On a parlé à juste titre de l’exigence intellectuelle de Jehan Mayoux (1904-1975), de son refus de toute compromission. Il reste pour moi, d’abord, l’homme qui savait donner la main. Son extrême sensibilité, si voilée de pudeur, lui a fait connaître des déceptions en amitié et l’affliction face à la mort. Personne ne savait comme lui, d’une petite phrase, signifier sa douleur ou partager celle des autres. La main de Jehan, qu’il tendait, comme il signait ses lettres, affectueusement.
Rien de surprenant, dès le premier texte de « Ma tête à couper » (GLM, 1939), à l’entrée en scène d’enfants qui, très jeunes dans un pré se cassent des noix sur la tête avec un verre de porcelaine nommé mazagran, qui cassent [des réveils] dans des citrouilles, ou qui avec de la boue forment des bouses puis des boudins qu’ils roulent en corbeilles. Cette certitude que rien n’est perdu de notre enfance se retrouvera dans son second recueil (« Au crible de la nuit », GLM, 1948) en une image qui remonte le temps : Rien ne se perd d’aujourd’hui à l’enfance.
« Fils d’instituteurs, enseignant lui-même [...], il n’a jamais cessé de fréquenter les chemins de l’école [...]. Pour moi, cette poésie sent frais le cartable d’écolier où trois noisettes, un bout de ficelle, une bille de verre voisinent avec le Livre de sciences qui n’est pas la moindre source de merveilles » comme l’écrit si bien son ami Alfred Campozet (« évocation », œuvres, tome I).
Oui, c’est souvent dans une école (où enseigne l’institutrice aux bras nus, où les gamins ont vu se battre trois pierres) ou dehors que nous le rencontrons, quand il croise le sourire d’un enfant qui ne va pas à l’école. Aucune nostalgie d’un « vert paradis », aucune sentimentalité, bien sûr, mais le cheminement avec les écoliers dans un monde qui est celui de la liberté, de l’imagination, c’est-à-dire de la poésie. Avec lui, les enfants demandent leur chemin à l’escargot, avec eux il donne un nom à de très petites choses. Parmi elles, rien de plus fréquent que les arbres et leurs feuilles, les pierres et les cailloux. On ne peut s’empêcher de penser à ce jeu des écoliers dans la cour de récréation : leur main tendue horizontalement, verticalement ou fermée – et il convient de souligner que c’est par son truchement d’abord que ces écoliers se manifestent – est papier (la feuille), pierre (le caillou) et ciseaux (le mot couteau n’est pas absent des poèmes du « Crible de la nuit »).
Nul n’ignore plus combien les jeux, l’esprit de jeu sont liés à l’écriture surréaliste, à l’inspiration poétique, qu’ils président à la production spontanée, automatique d’images qui nieront toute distinction entre l’animal, le feu et la pierre, pour reprendre les termes d’André Breton (« Second Manifeste »). Dire jeux d’écriture, c’est penser au cadavre exquis, aux questions-réponses auxquels les surréalistes se livreront de bonne heure.
Et c’est bien avec une proposition de jeu que Mayoux prendra contact, en février 1933, avec Breton et éluard, leur envoyant un texte (qu’ils publieront dans « le Surréalisme au service de la révolution », n° 5) où sont reliés syntaxiquement des phrases ou fragments de phrases qui l’ont frappé, dans une série de livres pris au hasard dans un placard. La pratique des jeux permet assez vite de constater qu’ils ne sont producteurs d’images surprenantes, fortes, que dans la mesure où les protagonistes sont mus par un esprit d’aventure, de découverte du monde et d’eux-mêmes, bref dans la mesure où ils sont poètes. Éloigné de Paris et des surréalistes, Jehan Mayoux, poète, ne s’est cependant pas moins adonné au jeu, tenant avec la distraction nécessaire la place de plusieurs en se livrant à l’automatisme comme peut-être seul savait aussi le faire son ami Benjamin Péret. Il joue avec les mots, et ce sont des jeux-poèmes qui s’écrivent.
Question-réponse :
Quand je serai porte de prison
je pêcherai à la dynamite
Quand je serai lapin de garenne
j’écrirai avec de l’encre de seiche
Quand je serai enclume
je laverai mon linge à la rivière
ou cette suite d’images décrivant la femme aimée :
plus spirituelle que la marée
plus sage que la hâte des suicides
plus nue que la mousse
plus discrète que l’écorce du tonnerre
plus silencieuse que Paris
plus gaie qu’un grain de sel
plus légère qu’un couteau
Plus tard, les très belles séries d’images jaillies spontanément d’un nom aux couleurs d’un être désiré, comme oiseau, algue, hérisson ou maison, participent elles aussi de ce sens du jeu poétique. Avec des termes toujours issus d’une réalité quotidienne, mais qui réfutent les classifications traditionnelles, établissent entre l’animé et l’inanimé, l’abstrait et le concret, le solide et le fragile un constant va-et-vient, comme entre l’être de chair et le sentiment de l’amour :
Algue aux yeux bleus au cou d’étang
La femme parcourt le silence l’algue
[boit
Maison pour chanter en marchant
[sur les mains et casser les lunettes
Tendre printemps hérisson laborieux
Et puis ta voix comme les gouttes
[d’eau sur l’aile de l’oiseau
Demain l’oiseau soleil
Ce monde terrestre, familier, naturel, jalonné de feuilles et de petits cailloux est celui de toutes les rencontres, comme celle d’une guitare et d’un marteau dans une montgolfière, c’est celui de la métamorphose permanente, du merveilleux, et les petits mots se libèrent : près de l’arbre (qui) a des feuilles de pierre, et de l’écorce d’un caillou, se promènent les tuiles comme des écolières aux jarrets de fenouil. Nous sommes ici au cœur de la poésie surréaliste la plus pure, et aussi au cœur d’une œuvre totalement originale : aucun autre poète – que l’on pense à Desnos ou à éluard, à Breton ou à Péret pour ne citer qu’eux – n’a exprimé la liberté avec ces mots de l’enfant qui fait l’école buissonnière et de l’homme qui sait que l’amour est la clé de la vie admirable.
Mais avant même les années de la séparation, de la captivité, dans un poème de 1937 ou 1938 qui n’est pas inclus dans « Ma tête à couper » (œuvres, I) et qui semble prémonitoire de ceux d’« Au crible de la nuit », d’autres mots apparaissent qui viennent assombrir cette fête verbale d’une si grande pudeur et d’une extrême délicatesse. Parmi eux, le plus fréquent sera le mot ombre, lié à ces fantômes qui prennent possession du château :
Je suis caché à côté
D’une porte fermée
Dans l’ombre où l’arbre est fantôme
[du vent
J’ai caché mon armure
[...]
Château donné
Château repris
Hérité d’un fantôme
Demain le château du suicide
Dans les poèmes écrits dans les prisons de l’Autriche et de la Saxe, la légèreté de toutes choses, cette légèreté qui leur permettait de jouer entre elles et de se métamorphoser sans cesse, révèle maintenant leur extrême fragilité. Il est impossible de lire quelques vers sans être saisi soudain du plus poignant sentiment d’angoisse au détour des images. Une angoisse qui surgit avec d’autant plus de force que rien ne semble l’annoncer, qu’elle s’empare par surprise du lecteur comme elle a dû surprendre au premier chef celui qui écrit, venant lui dévoiler ce qu’il désirait peut-être se cacher à lui-même. À côté de la maison ce jour-là / était pleine de cigales, voici maintenant :
L’ombre est aussi une maison
[...]
L’amour est une lumière dans la
[grande ombre de la maison
C’est une maison d’ombre
Ailleurs encore on trouve l’ombre de ma tête et les femmes d’ombre. Et si l’on rencontre des gestes de feuillage, ou croise l’arbre content, qui renvoient au temps de l’avant-guerre, en ces jours de captivité les mains des feuilles [sont] mortes noires et les feuillages de poussière, de même que la tête du poète s’entoure de feuilles / Noires comme la main de vent.
Et quand, dans les maisons et les châteaux, des portes bien vivantes jalousent les femmes, on se heurte aussi à celle de l’enfance [qui] bat et qui est parfois fenêtre de mort.
Portes fermées, barreaux, et murs séparent l’amant de l’aimée, mais Mayoux sait bien, comme il l’écrira à propos de l’auteur de « l’Amour fou », que l’amour réciproque est « un accomplissement, une plénitude, l’accès à plus d’être, à plus de liberté » (« André Breton et le Surréalisme », 1966, repris dans œuvres, V). « Au crible de la nuit » est d’abord un chant d’amour à valeur d’usage ainsi que Jehan Mayoux l’annonce en préambule. L’amour, la poésie, la liberté tiennent en échec la vie sordide, il n’en a jamais douté : J’aime une femme [...] plus nue que la mousse, avait-il écrit quelques années auparavant, cette femme à qui il peut maintenant dire : Ta beauté m’a donné des yeux / De toute liberté. Plus loin : et puis ta voix comme les gouttes d’eau sur l’aile de l’oiseau, et ces mots qui résument tout : c’est avec toi que tout commence. Et plus tard, après la guerre, c’est à propos des « cuillères d’amour » que sculpte le marin solitaire, qu’il écrira que la femme est cet objet fabuleux [...] héraut de l’extrême folie, de l’ultime exigence, de l’absolue victoire de l’amour (« Traité des fourchettes », œuvres, IV). Il est à relever que les fourchettes de ce traité, qui tient une place importante dans son œuvre, sont autant de mains.
C’est bien la main qui relie les poèmes d’« Au crible de la nuit ». Main qui prend comme elle se donne, main de la caresse, mains qui sont portes de prison qui s’ouvrent : Main d’avoine, mains imprimées sur la neige, mains avides, mains dénouées, main sur ton épaule, mains transparentes, main nue [qui] parle au reste du monde, mains douces comme le matin et les châtaignes, main de celle qui est la clé. Je ne crains pas d’affirmer que, de toutes les voix surréalistes qui ont chanté l’amour, celle de Mayoux est au niveau des plus hautes. Aucune concession vis-à-vis de lui-même, pas plus de dolorisme que d’exaltation facile, mais le chant immédiat, spontané, léger, simple, pudique de la vie réelle et transfigurée par l’amour. Toute l’enfance et l’âge adulte qui sans cesse s’accordent et communiquent, les petits cailloux, les arbres et leurs feuilles, la tendresse des petits mots simples comme des mains, au cœur du merveilleux vécu. Nul besoin d’éloignement pour sublimer le sentiment amoureux puisque, comme l’a écrit, pesant longuement ses mots, Jehan Mayoux, en une phrase clé de la pensée surréaliste :
L’imaginaire est une des catégories du réel et réciproquement. Tout l’imaginaire dans le vécu, le quotidien, la réalité. Et les poèmes d’amour, de cette plaquette de 1937 : « Maïs », avec Une chanson d’herbe, des yeux de sable et d’orties, ou encore l’affirmation : Tu es douce comme une pierre, contenaient déjà les mots clé de l’œuvre à venir.
Je ne saurais terminer que par le poème qui m’habite depuis plus de trente-cinq ans et dont je n’hésite pas à dire qu’il est le plus émouvant poème d’amour que je connaisse. Il prend appui sur ce jeu de l’enfance : une coquille de noix métamorphosée en bateau à voile par la magie d’une allumette et d’un petit rectangle de papier ; et cette barque du triomphe comme de la fragilité de l’amour, du dessus et du dessous, du chaud et du froid qui ne sont plus perçus contradictoirement, la voici en quatre vers admirables entre tous :
Toute une histoire
Dans une coquille de noix
Une coquille
Chaude comme la neige au fond de
[la mer
On a parlé à juste titre de l’exigence intellectuelle de Jehan Mayoux (1904-1975), de son refus de toute compromission. Il reste pour moi, d’abord, l’homme qui savait donner la main. Son extrême sensibilité, si voilée de pudeur, lui a fait connaître des déceptions en amitié et l’affliction face à la mort. Personne ne savait comme lui, d’une petite phrase, signifier sa douleur ou partager celle des autres. La main de Jehan, qu’il tendait, comme il signait ses lettres, affectueusement.
Rien de surprenant, dès le premier texte de « Ma tête à couper » (GLM, 1939), à l’entrée en scène d’enfants qui, très jeunes dans un pré se cassent des noix sur la tête avec un verre de porcelaine nommé mazagran, qui cassent [des réveils] dans des citrouilles, ou qui avec de la boue forment des bouses puis des boudins qu’ils roulent en corbeilles. Cette certitude que rien n’est perdu de notre enfance se retrouvera dans son second recueil (« Au crible de la nuit », GLM, 1948) en une image qui remonte le temps : Rien ne se perd d’aujourd’hui à l’enfance.
« Fils d’instituteurs, enseignant lui-même [...], il n’a jamais cessé de fréquenter les chemins de l’école [...]. Pour moi, cette poésie sent frais le cartable d’écolier où trois noisettes, un bout de ficelle, une bille de verre voisinent avec le Livre de sciences qui n’est pas la moindre source de merveilles » comme l’écrit si bien son ami Alfred Campozet (« évocation », œuvres, tome I).
Oui, c’est souvent dans une école (où enseigne l’institutrice aux bras nus, où les gamins ont vu se battre trois pierres) ou dehors que nous le rencontrons, quand il croise le sourire d’un enfant qui ne va pas à l’école. Aucune nostalgie d’un « vert paradis », aucune sentimentalité, bien sûr, mais le cheminement avec les écoliers dans un monde qui est celui de la liberté, de l’imagination, c’est-à-dire de la poésie. Avec lui, les enfants demandent leur chemin à l’escargot, avec eux il donne un nom à de très petites choses. Parmi elles, rien de plus fréquent que les arbres et leurs feuilles, les pierres et les cailloux. On ne peut s’empêcher de penser à ce jeu des écoliers dans la cour de récréation : leur main tendue horizontalement, verticalement ou fermée – et il convient de souligner que c’est par son truchement d’abord que ces écoliers se manifestent – est papier (la feuille), pierre (le caillou) et ciseaux (le mot couteau n’est pas absent des poèmes du « Crible de la nuit »).
Nul n’ignore plus combien les jeux, l’esprit de jeu sont liés à l’écriture surréaliste, à l’inspiration poétique, qu’ils président à la production spontanée, automatique d’images qui nieront toute distinction entre l’animal, le feu et la pierre, pour reprendre les termes d’André Breton (« Second Manifeste »). Dire jeux d’écriture, c’est penser au cadavre exquis, aux questions-réponses auxquels les surréalistes se livreront de bonne heure.
Et c’est bien avec une proposition de jeu que Mayoux prendra contact, en février 1933, avec Breton et éluard, leur envoyant un texte (qu’ils publieront dans « le Surréalisme au service de la révolution », n° 5) où sont reliés syntaxiquement des phrases ou fragments de phrases qui l’ont frappé, dans une série de livres pris au hasard dans un placard. La pratique des jeux permet assez vite de constater qu’ils ne sont producteurs d’images surprenantes, fortes, que dans la mesure où les protagonistes sont mus par un esprit d’aventure, de découverte du monde et d’eux-mêmes, bref dans la mesure où ils sont poètes. Éloigné de Paris et des surréalistes, Jehan Mayoux, poète, ne s’est cependant pas moins adonné au jeu, tenant avec la distraction nécessaire la place de plusieurs en se livrant à l’automatisme comme peut-être seul savait aussi le faire son ami Benjamin Péret. Il joue avec les mots, et ce sont des jeux-poèmes qui s’écrivent. Question-réponse :
Quand je serai porte de prison
je pêcherai à la dynamite
Quand je serai lapin de garenne
j’écrirai avec de l’encre de seiche
Quand je serai enclume
je laverai mon linge à la rivière
ou cette suite d’images décrivant la femme aimée :
plus spirituelle que la marée
plus sage que la hâte des suicides
plus nue que la mousse
plus discrète que l’écorce du tonnerre
plus silencieuse que Paris
plus gaie qu’un grain de sel
plus légère qu’un couteau
Plus tard, les très belles séries d’images jaillies spontanément d’un nom aux couleurs d’un être désiré, comme oiseau, algue, hérisson ou maison, participent elles aussi de ce sens du jeu poétique. Avec des termes toujours issus d’une réalité quotidienne, mais qui réfutent les classifications traditionnelles, établissent entre l’animé et l’inanimé, l’abstrait et le concret, le solide et le fragile un constant va-et-vient, comme entre l’être de chair et le sentiment de l’amour :
Algue aux yeux bleus au cou d’étang
La femme parcourt le silence l’algue
[boit
Maison pour chanter en marchant
[sur les mains et casser les lunettes
Tendre printemps hérisson laborieux
Et puis ta voix comme les gouttes
[d’eau sur l’aile de l’oiseau
Demain l’oiseau soleil
Ce monde terrestre, familier, naturel, jalonné de feuilles et de petits cailloux est celui de toutes les rencontres, comme celle d’une guitare et d’un marteau dans une montgolfière, c’est celui de la métamorphose permanente, du merveilleux, et les petits mots se libèrent : près de l’arbre (qui) a des feuilles de pierre, et de l’écorce d’un caillou, se promènent les tuiles comme des écolières aux jarrets de fenouil. Nous sommes ici au cœur de la poésie surréaliste la plus pure, et aussi au cœur d’une œuvre totalement originale : aucun autre poète – que l’on pense à Desnos ou à éluard, à Breton ou à Péret pour ne citer qu’eux – n’a exprimé la liberté avec ces mots de l’enfant qui fait l’école buissonnière et de l’homme qui sait que l’amour est la clé de la vie admirable.
Mais avant même les années de la séparation, de la captivité, dans un poème de 1937 ou 1938 qui n’est pas inclus dans « Ma tête à couper » (œuvres, I) et qui semble prémonitoire de ceux d’« Au crible de la nuit », d’autres mots apparaissent qui viennent assombrir cette fête verbale d’une si grande pudeur et d’une extrême délicatesse. Parmi eux, le plus fréquent sera le mot ombre, lié à ces fantômes qui prennent possession du château :
Je suis caché à côté
D’une porte fermée
Dans l’ombre où l’arbre est fantôme
[du vent
J’ai caché mon armure
[...]
Château donné
Château repris
Hérité d’un fantôme
Demain le château du suicide
Dans les poèmes écrits dans les prisons de l’Autriche et de la Saxe, la légèreté de toutes choses, cette légèreté qui leur permettait de jouer entre elles et de se métamorphoser sans cesse, révèle maintenant leur extrême fragilité. Il est impossible de lire quelques vers sans être saisi soudain du plus poignant sentiment d’angoisse au détour des images. Une angoisse qui surgit avec d’autant plus de force que rien ne semble l’annoncer, qu’elle s’empare par surprise du lecteur comme elle a dû surprendre au premier chef celui qui écrit, venant lui dévoiler ce qu’il désirait peut-être se cacher à lui-même. À côté de la maison ce jour-là / était pleine de cigales, voici maintenant :
L’ombre est aussi une maison
[...]
L’amour est une lumière dans la
[grande ombre de la maison
C’est une maison d’ombre
Ailleurs encore on trouve l’ombre de ma tête et les femmes d’ombre. Et si l’on rencontre des gestes de feuillage, ou croise l’arbre content, qui renvoient au temps de l’avant-guerre, en ces jours de captivité les mains des feuilles [sont] mortes noires et les feuillages de poussière, de même que la tête du poète s’entoure de feuilles / Noires comme la main de vent.
Et quand, dans les maisons et les châteaux, des portes bien vivantes jalousent les femmes, on se heurte aussi à celle de l’enfance [qui] bat et qui est parfois fenêtre de mort.
Portes fermées, barreaux, et murs séparent l’amant de l’aimée, mais Mayoux sait bien, comme il l’écrira à propos de l’auteur de « l’Amour fou », que l’amour réciproque est « un accomplissement, une plénitude, l’accès à plus d’être, à plus de liberté » (« André Breton et le Surréalisme », 1966, repris dans œuvres, V). « Au crible de la nuit » est d’abord un chant d’amour à valeur d’usage ainsi que Jehan Mayoux l’annonce en préambule. L’amour, la poésie, la liberté tiennent en échec la vie sordide, il n’en a jamais douté : J’aime une femme [...] plus nue que la mousse, avait-il écrit quelques années auparavant, cette femme à qui il peut maintenant dire : Ta beauté m’a donné des yeux / De toute liberté. Plus loin : et puis ta voix comme les gouttes d’eau sur l’aile de l’oiseau, et ces mots qui résument tout : c’est avec toi que tout commence. Et plus tard, après la guerre, c’est à propos des « cuillères d’amour » que sculpte le marin solitaire, qu’il écrira que la femme est cet objet fabuleux [...] héraut de l’extrême folie, de l’ultime exigence, de l’absolue victoire de l’amour (« Traité des fourchettes », œuvres, IV). Il est à relever que les fourchettes de ce traité, qui tient une place importante dans son œuvre, sont autant de mains.
C’est bien la main qui relie les poèmes d’« Au crible de la nuit ». Main qui prend comme elle se donne, main de la caresse, mains qui sont portes de prison qui s’ouvrent : Main d’avoine, mains imprimées sur la neige, mains avides, mains dénouées, main sur ton épaule, mains transparentes, main nue [qui] parle au reste du monde, mains douces comme le matin et les châtaignes, main de celle qui est la clé. Je ne crains pas d’affirmer que, de toutes les voix surréalistes qui ont chanté l’amour, celle de Mayoux est au niveau des plus hautes. Aucune concession vis-à-vis de lui-même, pas plus de dolorisme que d’exaltation facile, mais le chant immédiat, spontané, léger, simple, pudique de la vie réelle et transfigurée par l’amour. Toute l’enfance et l’âge adulte qui sans cesse s’accordent et communiquent, les petits cailloux, les arbres et leurs feuilles, la tendresse des petits mots simples comme des mains, au cœur du merveilleux vécu. Nul besoin d’éloignement pour sublimer le sentiment amoureux puisque, comme l’a écrit, pesant longuement ses mots, Jehan Mayoux, en une phrase clé de la pensée surréaliste :
L’imaginaire est une des catégories du réel et réciproquement. Tout l’imaginaire dans le vécu, le quotidien, la réalité. Et les poèmes d’amour, de cette plaquette de 1937 : « Maïs », avec Une chanson d’herbe, des yeux de sable et d’orties, ou encore l’affirmation : Tu es douce comme une pierre, contenaient déjà les mots clé de l’œuvre à venir.
Je ne saurais terminer que par le poème qui m’habite depuis plus de trente-cinq ans et dont je n’hésite pas à dire qu’il est le plus émouvant poème d’amour que je connaisse. Il prend appui sur ce jeu de l’enfance : une coquille de noix métamorphosée en bateau à voile par la magie d’une allumette et d’un petit rectangle de papier ; et cette barque du triomphe comme de la fragilité de l’amour, du dessus et du dessous, du chaud et du froid qui ne sont plus perçus contradictoirement, la voici en quatre vers admirables entre tous :
Toute une histoire
Dans une coquille de noix
Une coquille
Chaude comme la neige au fond de
[la mer