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La modernité contre la démocratie ?
Monique Boireau-Rouillé
Article mis en ligne le 17 novembre 2005

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La démocratie serait-elle l’homme malade du xxie siècle ? Déclarée « horizon indépassable » de notre temps depuis une quinzaine d’années, on la voit aujourd’hui stipendiée comme « horreur démocratique » sous la plume des nouveaux réacs

La démocratie serait-elle l’homme malade du xxie siècle ? Déclarée « horizon indépassable » de notre temps depuis une quinzaine d’années, on la voit aujourd’hui stipendiée comme « horreur démocratique » sous la plume des nouveaux réacs épinglés par D. Lindenberg [1], tandis que politiciens, politologues et autres habitués de la scène médiatique se penchent à son chevet, à la recherche de moyens pour revitaliser des procédures démocratiques exsangues.

Ce qui frappe tout d’abord, c’est - sous l’apparent consensus autour d’une vulgate minimaliste qui identifie démocratie et garantie des libertés - la relative confusion qui entoure le terme aujourd’hui. Certes, le mot a toujours été polysémique, mais la, ou plutôt les, réalité qu’il recouvre sont parfois aux antipodes de son étymologie. Ainsi, ce dont la « nouvelle vague » réactionnaire fait le procès sous le nom de démocratie, c’est l’individualisme, le « droit de l’hommisme », l’hédonisme, la culture de masse. Il s’agit là, certes, d’un fond de commerce assez classique d’une droite conservatrice. Mais derrière la critique de l’idée d’égalité (toujours rebaptisée égalitarisme en ces circonstances), ce qui est dénoncée c’est la société consumériste de masse, dont on peut dire que, si elle est fruit du libéralisme de marché, elle n’a pas sans doute grand-chose à voir avec un supposé « pouvoir du peuple ». Pourtant D. Lindenberg affirme que « le fonds de culture commun de ces nouveaux réacs, c’est la critique de la démocratie » [2], pour préciser : c’est-à-dire la modernité individualiste. Pourfendant ces « nouveaux réacs », D. Lindenberg se fait aussi le chantre de l’actuelle confusion qui, sous le terme démocratie, identifie et amalgame un modèle de société, le modèle consumériste anglo-saxon, et un régime politique représentatif. Tous ceux qui ne se résignent pas à entrer dans le moule défini par ce couple société de marché/gouvernement représentatif, sont taxés d’attardés nostalgiques ou de rêveurs. [3] Ainsi, le résultat inattendu ou paradoxal de ce « rappel à l’ordre » censé renvoyer dans les cordes les « réacs » est-il de contribuer à la perpétuation de la doxa : hors de la démocratie représentative et du marché, point de salut !

Démocratie : état de société et modernité

Le mot démocratie a en fait subi des glissements de sens depuis vingt ans qui ont eu pour effet non seulement d’en obscurcir la signification, mais de rendre plus difficile la critique du système de société et de pouvoir que l’on désigne aujourd’hui sous ce nom.

Sous le mot démocratie, on entendait classiquement une forme de gouvernement où le peuple (souverain) est magistrat (prince) [4], ou bien où le pouvoir c’est-à-dire la souveraineté, vient du peuple, ce qui donnait au terme de démocratie une acception étroitement politique ; cette signification est secondarisée maintenant au profit de deux approches : la démocratie comme forme de société et la démocratie comme équivalent de la modernité ; distinctions qui en fait n’en font qu’une le plus souvent sous la plume des contemporains.

L’équivalence démocratie / « état de société » a été remise au goût du jour par C. Lefort et s’est enracinée durablement avec les multiples travaux effectués ces dernières années sur l’œuvre de Tocqueville. Ainsi le constat tocquevillien « d’égalité des conditions » (pseudo constat plutôt car, comme le dit C. Castoriadis dans une critique limpide [5], il ne s’agit pas d’un état réalisé dans nos sociétés ni du reste en 1830 à l’époque de Tocqueville) sert de repoussoir à l’idée d’égalité, qui joue alors comme une menace ; cela se voit sous la plume de D. Schnapper, récemment, qui se demande « si nous ne sommes pas passés du principe d‘égalité de tous devant la loi, à celui de l’égalité par la loi ». [6] Étrange représentation
de notre présent, caractérisé ces dernières années au dire d’études statistiques sérieuses, par un creusement sans précédent des inégalités, mais aussi de
notre passé ! Les pères fondateurs de la IIIe République, envisageaient la loi comme un correctif des inégalités héritées, dans le but de créer les conditions d’une égalité des chances ! La régression contemporaine se mesure à de tels
propos. [7]

La deuxième grande équivalence : démocratie/modernité qui circule aujourd’hui appelle quant à elle de plus longs commentaires, car elle est à la source même des affirmations selon lesquelles la démocratie représentative est indépassable, et mieux même, que la démocratie aujourd’hui n’est plus pouvoir du peuple ; et cela, non seulement parce
que, de fait, cette dépossession s’est institutionnalisée et apparaît comme naturelle aujourd’hui, mais parce que le dit peuple n’aspirerait plus à renouer avec sa supposée souveraineté et à l’exercer...

Ainsi C. Lefort énonce la formule
cardinale de l’équivalent démocratie/
modernité : « Du point de vue politique, le procès de la modernité dit-il, est le procès de la démocratie. » [8]

Les analyses de M. Gauchet quant à elles sont entièrement nourries de cette thématique Il prend acte d’un glissement libéral irréversible à ses yeux du concept de démocratie : « Aujourd’hui, dit-il [...], nous sommes entraînés par un mouvement de libéralisation des démocraties, jusqu’au point où l’on peut parler d’une éclipse de la dimension du pouvoir collectif. Les acteurs n’y aspirent pas,
même lorsqu’ils souffrent de ne pas en disposer. » [9]

Ainsi, la modernité démocratique, sortie de l’hétéronomie, ne signifie pas pour ces auteurs retour de l’autonomie, conçue comme un envers tout aussi détestable ; la fin du pouvoir du roi ne signifie pas le pouvoir du peuple.

Ce qui se passe aujourd’hui ne serait-il que la répétition d’une histoire où le libéralisme est le cheval de Troie de la réaction (ce qui nous ramènerait à la situation de 1830 où le libéralisme émancipateur ayant triomphé, il devient conservateur pour écarter le peuple du pouvoir) ? Pas si simple, l’histoire ne se répétant pas. La question est donc de voir si l’argument de la nécessaire limitation de la démocratie à son aspect représentatif, formel n’est que l’habillage contemporain de l’éternelle prévention des dominants contre le peuple, ou s’il s’y joue cette fois quelque chose d’indépassable qui contraindrait au deuil définitif de toute idée de démocratie « vraie ».
Pour ce faire, il faut prendre la mesure du déplacement de problématique engendré depuis une vingtaine d’années par les travaux sur la nature du totalitarisme. Quel est le cheminement intellectuel qui a conduit, comme tout naturellement, de la critique du totalitarisme à l’affirmation de l’aspect étroitement libéral de la politique moderne, enterrant au passage l’idée démocratique ? Quelle soumission à l’ordre du marché recouvre (paradoxalement) cette « redécouverte » du politique ?

Car ce nouveau regard porté sur la démocratie et le politique dans le sillage de la critique du totalitarisme pouvait paraître prometteur d’un renouveau de l’idée démocratique, et semblait augurer d’une heureuse réhabilitation de la pensée du politique. Il inaugurait une réflexion féconde sur la modernité définie comme mouvement d’auto-institution des sociétés, d’auto-création donc par les humains des normes de leur
vivre ensemble, à l’écart des sociétés
traditionnelles figées dans l’hétéronomie, la soumission à un fondement extérieur et intouchable des sociétés. Bonne nouvelle pour l’autonomie politique que cette sortie de la transcendance, érigée en base de la réflexion contemporaine. Mais cette vision en est arrivée rapidement à l’affirmation contraire de dépérissement du politique, de réduction du politique au juridique ; le prix à payer de la garantie des droits des individus étant pour ces auteurs l’acquiescement à la dépossession politique du peuple. Ces conclusions reposent, au départ, sur une sous-estimation de l’ambiguïté qui est au cœur de la modernité libérale, sous-estimation devenue soumission.

Il faut donc revenir sur ce concept de modernité qui a pris une place si importante depuis vingt ans. En effet, qu’entend-on par ce terme ? Un mouvement de civilisation entamé à la Renaissance au plan philosophique, qui vise à émanciper l’individu de la tutelle religieuse
et communautaire, qui laïcise le politique, et fait sortir la société de l’hétéronomie, promeut l’auto-institution du social. Projet qui est émancipateur, et qui a trouvé sa traduction politique au moment de la Révolution française, révolution libérale et démocratique puisque la garantie des droits des individus s’est trouvée « coïncider » avec le principe de la souveraineté du peuple. Cette modernité, libérale dans son origine puisqu’il s’agissait d’émanciper l’individu de la double tutelle,
politique royale et religieuse, s’est révélée démocratique en ce qu’elle affirmait l’égalité des individus, l’auto-institution de la société, et conditionnait la légitimité du pouvoir à son consentement par le peuple. Mais, dans le même temps, cette modernité libérale envisageait la protection des droits et libertés individuelles dans la séparation du politique et du social, et se fondait sur une conception d’un individu comme sujet de droit, mais affecté à son « utile propre ».

Ainsi la conception des droits naturels « modernes » sépare, dans son énoncé de la Déclaration, les droits de l’homme de ceux du citoyen ; il est utile de noter que cette modernité libérale secondarise le politique relativement à la conception qu’en avait la démocratie athénienne. Point n’est besoin d’attendre la lecture que fera B. Constant de la liberté des anciens et de la liberté des modernes, pour voir à l’œuvre dans la pensée libérale l’affirmation de la primauté d’une conception juridique et très vite économique de l’individu. On ne peut en effet laisser de côté tout cet aspect de la modernité libérale qui lie la définition juridique de l’individu (les droits fondamentaux) et la définition économique (homo oeconomicus supposé rationnel/utilitaire dans ses choix) et fixe comme priorité au sujet moderne de « faire son bonheur comme il l’entend », à l’écart d’une définition commune, politique du bien et des finalités sociales.

Le constat de départ d’une modernité définie comme autonomie [10] pour faire vite, est partagé de façon assez consensuelle. Les divergences se manifestent par contre sur la conception de l’individu qui lui est sous-jacente, et surtout sur l’aspect indépassable du libéralisme de marché dans lequel cette modernité s’est inscrite. Que se passe-t-il après pour que s’installe comme doxa l’idée que le peuple ne peut être dit souverain qu’à la condition de ne pas l’être effectivement (au risque du danger totalitaire, du retour de la barbarie) ? Qu’est-ce qui justifie finalement que le pouvoir du peuple, l’autonomie ne puisse que se traduire par la dépossession du peuple, l’installation de mécanismes représentatifs, et la réduction de la politique aux droits de l’homme ? C’est cet argumentaire que nous voulons examiner et critiquer maintenant, pour en discriminer le noyau incontournable peut-être de ce qui en constitue les limites.

L’impossible autonomie selon Claude Lefort

Il faut repartir de la définition du politique que donne C. Lefort : pour lui, le politique est le mode d’institution de la société, c’est-à-dire la conception implicite du rapport des hommes entre eux et de leur rapport au monde [11] ; nos sociétés modernes, démocratiques, seraient caractérisées par l’absence de référents hétéronomes à l’ordre social. Bien, mais C. Lefort, effectuant cette analyse dans le cadre de la recherche de la nature du totalitarisme, en conclut que cette auto-institution ne peut qu’échouer à s’accomplir si l’on veut éviter le risque de totalitarisme.

La différence de position entre lui et C. Castoriadis (qui maintient le principe d’auto-institution du social dans une société démocratique) tient à une conception radicalement différente de ce qu’est la politique. Pour Lefort, elle est « mise en forme et en sens » du social ; c’est l’institution même de la société : le politique, « c’est la constitution de l’espace social, c’est la forme de la société [...]. Le politique se révèle ainsi non pas dans ce qu’on nomme l’activité politique, mais dans ce double mouvement d’appari