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Julio Carrapato
Question d’éthique
Religion et morale transcendante
Article mis en ligne le 5 novembre 2008
dernière modification le 25 mai 2016

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La religion, n’importe quelle religion, a toujours eu une vocation impérialiste. Ce dont il est ici question, c’est de montrer comment, des siècles durant, la religion a mis le grappin sur la morale en la présentant et en l’imposant comme sa propre création ; de souligner avec quelle arrogance elle a décrété, d’une voix angélique, la transcendance de l’éthique, en soutenant qu’elle repose sur des principes immuables et qu’elle nous a été donnée, une fois pour toutes, par Dieu le Père, sans oublier l’obligation sous-jacente de nous conformer à ses diktats éternels – sous peine de nous retrouver en enfer, après la mort, ou de finir grillés, vifs, dans les fours à bois de la Sainte Inquisition – puisqu’il est avéré que l’homme privé de foi n’est rien d’autre qu’un impudent sans morale aucune, pire encore que le politicien qui nous dupe ou le patron qui nous suce le sang et s’approprie notre peau pour en faire des tambours. Résultat de cette manœuvre tant impérieuse qu’intimidante : il s’est créé une masse de mutilés, de castrés, de résignés ennemis de la vie et de sa réhabilitation, en y incluant ses composantes sexuelles et sensorielles ; il s’est constitué une multitude de refoulés et d’homuncules livrés au ressentiment – ainsi que l’avait si bien constaté le contradictoire Nietzsche qui fut, en son temps, le critique implacable de la « morale des esclaves » pour devenir, ensuite, l’adulateur laïque et plébéien de la « morale des maîtres » – convoitant la possession du Paradis post mortem de manière exclusive, forme de vengeance manifeste envers les transgresseurs des dogmes éthico-métaphy-siques dont le crime inexpiable aura consisté à vouloir être quelque chose de plus que les simples « créatures » d’un Créateur plein d’arrogance ; enfin, soulignons à quel point toutes ces obligations fallacieuses, ces commandements, devoirs, contraintes et sanctions, ont donné lieu à toute une procession d’hypocrites, de traîtres à l’espèce humaine et de menteurs de haute volée ; ceux qui ployant sous le poids du « péché originel » pour avoir croqué une pauvre pomme, sont devenus les suiveurs acéphales d’un Christ qui « tendait l’autre joue » en promettant un « royaume qui n’est pas de ce monde », plutôt que de compter parmi les compagnons de Spartacus, l’esclave révolté qui a défié les légions romaines.

Arrivé là, je ne peux m’empêcher de citer, très à propos de tant de transcendance, Dostoïevski. Montré comme l’un des prototypes de l’« âme slave » et de ses élans, ainsi que d’un christianisme souffreteux et masochiste, il nous apprend par la bouche de l’un de ses personnages, probablement l’un des frères Karamazov, que, « si Dieu est mort, tout est permis ». Dans Crime et Châtiment, il se livre à une mise à nu de l’homicide brutal et gratuit d’une vieille femme, pour nous offrir ensuite, avec la confession, la prosternation obscène et la volupté dans le repentir de l’auteur du crime.

Ainsi que le remarquait Nietzsche, cette fois-ci en visant juste, il y a quelque chose d’abject dans cet excès de vertu, quelque chose de méprisable en une pareille contrition, une si grande absence d’orgueil et d’estime de soi. J’ajouterai qu’à mon avis, si Dieu existe, l’homme est irresponsable, quel que soit notre degré de condescen« libre arbitre » ; et s’il n’existe pas, comme l’imaginait Dostoïevski, n’est-il pas « vrai » que l’homme peut tout faire ? Dès lors, à quoi bon tant de mortification, puisque tout étant permis, plus rien ni personne ne possède une quelconque valeur !

Kropotkine et l’éthique

Fort heureusement, le bateau de l’espérance n’est pas resté échoué dans ce marécage morbide. L’honneur et la joie d’avoir arraché la morale aux griffes de la religion, d’avoir ébauché de manière tant critique que consciente une éthique entendue comme « science de la morale », revient à Pierre Kropotkine – le « prince de l’anarchie » – ; il fit, de la sorte, porter à son point culminant cet effort multiséculaire de libération qui a, jadis, trouvé son expression dans des penseurs tels que La Boétie, Spinoza, quelques athées du XVIIIe siècle et, plus près de nous, Jean- Marie Guyau. Ce qui veut dire : ayant rejeté avec vigueur la morale transcendante « offerte » aux humains par le « Père Noël divin », il lui opposa la morale immanente de ceux qui se sont libérés de l’hallucination religieuse. En cela, il se montra conséquent avec l’idée qu’une morale humaine digne de ce nom ne pouvait aucunement être offerte aux malheureux qui peuplent cette « vallée de larmes », tel un cadeau empoisonné placé dans un soulier d’enfant, mais qu’elle devait être conquise, successivement, sur qui de droit. Ce qui signifie encore : considérant avec Guyau que « la Bible n’est rien d’autre qu’une simple collection de traditions babyloniennes et judaïques – traditions recueillies de la même manière que les chants de Homère, ou comme le sont encore les chants basques et les légendes mongoles » –, il en concluait que tout ce lest mystique et mythique n’était guère en adéquation avec les temps présents, pas plus qu’avec les rapports que des hommes libres sont censés entretenir entre eux. Point de vue critique qui s’étend non seulement à l’« impératif catégorique » d’Emmanuel Kant, mais encore au fidéisme abrutissant de Blaise Pascal, ainsi qu’à la gamme très étendue des préjugés et superstitions péniblement préméditées par cette société frivole et autoritaire ; société bien causante, bienfaisante et bien-pensante. Par conséquent, au lieu de dégénérer dans un amoralisme de bon aloi, une fois qu’il a réfuté la morale religieuse et enterré les cadavres des dieux, il a essayé de leur opposer une morale enracinée dans la Terre, dans la vie quotidienne désaliénée, dans les nécessités pratiques, la satisfaction des désirs et jusqu’en certains actes inconscients qui l’empêchent de sombrer dans un conformisme asphyxiant. Enfin, c’est mon opinion, l’effort intellectuel de Kropotkine, ainsi que sa méthodologie qui s’inspire directement des sciences naturelles, ne peuvent que nous mener à la conclusion suivante : bien plus que cet animal politique dont nous parlait Aristote et la très réactionnaire école péripatéticienne, l’homme est intrinsèquement un animal moral, ceci en dépit des pressions démoralisatrices exercées par la Sainte Trinité que sont la religion, l’État et le capital.


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