« En fait, l’anarchiste est le successeur de Rothschild et,
sinon son légataire universel, du moins son héritier présomptif.
Il procède du même principe que les juifs, en ce sens qu’il supprime
de son entendement tous les scrupules qui retenaient les hommes d’autrefois.
Il se met en dehors des principes et des conventions
qui liaient jadis les hommes entre eux et constituaient le pacte social. »
Édouard Drumont, La fin d’un monde, Paris, Albert Savine, 1889.
Le 12 juillet 1906, Alfred Dreyfus était lavé de tout soupçon
d’espionnage au profit de l’Allemagne. Il était officiellement réhabilité
et réintégré au sein de l’armée française le 13 juillet. De nombreux
historiens et commentateurs nous rappellent actuellement ces faits, puisque
nous en célébrons le centenaire. Rendant hommage au courage politique
d’hommes publics tels que Zola, Clémenceau ou Jaurès, ils restent
amnésiques ou minimisent, lorsqu’ils l’évoquent, l’engagement décisif du
mouvement libertaire pour une justice égale pour tous, y compris pour un
fils de la bourgeoisie juive et de surcroît militaire.
Les anarchistes ne vivaient pas cette époque hors du temps. Il y avait
avant l’Affaire Dreyfus une pensée antisémite prononcée à l’intérieur des
mouvements socialistes. C’était dû à plusieurs facteurs : une méconnaissance
du judaïsme doublée d’une vision péjorative du juif vivant en Occident ; une
critique non contenue de la religion hébraïque sous couvert
d’anticléricalisme ; une dénonciation sans nuance du « capital juif » sous
prétexte d’anticapitalisme.
Le mouvement libertaire n’a pas été exempt de cette vision et certaines
de ses figures emblématiques ont eu des propos odieux sur ce sujet.
Proudhon est le personnage le plus souvent cité. Pourtant l’antiracisme est
inhérent à la pensée libertaire. On peut lire en 1884, dans L’Affamé : « l’affamé est tout être humain, quelle langue qu’il
parle, quelle couleur qu’il ait et qui
souffre de l’iniquité des lois et des politiques
régissant la société actuelle… » 1
Il y a eu dans les années 1890 des liens
lors de grèves ou de manifestations
publiques entre les libertaires et des
courants de la droite nationaliste et antisémite.
Les années suivantes annoncent
une rupture progressive et sans retour
avec la droite antisémite. Dès 1895 le
clivage devient réel. Lors de l’Affaire
Dreyfus, les libertaires situeront
définitivement l’antisémitisme idéologiquement
à droite.
Le Père Peinard accuse dans son
numéro du 23 janvier 1898 : « le vieil
antigouvernemental qu’est Rochefort
prend ses tuyaux au Ministère de la
Guerre, emboîte le pas à tous les chieurs
d’encre fond-secrettiers et voisine
convenablement avec Drumont. »
Sébastien Faure dans l’article « Agissons »
du Libertaire du 26 juin 98 écrit :
« Désormais nous sommes nombreux à
mener campagne contre cette double et
périlleuse hypocrisie : le Nationalisme et
l’Antisémitisme se fondant en une même
formule : la France aux Français ! »
Certes, le capitaine Dreyfus représente
tout ce que les anarchistes haïssent :
l’armée symbole de la répression antiouvrière,
la bourgeoisie exploiteuse du
prolétariat. De surcroît, à part l’intellectuel
juif et anarchiste Bernard Lazare, il y
a, parmi les premiers dreyfusards, des
parlementaires n’ayant pas hésité à voter
en 1893 et 94 les lois anti-anarchistes
dites « lois scélérates » qui ont criminalisé
tout le mouvement. Prendre fait et cause
pour Dreyfus ne fut donc pas facile.
L’une des originalités du concept
libertaire par rapport aux autres doctrines
socialistes est de considérer l’être humain
comme moteur de l’évolution de la
société, la démarche collective et le
caractère de classe n’en étant que la
conséquence. Ainsi ils ont pu concevoir,
plus que n’importe quel autre courant
progressiste, que Dreyfus, quoique
militaire et bourgeois, pouvait être
innocent des crimes dont on l’accusait.
Les libertaires sont en général des
êtres passionnés, de conviction, où
l’honnêteté de l’engagement est un point
d’honneur. Ne se situant pas dans le jeu
politicien, ils n’étaient pas dépendants du
clientélisme électoral. Leur haine du
« Sabre et du Goupillon » les amène à
craindre un retour de l’Inquisition et les
rumeurs permanentes de coups d’État les
obligent à organiser la mobilisation sur
le terrain. Ils y entrevoient la possibilité
de créer les conditions d’un changement
radical de la société car ils sentent
l’appareil d’État vaciller dans ses
fonctions régaliennes (justice, armée),
mais aussi parlementaires. Les plus
tactiques en profitent pour demander la
libération des anarchistes injustement
condamnés au bagne.
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