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Philosopher avec les enfants
Article mis en ligne le 19 novembre 2007

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« Le but de la philosophie avec les enfants est d’en faire des êtres autonomes, au sens premier du terme, individus qui se donnent leurs propres règles après discussions et réflexions. Il s’agit de privilégier cet outil extraordinaire chez l’être humain qu’est la pensée. » C’est ainsi que se présente l’association « Philomène », qui depuis trois ans, en Belgique, tente de répandre dans le système scolaire et parascolaire une méthode développée à la fin des années 1960 par Matthew Lipman, professeur de logique aux États-Unis.

« Lipman était convaincu qu’un esprit critique, dont la nécessité se manifeste dans les sociétés démocratiques, se trouvait déjà en puissance chez l’enfant. La question était alors de savoir comment l’amener à se traduire en actes. La solution trouvée fut la pratique du dialogue et de la discussion raisonnée à l’intérieur d’une communauté de recherche. »

D’après Gilles Abel, co-fondateur et animateur de « Philomène », les enfants sont naturellement philosophes, ils posent spontanément les « grandes questions », mais si on n’alimente pas ce questionnement, il disparaît au cours de la scolarité primaire. En outre, il observe que les enfants d’aujourd’hui ont encore plus qu’avant besoin de philosophie, parce qu’ils sont confrontés de plus en plus tôt à des informations dramatiques qui brisent leur insouciance, ils sont soumis à des messages contradictoires venant des parents, de l’école, de la télévision, ils manquent souvent dans la famille de repères constructeurs d’identité.

Face à cela, la philosophie pour enfants vise deux résultats : le premier, plutôt technique, consiste à apprendre l’art du dialogue constructif ; le deuxième, plus profondément philosophique, consiste à apprendre à répondre à ses propres difficultés existentielles. Dans un premier temps, donc, il s’agit de laisser s’exprimer toutes les opinions sur un sujet, sans aucune censure et sans privilégier aucune tendance. Ensuite, l’animateur fait examiner chaque opinion, en demandant de définir les mots utilisés, de donner des exemples, de réfléchir aux présupposés et aux conséquences de cette opinion ; il fait reformuler par les uns ce qui a été dit par les autres, à la fois pour que les alternatives soient bien claires pour tous et pour que soient dissociées la personne qui parle et la thèse à examiner. La démarche est plus que socratique, car au dialogue qui aide à trouver, à nuancer ou à confirmer une opinion, s’ajoute la dimension collective. Le rôle du groupe est, en effet, valorisé à plus d’un titre. D’abord, comme la parole de chaque enfant est écoutée, acceptée, valorisée de manière égale, chacun se sent estimé par l’ensemble du groupe. Ensuite, tout est fait pour que les enfants comprennent l’utilité de l’apport des autres pour améliorer leur propre réflexion. La démocratie est ainsi vécue comme élaboration collective plutôt que comme conflit d’intérêts ou d’opinions arrêtées. Des relations de coopération s’installent à la place des rapports habituels d’inégalité de compétence, de hiérarchie, de domination. Et, bien entendu, l’exercice de l’esprit critique à propos de chaque proposition, qu’elle soit majoritaire ou inhabituelle, permet de s’habituer à refuser toute imposition arbitraire de valeurs.

Maintenant, si l’enfant s’habitue ainsi à penser « par lui-même », il le fait aussi « pour lui-même », et c’est le deuxième but de la démarche philosophique : prendre conscience de qui on est et de ce qu’on pense vraiment, ce qui permet de définir les fins qu’on veut donner à sa propre existence et les moyens d’y parvenir. D’autre part, savoir s’exprimer et avoir confiance en son opinion contribue beaucoup à éviter, surtout à l’adolescence, les problèmes d’intégration et de relation avec les autres, qu’ils s’expriment par le rejet et la solitude ou par l’adhésion à des groupes hiérarchisés, fondés sur l’affrontement violent, le machisme et la soumission aux leaders.

On pourrait se demander pourquoi, malgré son intérêt manifeste, la philosophie pour enfants a du mal à se développer. « Philomène » est en contact avec des associations similaires au Québec, en Suisse et en France, et partout les choses se font à petite échelle, autour de quelques animateurs bénévoles. On assiste cependant à une augmentation de la demande de formations, à laquelle « Philomène » a du mal à répondre, faute de financements. À l’intérieur du système scolaire, il y a trois possibilités de développement. La plus intéressante, à mon avis, serait de créer un véritable atelier de philosophie dès l’école primaire ; malheureusement, les chances d’y parvenir sont infimes, toute création de cours étant gelée par le carcan du nombre d’heures. La deuxième possibilité, celle qu’ont retenue les animateurs de « Philomène », est de considérer la philosophie comme une démarche transversale à tous les cours, et donc de former tous les enseignants à laisser s’exprimer chaque élève et à favoriser l’examen critique des thèses en présence. Dans le même ordre d’idées, ils préconiseraient de consacrer une heure hebdomadaire à des activités dans lesquelles n’apparaisse pas la relation verticale maître-élève. Une telle attitude généralisée introduirait une belle révolution dans l’école, et pourtant ce ne serait sans doute pas suffisant pour aborder les « grandes questions », qui ont besoin d’un espace propre où elles soient interrogées pour elles-mêmes. La troisième possibilité consisterait, en Belgique du moins, à faire de la méthode philosophique un élément obligatoire des cours de religion ou de morale laïque que doivent suivre les élèves tout au long du cursus primaire et secondaire. Cependant, Gilles Abel met en garde contre le fait que ces cours-là ont une orientation particulière et que certaines opinions, trop opposées à cette orientation, ne sont pas considérées comme dignes d’examen. En outre, il faudrait pouvoir y interroger la légitimité même de ces programmes de religion ou de morale. Reste l’offre d’animations en dehors du système scolaire, démarche précieuse pour réintroduire la philosophie « dans la cité », mais dont le défaut est de ne toucher qu’une petite partie des enfants.

En tous cas, le refus de la part des pouvoirs politiques de considérer cette question comme une priorité est révélateur du désintérêt général pour ce type d’épanouissement de la personne, ainsi que de l’hypocrisie de la soi-disant volonté de former les élèves à la « démocratie » et à la « citoyenneté ».
A. S.

Contacts
Belgique : Gilles Abel, philomene@belgique.com
France : Véronique Delille, delvero@libertysurf.fr
Suisse : Alexandre Herriger, albax@worldcom.ch
Québec : Michel Sasseville, michel.sasseville@fp.ulaval.ca




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