut être plus ou moins consciente.

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