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Simon Luck et Irène Pereira
Dans les organisations anarchistes
L’exemple d’Alternative libertaire et de la Fédération anarchiste
Article mis en ligne le 14 mai 2010
dernière modification le 4 août 2011
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Les organisations anarchistes se donnent généralement pour
objectif de lutter contre toutes les formes d’oppression et de
domination : exploitation économique, oppression politique et
religieuse, normes sexuelles contraignantes, inégalités raciales ou
sexistes… Actuellement en France, elles entendent s’inscrire dans le
double héritage d’une tradition féministe spécifiquement anarchiste (qui recoupe en partie ce qu’on désigne sous le nom
d’anarcha-féminisme) et du mouvement féministe des années 1970.

Néanmoins, au-delà de ces intentions de principe, on peut constater que les organisations anarchistes se caractérisent par une faible présence numérique de militantes. Nous avons mené des enquêtes sociologiques dans deux organisations françaises : la Fédération anarchiste (FA), qui est la plus ancienne organisation anarchiste en France, et Alternative Libertaire (AL), qui est plus spécifiquement une organisation communiste libertaire.
D’après nos propres observations et les différents chiffres que l’on peut croiser2, il y aurait environ 20 % de militantes à AL, et de 20 à
25 % à la FA, ce qui représente dans tous les cas moins d’un quart des
membres. Il semble donc y avoir un décalage entre les discours des
militants qui se déclarent bien souvent féministes et le faible nombre de femmes engagées dans ces organisations. La faiblesse de la présence féminine chez les anarchistes contraste avec les chiffres issus des études sur le mouvement altermondialiste.

Par exemple, lors du Forum social européen de 2003 à Paris, femmes et hommes étaient à égalité3. La même année, 40,5 % des protestataires contre le G8 d’Evian étaient des femmes4. Mais la singularité de la faiblesse numérique des femmes dans les organisations anarchistes est à relativiser si on la compare à celle des militantes des partis politiques français : en 1998, les femmes représentaient certes 40 % des membres du PC, mais seulement 31 % des Verts et 26 % du PS. Du côté de la LCR, en 2003, on recensait 33 % de militantes. A droite, les chiffres sont similaires, puisqu’en 2004 l’UMP ne comptait que 32 % de femmes7. Bien que ces chiffres soient en progression, on est encore bien loin de l’égalité.

Ceci n’a rien de particulièrement surprenant : les femmes sont structurellement sous-représentées dans les organisations politiques, et pas uniquement en France8. Une première analyse de la faible
présence des femmes dans les organisations anarchistes pourrait donc se trouver tout simplement dans des causes déjà largement soulignées par l’histoire et la sociologie. La sous-représentation des
femmes dans les activités politiques s’explique par la relégation traditionnelle des femmes dans la sphère privée, le foyer,
tandis qu’aux hommes est réservée la sphère publique. Une telle explication permet de rendre compte de manière générale de la faible présence des femmes dans l’engagement militant et plus spécifiquement dans l’engagement partisan. Les femmes apparaissent bien plus présentes dans les engagements associatifs concrets dans lesquels elles peuvent réinvestir des qualités intériorisées liées au
soin du foyer. L’engagement associatif a d’ailleurs été longtemps la seule forme possible d’engagement public pour les femmes qui étaient privées de droits civiques et politiques10. Au contraire, le militantisme partisan, plus idéologique, est, plus encore que d’autres formes
d’engagement public, une activité masculine. Ceci explique certainement en partie la différence entre la forte présence des femmes dans les rassemblements altermondialistes et leur retrait relatif d’un militantisme plus strictement partisan.

On peut néanmoins se demander, au-delà de ces analyses générales, s’il n’existe pas des causes propres au mouvement
anarchiste qui pourraient expliquer pourquoi des organisations qui prônent l’égalité et le refus des dominations attirent (ou retiennent) si peu de femmes. Nous ne pouvons pour l’instant formuler que des hypothèses ne reposant pas sur une étude systématique mais sur un
ensemble d’observations tirées de nos deux terrains de recherche. L’image spécifique des organisations anarchistes, qui tendrait potentiellement à décourager l’adhésion des militantes, peut constituer
un facteur explicatif. Mais on peut aussi évoquer les réalités du fonctionnement des organisations, qui laissent parfois peu de place aux femmes et à leurs luttes.

Les organisations anarchistes, victimes de leur image ?

C’est sans doute d’abord la façon dont les organisations sont perçues qui va faciliter ou au contraire freiner le recrutement.
L’image violente et virile qui tend à être attachée aux anarchistes semble pouvoir décourager l’adhésion de nouvelles militantes.

La violence anarchiste

L’histoire a contribué à associer l’anarchisme au terrorisme et à la violence, voire à la folie meurtrière. Aujourd’hui encore largement méconnu, le mouvement anarchiste est souvent perçu à travers les
médias qui ne mentionnent généralement les anarchistes que lorsqu’ils font le récit d’émeutes ou de manifestations parsemées
d’actes de violence contre les biens ou les personnes. Cette image violente du courant libertaire n’est pas étrangère au faible nombre de militantes à la FA ou à AL.

On sait que le genre est un facteur de différenciation dans l’usage de certains modes d’action : les femmes altermondialistes,
par exemple, tendent à moins recourir à la violence et se disent moins
disposées à l’exercer que les hommes. Peu importe alors que les modes d’action violents ne fassent pas réellement partie du répertoire des organisations étudiées (même si parfois certains de leurs militants
peuvent y recourir à titre individuel dans des mobilisations spécifiques,
comme par exemple les rassemblements antifascistes) ; l’image que renvoient les anarchistes, voire leur simple réputation, tendent à détourner du mouvement les individus les plus rétifs à l’usage de la
violence et donc en majorité les femmes. Ceci se constate dans les propos de militantes de la gauche radicale :

Je ne les connais pas bien, donc c’est peut-être un peu des a priori, mais le peu que j’en ai vu, ça ne m’a pas donné envie,
enfin… […] Ce côté un peu chercher l’affrontement pour l’affrontement, ça ne m’intéresse pas, je trouve ça un peu con… […] Je pense que… on n’a quand même pas la même façon de voir les choses, profondément, même s’ils parlent peut-être de décroissance et nous aussi, c’est pas
la même culture. Je ne sais pas. C’est peut-être pas vrai, mais j’ai du mal à les voir comme des gens qui prônent la convivialité. Enfin j’ai l’impression qu’il y a une espèce de rigidité dans ce côté… C’est
peut-être pas vrai et c’est des gens très sympa les anars…
(Anne, militante au Crep, Collectif de réappropriation de l’espace public, groupe écolo-radical strasbourgeois.)

Même s’il y a des idées anarchistes qui sont belles, vraiment je ne me verrais pas dans un cadre comme ça. Je les trouve justement trop… Enfin, il y a l’action violente que je ne partage pas du tout, c’est clair… Qu’on retrouve dans leur façon de s’exprimer et puis la façon d’agir… Je serais plutôt dans une thématique de non-violence, donc c’est sûr que là ça diverge beaucoup. Même si on peut avoir la même
utopie, on n’a pas les mêmes moyens pour y arriver. Et puis je trouve que c’est un peu sectaire, des fois, et puis ça me gêne.

— Dans quel sens ?

Ben, des gens qui pensent détenir la vérité ou la juste vision des choses et puis les autres c’est des cons. […] La CNT, ils sont tous habillés en noir, tous avec leurs drapeaux, leurs machins, ça me fiche la
trouille, je sais pas comment dire… Il y a un côté embrigadement, enfin une impression, je ne dis pas que c’est ça, j’ai jamais vu vraiment de l’intérieur, je connais juste des copains assez proches avec qui j’aime bien discuter. Mais ce côté « on ne se mélange pas avec les autres », je ne comprends pas. C’est pour ça que je parle de sectaire… On fait vraiment une distinction, entre les bourgeois et je ne sais pas quoi. Je les trouve très communautaristes, finalement.
(Juliette, militante au Crep.)

Ces témoignages montrent que l’image violente des anarchistes – même si elle correspond souvent davantage à un préjugé qu’à une connaissance réelle du mouvement, ou quelle procède d’une généralisation à partir d’observations partielles (ici, certaines mobilisations de la CNT) – est parfois associée à une accusation de sectarisme. Celle-ci n’est pas liée uniquement au refus de l’idéologie
anarchiste – comme d’ailleurs de toute idéologie explicite – exprimé par de nombreux militants radicaux. Elle a aussi très probablement trait à une culture spécifique qui s’exprime dans les organisations anarchistes, matérialisant l’héritage historique du mouvement.

Culture anarchiste et virilisme

Cette culture, emprunte d’ouvriérisme, tend dans une certaine mesure à exalter l’image du travailleur, opposé au bourgeois exploiteur. Et il s’agit très largement d’une image masculine, pour
ne pas dire virile. Ce virilisme est également associé à la culture de l’antifascisme radical, qui constitue un courant actif du militantisme libertaire et anarchiste. Or c’est justement ce style politique marqué, cette affirmation publique de postures viriles – par exemple dans les défilés réunissant des hommes anarchistes vêtus de noir et brandissant le poing, semblant prêts à en découdre – qui peut déplaire aux militantes potentielles. Le machisme, ou un certain côté
« primaire » qu’on attribue aux anarchistes, joue alors un rôle de repoussoir, comme en témoignent ces militantes altermondialistes :

Quand j’étais sur la LSI [mobilisation contre la Loi sur la sécurité intérieure], ça m’insupportait, parce qu’il y avait le côté : pour être une femme émancipée il faut avoir une paire de couilles. C’était un peu
cette image-là. Pour montrer que je suis une femme libérée, il faut que je sois la caricature du mec viril, que je prenne des attributs de virilité pour être une fille émancipée. Et ça, ça me rendait folle, c’est d’une connerie, genre le truc « moi je peux être bourrin, je peux boire de la bière »… […] Il y avait plein de groupes anars, de loin, et j’avais un peu cette impression que, quand tu étais une fille, tu avais intérêt à montrer que tu étais un bon homme, en gros, pour être acceptée. […] Après, je tombais peut-être particulièrement sur des gros cons… mais les gars que j’avais vus, c’était pas forcément des organisations, c’était juste des gars qui étaient un peu cons. »
(Clarisse, militante à Vamos !, Vive l’action pour une mondialisation
des solidarités, collectif altermondialiste parisien.)

Je pensais que… on avait à peu près les mêmes idées [avec la CNT et le milieu libertaire]… C’est vrai que j’allais aux concerts [punk] du 21 ter rue Voltaire aussi à l’époque […] Je m’étais dit « pourquoi
pas ? ». Bien sûr c’est des questions de personnes, mais sur Lille, il avait des copains de la CNT qui étaient sympas et tout. À Paris, j’ai pas l’impression que c’était la même chose, enfin les types que
j’ai vus… Je me souviens, outre l’attitude viriliste disant « on va se battre, ouais, on va se battre »… Quand le rassemblement est parti,
tu avais des monceaux de canettes et de papiers partout. C’est des
trucs qui me choquent aussi, ça ne correspond pas du tout avec le fait de militer… Enfin pour moi c’est un tout, le respect des gens qui vont balayer la rue, le respect de la nature, l’écologie, tout ça, ça va ensemble. Et de dire « je vais niquer les fachos », non, moi ça ne me correspondait pas.
(Ninon, militante à Vamos !)

La vision englobante qu’ont certaines militantes de la mouvance libertaire ignore largement la diversité des styles militants qu’on peut y rencontrer en fonction des organisations et des collectifs. Cependant, bien qu’abusives, ces généralisations produisent des effets concrets. Des organisations identifiées comme exaltant les valeurs de virilité ont peu de chance d’attirer spontanément des
militantes, qui craignent d’y subir des discriminations, de perdre leur identité ou tout simplement de ne pas trouver leur place. Et il faut admettre que ces craintes ne sont pas totalement sans fondement :
les adhérentes des organisations anarchistes peuvent effectivement éprouver des difficultés pour s’y épanouir.

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