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« Libération sexuelle » féminisme et anarchie
Daniel Colson
Article mis en ligne le 20 mars 2013
dernière modification le 20 novembre 2013

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Le renouveau du mouvement libertaire à la fin du XXe siècle

L’IDÉE DE « LIBÉRATION SEXUELLE » EST INTIMEMENT liée au renouveau du projet et de la pensée libertaires à la fin du siècle dernier pour deux principales raisons. D’abord, comme ligne de partage avec les tenants marxistes (si longtemps
dominants) d’une révolution strictement politico-économique ren- voyant le sexe à des marges ou des coulisses insignifiantes – un « verre d’eau » disait Lénine – ; et cela, dans le cadre d’organisations autoritaires et contraignantes très proches des modèles religieux les plus répressifs sur la question du sexe. Ensuite comme « révo- lution » immédiatement réalisable, à la portée de tous pourrait-on dire, apparemment tout du moins, comme la suite devait le mon trer.

Depuis la prolifération anarchique des « communautés » jusqu’aux développements théoriques « anarcho-désirants » les plus complexes (L’Anti-Œdipe1 de Deleuze et Guattari par exemple), et à côté du renouveau éphémère des luttes sociales syndica- listes et autonomes, la « libération sexuelle » ouvrait à l’anarchisme et aux idées antiautoritaires un vaste champ d’action et de développement : expérimentations, ruptures et ◊ affrontements avec touses appareils répressifs de la société d’alors ; possibilité d’agir soi- même, directement ; prise en compte de la vie quotidienne, etc.

On aurait tort de sous-estimer l’importance de ce mouvement multiforme qui, au-delà des pratiques politiques et sociales proprement dites, risque bien de constituer, avec du recul, une des principales et positives dimensions des événements de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Mais on n’aurait pas davantage raison d’ignorer la façon dont ce mouvement, trans- formé en « libération des mœurs », a pu, dès sa naissance, donner des armes à l’ordre qu’il combattait, lui fournir de nouveaux et subtils moyens de contrôle, d’incitation et d’assujettissement, et se transformer lui-même, au fil du temps, en simples défenses de « droits » et de protections juridiques garanties par l’État (mariages gays et lesbiens, avortement, lois contre l’homophobie, contre le harcèlement sexuel, etc.). Des droits et des protections dérisoires, que le moindre changement politique et retour en force d’un monde oppresseur, religieux et traditionnel, inchangé suffi- rait à balayer ; dès lors que délaissant la proie pour l’ombre, les mouvements nés de Mai 68 ont renoncé ou se sont retrouvés incapables d’agir directement, au milieu des choses, en confiant à l’État le soin de leurs intérêts2 ; et, surtout, en ignorant l’immensité et l’âpreté du combat pour l’émancipation, cette « lutte inexpiable [...] entre les servitudes et les libérations », « au plus profond du mélange obscur des corps » dont parle Deleuze à propos de l’Éthique de Spinoza3.

On aurait tort surtout de ne pas voir, du point de vue anarchiste, l’impasse, les échecs, mais aussi les métamorphoses d’un mouvement pourtant aussi intimement lié à ce dont le projet libertaire est lui-même porteur. C’est ce dernier point que je voudrais maintenant examiner,

LA VIOLENCE ET LA CRUAUTÉ DES PRATIQUES AMOUREUSES ET SEXUELLES QUI ONT SUIVI LES ÉVÉNEMENTS DITS DE MAI 68

Pour ce qui concerne ma génération (ceux et celles qui ont eu vingt ans dans les années 1960), il faudrait réunir ici tous les témoignages disponibles sur les réalités pratiques et les effets concrets des mouvements dits de « libération sexuelle » au lendemain de Mai 68. Il faudrait saisir de l’intérieur des innombrables et répétitives expériences des uns et des autres, l’ambivalence d’un (principalement « nationales »), a pris la forme d’une guerre ou- verte (mais de tous contre tous, et contre soi-même). Il est difficile, après coup, de restituer pleinement l’âpreté, la somme de souf- frances et de petits bonheurs plus ou moins empoisonnés qu’elle a pu susciter ; la violence, le mépris, le dogmatisme, la naïveté et les effets de domination de ses justifications politico-thérapeutiques ; l’appropriation des femmes et des militantes de base par les mâles dominants et autres chefs politiques et idéologiques ; grossièrement et classiquement dans les organisations d’extrême gauche traditionnelles, mais aussi dans l’élitisme aristocratique et libertin (tout aussi traditionnel) des groupes les plus convaincus d’incarner les transformations en cours4. Il faudrait saisir, de l’intérieur, une guerre du sexe et des sexes tenant à la fois, en raison de son contexte et de ses justifications idéologiques, de l’extrême dureté des rapports politiques d’alors, dominés par le marxisme et le freudo-marxisme et, à la fois, de cette autre guerre tout aussi féroce et cynique que le « libéralisme » économique était sur le point d’introduire et de disséminer un peu partout dans nos manières de vivre et de penser le monde. Il faudrait — ce que je ne ferai pas ici — analyser en détail le bilan très négatif que toute notre géné- ration a pu tirer, en le disant ou non, de ces années-là. Un bilan et l’aura désastreuse d’une expérience collective qui permettent de comprendre la façon dont chacun et chacune a pu revenir à des comportements et à des solutions beaucoup plus prudentes et traditionnelles, mais aussi la soif illusoire de normalité officielle ; ou encore, et plus généralement, comment les pratiques de la génération suivante ont pu massivement se détourner d’aventures personnelles et collectives aussi naïves et sauvages, revenir au couple, faire des enfants, y compris dans les milieux les plus radicaux d’aujourd’hui.

L’IRRUPTION DÉTERMINANTE DU FÉMINISME

Étant moi-même une sorte d’homme, donc une singularité, mais « particulière », et pas forcément la mieux équipée pour survivre dans une guerre du sexe où certes l’on meurt moins que dans d’au- tres (mais il est de multiples manières de mourir), je voudrais au moins témoigner de la brusque éclaircie qu’a constitué, dans le ciel d’ici-bas et pour un certain nombre d’entre nous (« hommes »)’irruption du féminisme, l’autonomisation et le sépa- ratisme, dans le contexte d’alors, d’un grand nombre d’amies et de militantes, et la façon dont ce passage à l’acte si clairement libertaire a brutalement déchiré le voile d’ignorance des mensonges intéressés, des in- jonctions, des mépris, les filets d’une « libération sexuelle » n’ayant que très peu de rapports avec l’émancipation.
Natacha Chetcuti souligne bien, dans ce numéro de Réfractions, la dimension masculine de cette « ré- volution sexuelle » qui devait triompher quelque temps sur la scène publique et militante, et que le fé- minisme venait couper (si l’on peut dire) en imposant
un paysage et une perception de l’émancipation radicalement transformés ; et cela, de deux grandes façons.

La première est à mon avis la plus discutable d’un point de vue libertaire ; mais elle a tout d’abord présenté un grand intérêt (de transition) et on pourrait la résumer ainsi. À l’intérieur d’un fond commun à tous les mouvements révolutionnaires du moment — marxistes, anarchistes ou ultragauche (cette forme particulière de marxisme) — essentiellement construits sur la lutte de classes, la guerre du prolétariat contre la bourgeoisie et contre le capital, le féminisme imposait brusquement un autre clivage tout aussi fondamental à ses yeux, la lutte des sexes, la lutte des femmes contre la domination des hommes, la lutte contre le patriarcat, une entité jusqu’ici imperceptible (ou si peu) et qui, dans l’idée de révolution,était affirmée comme tout aussi fondamentale que le capital des vieux et différents courants du socialisme révolutionnaire. Sans doute, en passant de l’un à l’autre ou en combinant les deux, le paysage ainsi modifié restait-il large- ment soumis à de grandes entités surplombantes et fondatrices finalement assez proches dans leurs effets sur les idées et les pra- tiques d’émancipation politique qui avaient cours ces années-là. Sur le « modèle marxien » dont parle N. Chetcuti, les théories du féminisme radical naissant pouvaient, sans trop de changements, du point de vue de la pensée tout du moins, se couler comme naturellement dans les habitudes et les pratiques du marxisme hégémonique : le patriarcat prenant la place du capital, et les femmes celles du prolétariat. Il reste, d’un point de vue anarchiste,
que passer de un à deux (même avec des majuscules) n’était pas sans de grandes conséquences, un peu comme si dans le mono- théisme le plus strict, on venait brusquement de découvrir qu’il n’y avait pas seulement un Dieu, mais deux. Du point de vue de la pensée libertaire le plus dur était fait, et de deux il ne s’agissait pas seulement de passer à trois (la « trinité » du christianisme par exemple), mais à quatre, cinq, six, pour arriver très vite aux « dix milles vivants » du Tao-te King, c’est à dire, sur le modèle anarchiste cette fois, à la démultiplication infinie et singulière des rapports de pouvoir et de leurs compositions possibles.

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