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Paul Goodman
Poésie de circonstance
Article mis en ligne le 12 avril 1998
dernière modification le 12 avril 2010

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J’adore les cérémonies municipales, et c’est avec plaisir que je suis allé assister à la pose de la première pierre des logements John-Lovejoy-Elliott au coin de la rue. Mais la fanfare fort médiocre du service municipal d’hygiène (la hiérarchie, officieuse, des cérémonies est : 1. la fanfare de la police ; 2. la fanfare des pompiers ; 3. la fanfare du service municipal d’hygiène) a joué fort médiocrement ; M. le Maire O’Dwyer, arrivé en retard, parti en avance, n’a guère pu dissimuler que ses quelques remarques n’étaient que remplissage ; il n’y eut ni poésie ni musique nouvelles, telles que, par exemple l’Inauguration de la maison de Beethoven. Et donc, comme il est fréquent chez les artistes intellectuels et sociables, j’ai dû m’occuper l’esprit par quelques observations de nature satirique ; sur le geste négligent d’O’Dwyer pour la foule après qu’il eut serré la main des porteurs de hauts-de-forme sur l’estrade, un geste trop familier, qui aurait été insultant si l’on n’y avait pas ressenti de la peur, comme à l’ordinaire, et, je crois, un peu de gêne ; ou sur le fait que la première pierre, qui n’est par ailleurs ni une pierre de fondation ni un chapiteau, est insérée dans le bâtiment comme une fausse dent ; ou, bien entendu, sur le plus important, les maisons elles-mêmes, objets plutôt laids de toute cette agitation, et dont les plans, tant architecturaux que sociaux, ne m’avaient déjà que trop attristé.

Goethe affirme, et il a raison, que la poésie de circonstance est la forme la plus haute de la poésie : la musique utilitaire de rigueur aux couronnements et aux mariages, aux funérailles, aux rites et aux fêtes, aux anniversaires et aux remises de prix pour héros culturels. La poésie ne se contente pas de décorer ces événements, elle les rehausse. Elle est la preuve de leur importance en en procurant une interprétation universelle ; elle donne une forme aux intérêts et aux passions concernés ; elle rend mémorable un grand moment.

« Tout art est l’immortalité délibérée de l’artiste. » (Rank)
Mais cet art-ci a pour l’artiste le grand avantage qu’il y laisse libre cours à cette part de son énergie profonde qui est partagée et approuvée par tous ; sa culpabilité d’artiste en est diminuée, sa joie d’artiste redoublée. En outre, il donne directement, et se voit payé précisément pour le service, dans l’entraide générale, auquel il excelle.

Le groupe social en bénéficie, l’artiste parle d’un voix plus assurée, et il n’y a pas de difficulté de communication parce que c’est de l’inconscient partagé que jaillissent les images.

La condition préalable à ce genre, gracieux, de poésie est toutefois qu’il existe réellement une communauté de sentiments assez profonde pour satisfaire les besoins de la créativité et, cependant, assez proche de la surface et assez adaptée aux mœurs pour pouvoir chanter lors d’un événement public.

La poésie de circonstance est le signe que les comportements ordinaires sont liés, à un degré raisonnable, à la vie spontanée.

Je crois que cette relation peut être objectivement étudiée dans les événements sociaux eux-mêmes. Parce que les logements Elliott sont si peu humains, ce qui peut être démontré à partir de leurs plans et de leurs objectifs, leur inauguration devait inévitablement être soit fade, soit prétentieuse.

Nous voici en présence d’un cercle vicieux familier aux contestataires : un poète de circonstance ne pourrait renforcer le sens de la communauté que si celui-ci était déjà vivace. Mais, comme disait Murray Cohen, un cercle n’est plus vicieux s’il est suffisamment grand, parce qu’on y trouve alors assez d’espace pour se retourner et vivre un peu.

À l’heure actuelle, il n’existe pas d’art de circonstance. Ceci n’empêche pas qu’il existe de l’art, voire de l’art socialement important, car les artistes continuent à faire appel à leurs profondeurs et touchent donc les nôtres ; mais d’une manière combative, privée, et non pas dans le but de rehausser les événements publics. Sans même mentionner la perte de satisfaction et de bonheur personnels, je pense que nous autres artistes souffrons d’une grande déperdition technique en étant exclus de la scène sociale et de ses cérémonies.

Une perte de couleur, d’éclat, de gaieté communicable et de tristesse, de vie, de tout ce qui est instantanément pertinent, de tout ce qui peut s’appeler brio.

Comparez, par exemple, un imposant morceau de musique de cour de Haendel à une œuvre, pourtant tout aussi sonore et vive, de Stravinsky, ou l’éloquent désespoir d’église de Bach à je ne sais quoi d’autre. Je conviens que le brio de surface n’est pas l’essence de l’art, mais c’est de lui que naissent l’enthousiasme partagé, le frisson dans le dos, le jaillissement de la gloire.

Ce que je veux dire est tout simplement que la communicabilité immédiate ne dépend pas de la banalité du fond ou de la forme, mais du fait que les profondeurs communes de l’artiste et de son public jouissent d’un lien simple avec un événement ordinaire.

Où est alors passé le brio ? Car il est instinctif et ne peut pas disparaître. Une large part de cette belle énergie a été kidnappée par le battage publicitaire. Si par exemple la pose de la première pierre des logements Elliott avait eu lieu avant une élection, alors la cérémonie aurait été tapageuse. Elle n’en serait pas pour autant devenue de l’art de circonstance, parce que le projet demeure inhumain et sans lien avec les profondeurs communes du maire-histrion et de son cynique public. Mais elle aurait été plus chère, peut-être plus ébouriffante, en particulier à cause de l’intérêt commun porté à cette élection de pacotille.

Je ne suis pas un ami de la publicité, mais en tant qu’ami de l’art, je suis contraint d’admettre qu’il y a plus de brio dans la mise en page, la calligraphie, l’accompagnement musical, et presque jusque dans la diction et la syntaxe dédiées aux stupides marchandises, que dans ce que les poètes osent mettre au service des vérités du cœur.

Les publicités sont nos poèmes de circonstance, tout comme l’achat et la vente sont nos événements publics.

Il a été intéressant de constater que même la dernière guerre, surtout la dernière guerre, n’a pu donner naissance à rien de plus brillant que le refrain pour le vin Cresta Blanca. Un produit que, je me hâte de le dire, je n’achète pas, car j’appartiens à cette vaste faction de « consommateurs du libre choix » qui, dégoûtés, refusent toute marque vantée sur les ondes.

Et donc la merveilleuse poésie de circonstance, dont Goethe pensait qu’elle était la plus haute, a éclaté en quelques misérables fragments ; l’art honnête, difficile à communiquer et dénué de tout plaisir social, tant pour l’artiste que pour le public ; le brio inventif, tombé dans la réclame et les relations publiques ; et la Gebrauchsmusik superficielle, jouée par la fanfare du service municipal d’hygiène.

Paul Goodman

avril 1947

Traduit de l’américain
par Jean-Manuel Traimond




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