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Gandhi de l’antilibéralisme à l’anarchisme non-violent
Manuel Cervera-Marzal
Article mis en ligne le 15 novembre 2012
dernière modification le 14 janvier 2014

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JPEGL’ACTION DIRECTE NON-VIOLENTE PROUVE que l’on peut agir sans violence, mais peut-on gouverner sans violence ? Car Christian Mellon et Jacques Sémelin remarquent à juste titre que l’existence d’une non-violence politique ne signifie pas qu’il y ait une politique non-violente1 : « nécessaire et possible dans l’action, la nonviolence l’est-elle encore dans la gestion d’une société au quotidien ? » Cette question se cristallise autour de la notion d’État, que Gandhi définit comme la violence sous sa forme organisée et intensifiée. Une gestion non-violente du social implique donc la suppression de l’institution étatique : mon idéal, affirme Gandhi, serait « un état d’anarchie éclairée » où « chacun serait son propre maître »2. Si les libéraux partagent avec le Mahatma une méfiance permanente envers l’État, ils considèrent néanmoins ce dernier comme nécessaire à la garantie des libertés individuelles. Il est pour eux un moindre mal.

L’idée de cet article est donc de confronter la pensée politique de Gandhi au libéralisme, paradigme dominant de la modernité politique. Au terme de cette comparaison, nous serons en mesure de répondre à la question du rapport de Gandhi au pouvoir politique. Son modèle de société et sa conception du pouvoir font du Mahatma l’un des précurseurs de ce que nous appellerons l’anarchisme non-violent.
DE L’ANTILIBÉRALISME...

S’il est légitime de comparer gandhisme et libéralisme, c’est qu’ils partagent, à première vue, des similitudes. Outre leur insistance commune sur le respect des libertés individuelles et sur le primat des droits de l’homme, on retrouve dans ces deux pensées une méfiance instinctive envers le pouvoir de l’État. Politiquement, Gandhi et les libéraux vouent aux gémonies le marxisme autoritaire et sa version stalinienne.
Mais leur plus proche convergence vient de ce que nous pourrions appeler le libéralisme culturel de Gandhi. Malgré quelques affirmations parfois conservatrices sur la fonction procréatrice de la sexualité, Gandhi considère, au fond, que les individus sont libres d’organiser eux-mêmes leur propre vie. Il milite pour l’égalité des sexes, pour l’abolition de l’intouchabilité, du système des castes et du mariage des enfants. Il défend ardemment le pluralisme religieux et, preuve suprême de son progressisme, il n’a manqué aucune occasion de défendre le droit d’euthanasie.
Remarquons en outre qu’à une époque où la désobéissance civile était loin d’être majoritairement admise, ce sont les penseurs libéraux qui ont le plus défendu Gandhi dans sa pratique de ce nouveau mode de protestation. Pourtant, c’est aussi à partir de la question de la désobéissance civile que Gandhi se sépare de penseurs comme Rawls, Dworkin et Habermas. En effet, le Mahatma donne son accord total à la désobéissance civile, puisque, dit-il, elle est « le droit imprescriptible de tout citoyen » et « il ne saurait y renoncer sans cesser d’être un homme »3. Au contraire, les libéraux, en même temps qu’ils l’admettent en théorie, se révèlent très critiques concernant sa pratique. Comme le fait remarquer Pierre-Arnaud Perrouty, professeur de droit à l’Université Libre de Bruxelles, « Rawls se montre très prudent sur la question de la désobéissance civile. S’il semble en approuver le principe, […] il l’assortit d’une telle série de conditions et de limites qu’il en arrive presque à la vider de toute portée pratique »4. L’auteur de la Théorie de la Justice prend le contrepied de Gandhi et Thoreau – pour qui une loi injuste exige qu’on y désobéisse – lorsqu’il affirme, au contraire, que « l’injustice d’une loi n’est pas, en général, une raison suffisante pour ne pas y obéir »5.
Le libéralisme est une doctrine politique issue de la philosophie des Lumières (Hume, Kant), de la théorie du contrat social (Locke) et de l’économie politique (Smith, Turgot, Ricardo). Nous déclinerons cette doctrine en trois axes, auxquels Gandhi s’oppose systématiquement :
- le libéralisme économique : les vertus économiques du libreéchange sont considérables et l’État doit limiter son intervention sur les marchés autant que possible ;
- le libéralisme politique : le rôle de l’État est de protéger les libertés individuelles, il doit donc se limiter aux fonctions régaliennes ;
- l’épistémologie libérale : il n’existe pas de vérité définitive et la recherche de l’accord prévaut sur la recherche de la vérité.

Contre le libéralisme économique

Les idées économiques de Gandhi ont le mérite d’être tranchées : « En faisant appel à la méthode non-violente, c’est le capitalisme […] que nous cherchons à détruire »6. Du système capitaliste il rejette tout : sa conception de l’homme, ses principes fondateurs et ses conséquences empiriques.

En premier lieu, Gandhi récuse l’abstraction révoltante de l’homo economicus. Pour lui, ce modèle théorique des économistes classiques est erroné car il postule que l’homme est motivé par l’appât du gain et par ses seuls intérêts individuels. Or, en réalité, c’est le souci de l’autre et de son bien-être qui caractérise la psychologie humaine. Gandhi rejette par ailleurs l’hypothèse de la main invisible. Selon Adam Smith, chaque individu, en n’agissant qu’en vue de son propre gain, est conduit, par une main invisible, à produire une fin qui n’entrait nullement dans ses intentions : le bien-être collectif. Dit autrement, « tout en ne cherchant que son intérêt personnel, [l’individu] travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler »7. Gandhi opère un renversement magistral de la main invisible, en affirmant que ce n’est pas la recherche de l’intérêt individuel qui conduit – sans le vouloir – à l’intérêt général, mais que c’est la poursuite désintéressée du bien collectif qui sert, in fine, notre intérêt particulier : « L’homme, […] en désirant le bien de tous, travaille en même temps pour lui-même ». Il ajoute, contre l’individualisme libéral, que « celui qui ne pense qu’à son intérêt ou à celui de son groupe fait preuve d’un égoïsme qui, à la longue, ne peut que le desservir »8.

En deuxième lieu, Gandhi s’élève contre les principes fondateurs de l’économie de marché. S’inspirant des travaux de l’écossais John Ruskin, le Mahatma défend une économie fonctionnant à la « coopération » plutôt qu’à la « compétition ». Pour lui, affirme Ramin Jahanbegloo, « la compétition est créatrice de violence, de peur et de cupidité, alors que la coopération volontaire entre les citoyens produit la véritable liberté et un nouvel ordre économique égalitaire »9. La concurrence, loin de stimuler les individus et de les amener à fournir le meilleur d’eux-mêmes, est génératrice de tensions, de mensonges et de haines. Elle aboutit à l’exploitation des faibles par les forts, situation que Gandhi décrit comme l’antithèse de la démocratie. Il s’oppose aussi à la division du travail, qui cantonne certains individus dans les tâches humiliantes tandis que d’autres se consacrent exclusivement aux travaux gratifiants. En conséquence, Gandhi imposait aux membres de son ashram– ferme communautaire qu’il avait créée à Ahmedabad – de pratiquer quotidiennement la rotation des tâches. Il s’oppose, par ailleurs, au principe utilitariste de maximisation du bienêtre pour le plus grand nombre : « En termes crus, écrit-il, cela revient à accepter de sacrifier les intérêts de 49% des gens à ce que l’on suppose être le bien des autres 51%. Cette doctrine impitoyable a fait grand tort à l’humanité. La seule doctrine qui soit vraiment digne et humaine est celle du plus grand bien de tous »10. Il reproche aussi aux utilitaristes de définir le bonheur comme signifiant uniquement « le bonheur physique et la prospérité économique »11. Précisons cependant – Gandhi ne le mentionne pas – que tous les utilitaristes n’adoptent pas cette définition matérialiste du bonheur12, et que tous les libéraux ne sont pas utilitaristes13. Gandhi, enfin, adopte une attitude ambigüe vis-à-vis de la propriété privée. Il semble qu’il y soit globalement favorable, puisqu’il pense qu’elle est moins douloureuse que la propriété de l’État14. Mais s’il préfère l’économie de marché à la planification soviétique, il la condamne aussi et ne voit dans la propriété privée qu’un « moindre mal ». Gandhi s’affirme parfois même collectiviste, lorsqu’il explique que son idéal de société serait que « les moyens de production des biens indispensables à la vie restent sous le contrôle des masses »15. En ce qui le concerne, il refuse d’ailleurs fermement d’être propriétaire. La moindre possession lui est « encombrante et même insupportable », car le fait de posséder pendant que d’autres meurent de faim est assimilable à un « crime »16. Aussi, en vertu de l’amour, qui « ne peut jamais aller de pair avec la possession exclusive »17, Gandhi exhorte les riches à abandonner volontairement leurs richesses. Il sait qu’un tel acte est extrêmement difficile et exige un grand courage : « Renoncer complètement à ses possessions est une chose dont bien peu sont capables »18. Gandhi s’oppose par ailleurs la lutte des classes. Selon lui, l’antagonisme qui oppose les capitalistes aux travailleurs n’a rien d’irréductible et n’est pas « sans espoir de réconciliation ». Il faut ainsi refuser toute expropriation forcée. Et le Mahatma autorise même les individus particulièrement intelligents à gagner plus, à condition qu’ils mettent leurs revenus au service de la communauté. Lire la suite




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