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Marie-Dominique Massoni
La sœur du rêve

Marie-Dominique Massoni

Article mis en ligne le 9 juin 2005
dernière modification le 14 juin 2010

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« La révolte seule qui est créatrice de lumière »
André Breton, Arcane 17

Des années après la guerre de 1914, André Breton se souvient d’une manifestation contre la guerre au Pré-Saint-Gervais et de son émotion en voyant les drapeaux rouges, et de celle plus irrépressible encore en voyant soudain l’envol des drapeaux noirs. Drapeaux qui pour certains, aujourd’hui, n’ont plus aucun sens ; et pourtant, drapeaux portés contre soi, poing serré ou à bout de bras, ils sont les repères et les flots des surgissements des exploités, de ceux qui un jour se dressent contre leur unique fonction de producteurs de valeur. « Gueux, canaille, chienlit », les nantis sont prolixes en termes de mépris pour les « va-nu-pieds » d’hier et les « exclus » d’aujourd’hui, faisant comme s’ils oubliaient que leur religion est portée par l’image d’un homme aux pieds nus et que lesdits « exclus » font partie de leur système. Pas de capitalisme sans cette violence exercée chaque jour sur ceux qui travaillent comme sur ceux qui en sont réduits aux expédients de la survie. Rien de bien neuf dans l’esprit de celui qui, serait-ce l’espace d’un instant, se vit comme un maître : l’autre est à exploiter et à détruire quand il est hors d’usage. Les guerres ont aussi, on le sait, une fonction magistrale de régulation par réduction du nombre de vies inutiles au souverain système. Humanisme, métissage, citoyenneté, au fil du temps le lexique des mots qui endorment s’enrichit de musiques, de couleurs, compléments d’une pharmacopée riche en anesthésiants. Grand a toujours été le marché des produits de consolation. Mais la langue de tous les jours trouve elle aussi, dans son insolence active, d’autres sens au verbe « endormir ».
Isabelle Marinone, peinture sur toile

1995 les rues réinventent l’insoumission joyeuse

Tarif de nuit
Il y avait le morose et l’ennui, le bitume partout recouvrant les pavés, l’utopie déniée
Il y avait la corbeille de la Bourse, la défiance et la délation, les essais nucléaires, les intégristes de la croix et du croissant
Il y avait de grands massacres au pied du petit écran
Il y avait les sans-abri, les sans-papiers, les sans-avenir, les sans-amis, les sans-un- rond, les sans-un-rêve

Il y eut le pavé retrouvé pour dire non aux fascistes, aux curés, non à l’ordre moral, pour clamer la révolte, le droit au logement, le refus du béton qui pétrifie nos vies
Des banlieues mises au ban se rebellent et rythment d’autres chants
Il y eut au Chiapas le rire des Indiens qui fit tomber la pluie

Et il y a des grèves, parole libérée, des paroles s’échangent, cadences au ralenti, des consciences se découvrent
Il y a des mineurs qui séquestrent, des électriciens basculant les tarifs
Des cheminots en assemblée souveraine
Feux de nuit, feux de jour
Les villes de province qui dansent avec Paris
Il y a des chemins réinventés, des places redevenues publiques, le printemps en hiver au passage du désir, le retour du possible

Il y aura la grève, encore et toujours la grève, les passions retrouvées et le refus du chantage économique
L’argent devenu inutile, l’extension à
tous de tous les privilèges, l’activité libre et le réenchantement de la vie
Le jeu, le rire, le rêve.

Le 12 décembre 1995
Les alchimistes de la rue Pernelle (tract)

Août 1996

La nuit qui s’apprête à blanchir a vu des photo-journalistes s’affronter dans une guerre de position sur des corniches d’immeubles autour d’une église sans intérêt architectural. Sans bruit comme s’éveillent les cormorans, ils s’ébrouent, annonçant à la piétaille l’arrivée de gardes mobiles, mandés par un Premier ministre qui avait la veille annoncé son retour de vacances à des sans-papiers, dans un pays où ils ne sont pas même considérés comme exclus, mais comme masse confuse d’inexistence, « bétail à expulser » comme le dit Madjiguène Cissé. La progression des androïdes à casque et de leurs fourgons nous est signalée par les porte-parole des sans-papiers. Le jour se lève. L’émotion croît en même temps que cette lente montée de la solennité. Pudique. Nos seules forces sont celles du cœur. Même les matamores des services d’ordre militants semblent un instant plus vivants. Dans quelques instants haches et matraques, dans la main de salariés hautement qualifiés, auront accompli leur besogne, détruit le foyer infectieux et parqué les forbans que nous sommes. Tout en nous inquiétant de savoir s’il y a eu des blessés et en nous réjouissant d’entendre au-delà des cordons d’uniformes, les slogans d’une manifestation de plus en plus nombreuse en contrebas, et tandis que ces barbelés vivants nous empêchent toute sortie, nous avons des provocations d’enfant. Ceux qui sont arrivés après l’assaut sont derrière le cordon d’androïdes et hurlent des slogans qui nous émeuvent et nous dynamisent en ces heures vagues.

La Chanson des sans-papiers de Saint-Bernard est devenue depuis, comme d’autres chansons de lutte, une rengaine émouvante et drôle pour retrouvailles amicales. Comme des centaines d’autres de cette sorte, elle noue le fil de la mémoire à celui de la fierté du refus de
la servitude. Tirailleurs africains, au premier rang des combats de libération du nazisme mais aussi compagnons espagnols non célébrés dans cette chanson, nous nous souvenons de vous. Dans les temps qui suivent nous apprendrons aussi que Louise Michel fit, elle aussi, quelques harangues en ce lieu. La lutte des sans-papiers est une des composantes majeures de la lutte contre le capitalisme et de l’apprentissage de nouvelles formes de résistances propres à notre temps. Passage de la puissance à l’acte, la poésie échappe au temps des horloges comme aux grilles dans lesquelles les versificateurs ont toujours cru l’avoir emprisonnée, entourée qu’ils l’avaient d’un cordon de règles casquées et de matraques rythmiques. Ses passages de comète ne sont signalés par nul astronome, ne figurent dans aucun « supplément livres » pas plus qu’elle n’apparaît dans aucune des poésies dites « engagées » des temps où les intellectuels offraient leurs coquetteries lyriques à la réclame de tel ou tel pourvoyeur d’illusions. Non, elle « palpite là comme une petite bête », quand nous sentons surgir en nous l’émotion du sourcier dont soudain la baguette de coudrier tressaute, sans nous préoccuper de savoir où le vent qui se lève nous mènera, puisqu’il suffit à nous délester, en ces instants propices, du fardeau d’une réalité qui transforme en vieillard craintif celui qui se soumet au moindre relâchement de sa faculté critique, en endormant sa part de rêve.

Avril 1997

De Tanger, Brest, Belfast et d’autres villes d’Europe partent quinze groupes de marcheurs qui se sont donné rendez-vous, en juin, à Amsterdam, au moment d’un sommet des chefs d’états européens. Pendant plusieurs mois, des collectifs, mais aussi des hommes, des femmes, ne s’autorisant que d’eux-mêmes se sont réunis pour organiser les premières « Marches européennes contre le chômage, la précarité et les exclusions ». Certains d’entre eux rêvent d’en finir avec le travail. Élaborations pratiques, analyses politiques, mise au point d’un manifeste commun dans les mois qui ont précédé, ont permis de mener à bien un plan d’action sur lequel se sont entendus des militants d’organisations souvent antagonistes, des cracheurs de feu, de vieux routiers des réunions unitaires, des écorchés vifs. Partis de Tanger, avec au cœur la révolte des femmes marocaines en lutte, des marcheurs français vont vivre au rythme des coutumes espagnoles et découvrir les traditions de lutte des compagnons de la CGT de ce pays. Ceux, partis de Jarrow, vont suivre les dockers de Liverpool aux bannières superbement ouvragées, lesquelles comme les marching-bands (orchestres et chorales ouvrières) sont le lien des révoltés d’aujourd’hui à ceux d’hier. Jarrow, ville de départ d’une marche de la faim en 1930, marque le départ d’une marche d’une autre couleur musicale que celles d’Espagne. Robert Kramer, dont la caméra a accroché à cette vague infinie de la complainte les images d’un comptoir captant les reflets d’un extérieur de nuit mouvante, nous renvoie à un blues qui se chante à l’infini. Fin de nuit où Kramer, filmé par Maurice Serfaty, dans les bières et les fumerolles montant d’un bidon laisse ses pensées vaguer à voix haute. D’autres caméras, des photos vont nous permettre de capter ce qui en Normandie, dans les Alpes ou ailleurs s’est mis en route avec les marcheurs. Les actions, les affrontements, la vie quotidienne, captés par l’œil de Cristel Rancé ou celui de Cyril Tréhard mettent le chemin sous nos pieds, et en mains une truelle qui mure une ANPE. Certains de ces preneurs d’images n’ont jamais tenu une caméra. Pourtant l’angle est surprenant, l’image juste ou envoûtante. À Paris, des amis montent des magazines vidéo hebdomadaires nécessairement focalisés sur les luttes, laissant rarement deviner les moments magiques que les rushes nous offrent.
Isabelle Marinone, peinture sur toile

1997 et après

Didier Pargade, un sans-logis, tricote la plus longue chaussette du monde, de marche en marche, de manifestation en manifestation, la déroulant comme une rivière de laine sur les pavés, sur le goudron.
« La laine, c’est le symbole du textile qui disparaît de la région Midi-Pyrénées et d’autres régions également. Le crochet, c’est le symbole de tous les métiers artisanaux qui disparaissent », dit-il.
À la misère répond la colère, refus premier de la soumission volontaire qui nous est demandée, laquelle serait une donne obligatoire de la société d’abondance dans laquelle nous avons le plaisir et l’honneur de trouver notre pitance. Réquisitions de richesses ou d’immeubles vides, blocages des péages d’autoroute, occupations, mises en demeure d’élus locaux, la résistance s’organise.

À l’initiative d’une exposition intitulée « Les sentiers de la colère »1, partie prenante du projet Canal Marches dont les premières bases furent jetées par Bertrand Schmitt (du groupe de Paris du mouvement surréaliste) et de Patrice Spadoni (membre d’AC ! et d’Alternative libertaire), sur une idée de ce dernier, j’ai, dans le livre publié par l’Esprit frappeur, livré un peu mon approche de ces surgissements de la poésie. Ce qui est vécu est d’une intensité poétique que les textes, les tracts, les photos ou les films mêmes ne peuvent que suggérer. Ce qui se présente comme « poème », voulant chanter la lutte, est le plus souvent, en revanche, à « ras-le-vécu » comme on disait autrefois, c’est-à-dire dans l’immédiateté descriptive, victime des us et
coutumes de ce que l’on croit être la forme obligée d’un poème, loin de la force des images de nombre de flamencos ou autres chants des traditions populaires. Pourtant, çà et là, une fleur « fait menotte de l’œil », clandestine.
Les rushes, les carnets révèlent une tout autre force poétique, en surgissement, en mouvement dans ces marches où le marcheur devient plus, plus justement lui-même. Son pas sonne sur la route avec ceux des autres, non en rythme comme une armée mais tantôt comme celui du flâneur, tantôt comme celui du manifestant, tantôt comme celui d’un chemineau, dans le silence, la musique, les éclats de rire, les discussions, il est de la terre et du ciel. Je me souviens ainsi d’une conversation entre un militant syndical conduisant une camionnette et Surcouf le rebelle, un artiste de rue devenu l’un des responsables de la sécurité des marcheurs, et que je dus aux images prises par Cristel Rancé, elle aussi marcheuse. L’improbable rencontre, le propos échangé, cette camionnette avançant au pas de Surcouf, le cadrage de Cristel où s’absorbait le paysage fusionnaient le sensible et le politique, le sensoriel et la vision d’un monde autre. Ici, point de prêchi-prêcha mais deux hommes dans un autre espace-temps qui est pourtant le nôtre, et que le plus souvent nous ne savons pas voir. Une éphémère communauté de vie se construit, les textes intimes se mêlent à des tickets, des tracts dans un carnet devenant chaque jour un peu plus essentiel à celui ou celle qui, à l’écart d’une réunion ou d’un repas s’en va jeter ses notes de l’instant, ses réflexions de la veille. Comme cette fleur en voie de disparition appelée clandestine s’ouvre sous les buis, l’action ici est la sœur du rêve.

2003

En novembre 2003, Canal Marches, dans le cadre du Forum social européen donne à voir des images de ces temps-là en même temps que les luttes actuelles. Mémoire et poésie n’ont rien d’incompatible, la mémoire n’étant pas nécessairement la mort de l’émotion. Orphée partit aux Enfers chercher Eurydice, plongée dans la mémoire qui ne se pétrifie que lorsqu’il se retourne. Les célébrations, mémoires, commémorations ne sont que cailloux (souvent bien utiles, en ce qu’ils permettent de garder des traces), mais l’instant où sensible, mémoire, rêverie, imagination, s’unissent merveilleusement, voit coïncider le sablier et le sable, le passé est présent, le futur est en train de naître.
« Allons, diront certains, ce n’est pas avec de l’émotion qu’on changera le monde ! Voire. N’est-ce pas parce que celle-ci a été remisée au grenier que tant de luttes se sont perdues, broyées par la rationalisation et la recherche de l’efficacité ? »Il n’y a point d’un côté de doux rêveurs illuminés, de l’autre des militants, des porteurs de pancartes, des organisateurs, des théoriciens. Le désir, la poésie frappent à la moindre fenêtre entrouverte et en ces moments de haute lutte celles-ci se font souvent battantes. Il suffit de voir la tête d’un Bourdieu, lors d’un meeting en banlieue, alors qu’il dialogue avec des jeunes gens en colère pour sentir qu’il est loin de ses théories élitistes
(n’en déplaise à ceux qui l’encensent),
il jubile dans la force d’un désir qui
n’est plus celui de cette ambition hiérarchique qui le tint tant d’années. Je revois un couple dans la nuit d’une autre marche, sur Francfort celle-là. Autour d’eux des ombres, sur la place de la musique. Leur danse d’amour, en glissements de l’ombre à la lumière, semblait être la naissance même du mouvement montant de la terre. Duende. Un ami, réceptionniste dans un hôtel proche de la place de la République à Paris, nous disait en juin dernier que les jours de manifestation son hôtel était fréquenté par une clientèle souvent jeune, aux délicieuses allées et venues.
« Un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve » Baudelaire
Qu’il soit question d’art prolétarien, d’art engagé, de réalisme socialiste, diverses expressions ont été, jouant des nuances, mises en scène en tant que mises au
service du peuple. Ce fut là l’un des avatars du « absolument nouveau », et non une nouvelle forme de lutte puisque la création y était forcément soumise aux impératifs du message à transmettre, en l’occurrence les mots d’ordre de telle
ou telle organisation ou la célébration des exploits héroïques de tel pays. Des milieux communistes aux anarchistes, le dogmatisme perceptible dans ce qu’on attendait de l’« artiste », le ravage des esprits fut à la mesure du ravage des attendus théoriques.
« Toute licence en art, toute lucidité dans le regard »ne fut pas plus l’apanage des trotskistes quoique leur théoricien en ait écrit, à la faveur d’une rencontre avec Breton. La question n’est ni celle d’une rhétorique ni celle d’une esthétique, et on confond sans cesse le poème, le poète et la poésie. Réduire la poésie à la soumission, qu’elle soit celle de la récitation apprise ou de vers en compliment à Staline, à sa mère ou à son parti, en devoir bien fait, facile à lire, à comprendre pourvu que cela sonne à peu près, qu’un vague rythme ou un lyrisme bêta portent un art du compliment ou une leçon qui se voudrait universelle. « Bonne fête maman », « Mon parti m’a rendu les yeux et la mémoire », « Mon dieu, je ne suis pas digne que vous veniez en moi » sont interchangeables, comme tous les slogans de soumission, outils du pouvoir d’aussi loin qu’on en ait des traces. Dans certaines circonstances, scandé de certaines manières, même le fondateur « Ni dieu ni maître » peut en perdre sa fonction d’éveil et de verticalisation.

Isabelle Marinone, peinture sur toile

Mais le lyrisme peut traduire l’attrait pour un au-delà de la servitude, de la misère. De même l’humour, le sarcasme, jubilatoires au-delà des comptes à régler, dépassent l’immédiateté du vécu qui
tire le contemplatif comme l’actif à une plus nette saisie du monde et à une plus grande réceptivité à ses voix intérieures,
à ses refus, ses unions, sa parole qui résonne, ses analyses. Moments d’unité magique avec les autres, épousailles de
la rationalité avec son soi insoumis, inconnu, impondérable, gouffre et constellation d’un moi qui rayonne de tous les autres. L’imagination, moment du réel, éclaire a giorno raison et désir et servira de provisions pour les temps difficiles ou de mèche en d’autres situations. « Excédent utopique », aurait dit Ernst Bloch, non nostalgie. La question n’est pas de se dire qu’il y aurait une quelconque leçon à tirer de tel ou tel moment d’absence de loi mais de le cueillir comme un don de vie improbable. Ce moment où l’on voit comme l’on n’a jamais vu, où l’on touche de ses oreilles, où l’on entend de ses yeux, où l’on goûte par tous les pores de sa peau la métamorphose du séparé en son « un » multiple. La question ne peut plus être dès lors non plus de dire un jour : « J’y étais », mais d’en avoir gardé cette lumière enclose dans le regard qui fore la grisaille. Libre lumière.

Dans cette effervescence, cette multiplication des sens, nous sommes loin de l’art engagé ou de l’art au service du peuple ! D’ailleurs, l’art engagé n’a rien de fondamentalement différent de la fable ou du poème édifiant. Porteur d’une normalisation, il est toujours manichéen. Éros ne peut qu’être absent de ce gruau-là. Aragon, qui connaissait si bien la musique, y eut-il employé, sans filet, outre les mains ou les yeux, le con ou le cul d’Elsa !

Face à la catastrophe, toujours proche, certains moments sont vécus comme hors la loi puisque nous y sommes la loi. « Illégal mais légitime », l’acte qui est tel ne relève pas du droit, il arrache au néant une étincelle de possible, et ce possible devient tangible. Ce gouffre n’est pas celui auquel la société aurait voulu réduire le paria. Le néant a vite éliminé ceux qui se la jouent « poètes », révolutionnaires, intellectuels, car on n’y peut que le jauger de tout son être, comme le fait l’enfant, quand il joue et qu’il nous montre la voie des réseaux d’analogies qui nous tissent. Poète, non héros. De même, l’infini de la réflexion, paradoxe de la conscience (pensée de la pensée de la pensée) comme du désir (désir du désir sans cesse) rejoint les noces cosmiques. La conscience pourrait être en
ce lieu des connexions où l’on accepte
le renversement, le retournement.
« Chère imagination, ce que j’aime surtout en toi, c’est que tu ne pardonnes pas. »

Marche, manifestation, voyage vers l’intérieur de soi qui est en même temps voyage vers l’autre et vers ce qui est autour : bâtiments, ciels, arbres, pavés, à contretemps dans les retournements multipliés de nos pudeurs et de nos provocations, où l’on se sent en tout lieu « chez soi », dans une relation fondamentalement fondatrice au néant par la parole et à la parole par cette lutte sans fin contre ses propres limites, sa propre fin. En finir, en finir avec le temps, dont Maïakovski proposait de renverser « la barrière du pied », harmonie invisible dans le flot de l’harmonie visible, dans
la discontinuité seule qui permet de
pressentir les continuités submergées. L’image surgie alors peut ne jamais
cesser de nous ravir, de nous hanter, comme ces flots de vin ou de champagne devant le Grand Bazar de Lyon, une nuit de barricades. Claire tu t’en souviens ?
Si tu savais combien Bartambule m’accompagne en ces temps somnambules, comme Gelina 2 voilà bientôt trente ans ! Écart où l’on est délivré, délié, détaché, dégagé, où l’adjectif absolu retrouve tous les sens de son étymologie pour surgir de nos yeux émerveillés. « Je fixais des vertiges », écrivait Rimbaud.

Redonner au pavé sa force vive comme il nous transmet son énergie propice à révéler dans les slogans du jour les calembours qu’ils appellent, lancer ces jeux de mots aux étoiles au-dessus du canal Saint-Martin dans la griserie d’un soir où l’on sait bien que la grande manifestation du jour est probablement la dernière de cette lutte du printemps.
«  Jadis, ils opposaient l’esprit à la matière, leur dieu à l’homme, aujourd’hui ils défendent la matière contre
l’esprit. En fait, c’est à l’intuition qu’ils en ont au profit de la raison, sans se souvenir d’où jaillit cette raison. »
Benjamin Péret, « Le déshonneur des poètes », œuvres complètes, tome VII, p. 7.

Isabelle Marinone, peinture sur toileDans un Monde des livres de juillet 2003, je lis un hommage à Orwell, lequel laisse moins de place à l’évocation des choix politiques et de l’écriture de l’homme, mais plaidoyer pro domo d’un critique et de son courant de pensée. Rejetant les hommes politiques qui se piquent de littérature, et notre époque en est, c’est certain, fort bien pourvue, il s’en prend à ceux qui dans leurs écrits laissent parler leur émotion. Rien de mieux que l’écriture froide, sèche, comme si la lutte contre l’oppression tirait sa force d’un mental coupé du sensible, du lyrique. La grande ennemie, c’est l’émotion. Dans le même numéro, une philosophe brésilienne, spécialiste de Spinoza et fidèle soutien de l’actuel président brésilien, oppose le pragmatisme de son chef au messianisme des courants anticapitalistes en Amérique latine. Le journaliste et la philosophe se défient l’un comme l’autre de l’émotion, la lyrique ou l’imaginative. Ces clôtures se retrouvent souvent dressées ces temps-ci, exprimant une peur panique des forces de l’imagination, comme si chacun était incapable de naviguer dans ses territoires mentaux et de les utiliser dans son approche de l’autre, dans le « faire avec » l’autre. Cette grand-peur n’est pas nouvelle et distille ses poisons de Platon à Castoriadis, et pas seulement chez les héritiers des Lumières. Le mysticisme ne serait jamais très loin de tout irrationnel, de même la soumission à un parti ou à un chef. Qui, dans les milieux radicaux, se risquerait à essayer de saisir ce que les persistances ou les resurgissements de divers courants messianiques signifient se verrait vite honoré de diverses épithètes peu laudatives. Dis-moi ce que tu lis de Walter Benjamin, et je te dirai qui tu es ! Ce n’est pas Dieu qui fait peur, c’est l’homme. Chacun craint de laisser la porte ouverte à l’inconnu qui pourrait venir bouleverser l’ordre de son monde. L’espoir est dangereux, le rêve aussi. Comme les esprits religieux, et il en est tant chez les matérialistes, ont peur de la pensée critique, les penseurs ont peur des rêves et des utopies. On a parfois, y compris chez
certains surréalistes, mal compris que la séparation du poétique et du politique n’était en rien une clôture. Il suffit de lire le Déshonneur des poètes ou Arcane 17 pour comprendre comment un poète peut être un homme de combat et un critique exigeant, et comment l’étant, il ne saurait plier sa poésie à aucune nécessité sociale ou politique.

Aucun homme, aucun système n’échappe à des erreurs dues à notre horizon borné par la donne historique. Les grands éveilleurs, eux-mêmes, n’ont pas toujours su prendre toute la hauteur nécessaire pour remettre en question quelques-uns des clichés de leur temps, que des petits malins, un siècle plus
tard leur reprochent, incapables pourtant de faire à tout le moins un chemin d’une exigence comparable à celle d’un Proudhon, d’un Fourier ou d’un Benjamin. Ce que Walter Benjamin s’attache à faire avec son Baudelaire est une démarche que l’on souhaiterait voir plus souvent entreprise. L’exigence de rigueur que l’on porte en soi aussi bien que le besoin d’exaltation doivent être séparés à certains moments pour que chacun développe ses qualités et ses potentialités. Et cela se peut aussi bien successivement que simultanément. Parfois les deux se développent au même instant dans un esprit capable d’être à la fois fasciné par le geste de la main ou l’inclinaison de la tête d’un homme à un bout de la salle, de préparer une action et de mener une analyse critique des carences théoriques de la lutte en cours. L’esprit qui a verrouillé la porte battante de sa subjectivité, oublié que Newton fut alchimiste, Marx amoureux, Reclus mystique de la nature, que comprend-il de la grandeur d’Olympe de Gouges montant à l’échafaud ?

Ne renonçons jamais à nos rêves d’enfant. Faire un travail d’historien permettant d’approcher toujours un peu mieux ce qui advint à tel ou tel moment dans telle ou telle région est nécessaire. Et plus nous en savons sur ce qui nous émut, étymologiquement sur ce qui nous mit en mouvement, plus notre imaginaire s’en accroît. Luttons pour que tous les germes qu’ils contenaient prennent corps et vie dans la connaissance comme dans la vie quotidienne, voyons seulement à l’épreuve des faits s’ils sont
porteurs de lumière. Rien de pire que la nostalgie. La nostalgie n’est pas le mythe, elle ferme, ratatine, empoisonne. Ne nous soumettons jamais, non seulement au capitalisme mais à tout ce qui, en nous d’abord, réduit nos possibles. La servitude volontaire n’est pas toujours celle de l’autre, serait-il ce petit minable caché derrière un superbe phrasé révolutionnaire ou un sang-froid stupéfiant. La vigilance passe par un échange sans fin ouvert avec ceux qui nous sont chers d’Héraclite à Jarry ou Benjamin, de Sapho à Castoriadis ou à Agamben. Vigilance impitoyable avec nous-mêmes, à l’épreuve des jours où il en va de nos choix, pas des leurs. Eux sont, comme ceux qui marchent à nos côtés dans les manifestations, compagnons de nos exigences, adversaires - souvent si proches, constellations intérieures sur lesquelles s’oriente notre boussole sans dieu ni maître.

Marie-Dominique Massoni

P.S. :

Ce texte est dédié à mes amis poètes Silvia Guiard de Buenos Aires, Jean-Marie Honoret, qui depuis la marche venue d’Espagne est si souvent hôte des geôles de la région lilloise et à Jonas Enander, membre du groupe surréaliste de Stockholm, en prison depuis son arrestation lors des manifestations de Göteborg.




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