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Jean-Christophe Angaut
Que faire du naturalisme de L’Entraide ?
Article mis en ligne le 5 novembre 2009
dernière modification le 5 novembre 2011
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C’est en 1902 que Pierre Kropotkine publie en Angleterre sous le titre Mutual Aid ce qui sera traduit en 1906 en français sous le titre L’Entr’aide – Un facteur de l’évolution1.
Le volume réunit une série d’articles que Kropotkine avait écrit entre 1890 et 1896 dans la revue scientifique Nineteenth Century.
Ces articles s’inscrivaient dans une polémique entre Kropotkine et Thomas Henry Huxley, lequel avait fait paraître en février 1888 dans la même revue son article « Struggle for Existence an its Bearing upon Man » (« La lutte pour l’existence et son rapport à l’homme »). On lit souvent que Kropotkine, en écrivant L’Entraide, se serait opposé davantage à Spencer qu’à Darwin et qu’il aurait cherché à combattre le darwinisme social, c’est-à-dire l’application aux sociétés humaines d’une conception de l’évolution centrée sur la notion de lutte entre les individus pour s’approprier les moyens d’existence. Or les termes de la polémique avec Huxley, qui déterminent dans une large mesure les enjeux du texte de Kropotkine, permettent de nuancer cette approche, raison pour laquelle il n’est pas inutile de les rappeler pour commencer.

Une prise de position dans l’héritage de Darwin

En effet, en attaquant les positions défendues par Thomas H. Huxley, Kropotkine ne s’en prend pas à un défenseur du darwinisme social, loin s’en faut. Si Huxley a pu, dans un premier temps, être tenté par une application aux sociétés humaines de la
théorie darwinienne de la sélection des plus aptes par la lutte pour l’existence, son article de 1888 combat expressément cette tentation. Deux points principaux doivent être retenus dans cet article, qui en font la cible de Kropotkine dans L’Entraide.
Le premier, que va explicitement combattre Kropotkine, porte sur l’interprétation qu’il convient de donner à l’idée darwinienne d’une lutte pour l’existence. Huxley est passé à la postérité pour avoir défendu une interprétation dure de la lutte pour l’existence, qu’on a qualifiée de « gladiatrice » parce qu’elle compare expressément la lutte entre les individus d’une même espèce pour l’appropriation des moyens d’existence, lutte dont elle fait l’unique facteur de l’évolution naturelle des espèces, à un combat entre des gladiateurs dans une arène.

Mais,dans le même temps, Huxley se démarque nettement du darwinisme social par son refus de reconnaître la pertinence d’un tel schéma pour penser les sociétés humaines.
À l’époque, le darwinisme social connaît principalement deux versions, l’une qui consiste à légitimer la domination en en faisant le résultat d’une évolution naturelle (les dominants ont été sélectionnés par la concurrence au sein de l’espèce), l’autre qui consiste à promouvoir un modèle social de concurrence généralisée (l’espèce est en danger parce qu’on empêche la concurrence de s’exercer librement et sans entraves), deux versions avec lesquelles Huxley ne peut qu’être en désaccord parce qu’il refuse de réduire l’humanité à cette dimension de naturalité.
On trouve en effet chez Huxley une dichotomie, plus
affirmée que démontrée, entre ce qu’il appelle le « procès cosmique »
et le « procès de culture ». Le premier, qui caractérise la nature, est
marqué par la lutte pour l’existence dans son interprétation la plus dure et il aboutit à l’élimination des combattants les plus faibles.
Mais, ce qui caractérise l’humanité, c’est un autre procès, un procès de civilisation qui consiste à combattre, contenir et maîtriser (sans jamais parvenir à l’éliminer totalement) le procès cosmique.
Dans la nature, les faibles sont impitoyablement éliminés.
En revanche, à mesure qu’elle progresse, l’humanité se soustrait à ce
procès cosmique et protège ses membres les plus faibles et les plus
vulnérables.
Huxley refuse donc par principe ce qu’il perçoit comme une
naturalisation de la société, dont il pressent les conséquences morales
désastreuses. Or Kropotkine combat aussi sur ce terrain, en affirmant
qu’il n’y a qu’un seul cosmos, et que l’humanité ne saurait être considérée comme un empire dans un empire : que l’homme fasse exception à ce qui est généralement constaté dans la nature, ce n’est pas soutenable « pour un esprit accoutumé à l’idée d’unité dans la nature » (p. 83).

Bien qu’elle constitue un rejet explicite des thèses du darwinisme social, la thèse défendue par Huxley, outre qu’elle ne fonde en aucune manière le fossé entre nature et culture qu’elle se contente d’affirmer, a aussi des conséquences politiques
lourdes : dans un contexte marqué par la croyance au progrès,
l’idée selon laquelle l’histoire de l’humanité consisterait à s’éloigner
de plus en plus de la nature, à contenir d’une manière de plus en plus
efficace les pulsions archaïques caractéristiques du procès cosmique,
va de pair avec une disqualification des cultures dites primitives et avec
une légitimation de la peine prise par les nations occidentales pour les
civiliser.

En somme, la thèse de Huxley, si elle permet de rejeter les
conséquences extrêmes du darwinisme social, n’en aboutit pas moins
à une forme de paternalisme, aussi bien dans le rapport aux classes inférieures que dans les nations à coloniser.
Or, il est frappant que, dans L’Entraide, le rejet de la thèse de Huxley s’accompagnera d’une revalorisation (certes datée) des cultures « sauvages » et « barbares », chez qui le sentiment de solidarité de l’espèce est réputé s’être mieux conservé que parmi les nations civilisées, qui apparaissent de ce fait partiellement dénaturées.

Ce détour par l’article de Thomas Huxley permet de saisir les deux points principaux qui composent la thèse défendue par Kropotkine dans L’Entraide : le premier est presque implicite, il s’agit de la possibilité d’appliquer à l’humanité ce qu’on présente comme des lois de la nature (et, sur ce point, Kropotkine se retrouve paradoxalement en accord avec les tenants du darwinisme
social) ; le second, qui forme la thèse proprement dite de l’ouvrage,
consiste à contester la version « gladiatrice » de la lutte pour l’existence.

La thèse de Kropotkine et ses développements

Pour le dire autrement, pour combattre le darwinisme social, Kropotkine choisit de s’attaquer, en particulier à la fin du chapitre II de L’Entraide, non pas à l’application de la théorie darwinienne de la lutte pour l’existence à l’humanité (ce qui lui semblerait trop coûteux théoriquement), mais à l’interprétation qui est communément
fournie de cette théorie.
Contre la version dure de la lutte pour l’existence, Kropotkine va en effet présenter l’entraide comme un facteur de l’évolution au moins aussi important que celui de la lutte
pour l’existence. Il s’agit pour lui de combattre l’interprétation malthusienne de la lutte pour l’existence.
Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, l’économiste Malthus avait en effet cru pouvoir montrer que les populations connaissaient une croissance géométrique, là où les moyens de subsistance croissaient arithmétiquement, de sorte qu’inévitablement une population donnée devait nécessairement être confrontée à une pénurie de moyens de subsistance, entraînant une lutte entre ses membres pour se les approprier.
A cette thèse, le darwinisme, dans sa version dure ou littérale (celle défendue par Huxley), ajoute l’idée d’une sélection des plus aptes : dans cette situation de concurrence généralisée, ce sont les individus les plus aptes qui triomphent.
Kropotkine objecte à cette présentation des choses qu’elle se fonde sur une situation abstraite qu’on ne rencontre
à peu près jamais dans la nature – et, lorsqu’elle se présente, ses résultats en termes d’évolution sont peu probants : les survivants sont affaiblis et peu armés pour affronter de nouveaux périls.

A ce modèle de la concurrence entre les membres de l’espèce – concurrence qu’il ne nie pas mais dont il relativise fortement l’importance – Kropotkine oppose, exemples à l’appui, l’entraide entre les membres de l’espèce contre les conditions extérieures, étant entendu que, parmi ces conditions extérieures, on trouve notamment les autres espèces. En somme, il substitue la concurrence interspécifique à la concurrence intraspécifique.
Pour Kropotkine, cette version de la lutte pour l’existence peut partiellement au moins s’autoriser de Darwin, qui aurait admis, à côté du sens restreint ou malthusien de cette lutte pour l’existence, un sens large, admettant la lutte de l’espèce contre les circonstances extérieures. En s’entraidant, les membres d’une espèce
donnée augmentent leurs chances de survie, de sorte que la présence de pratiques d’entraide au sein d’une espèce donnée constitue un avantage adaptatif par rapport aux autres espèces.
Pour Kropotkine, l’entraide, qui correspond aux périodes de
progrès dans l’évolution, constitue le cas général, alors que la concurrence interne à l’espèce est limitée à des périodes exceptionnelles de pénurie qui sont aussi des périodes de
régression. Le plus souvent, la sélection procéderait par l’élimination
de la concurrence, et non par l’élimination des concurrents.

Cette thèse, le naturaliste russe la développe dans L’Entraide en suivant une sorte d’échelle des êtres :
présente chez les invertébrés, l’entraide se retrouve dans toute
la chaîne des vivants, jusqu’aux sociétés humaines contemporaines.

Chemin faisant, Kropotkine revalorise les cultures sauvages (ch. III), chez qui l’entraide est présente spontanément, et il s’oppose expressément à l’image négative qu’en présente Huxley, celle de cultures marquées par la cruauté et l’élimination des faibles.
Il insiste également, ce qui est assez exceptionnel à
l’époque parmi les socialistes, sur l’importance des institutions d’entraide au Moyen Âge (ch. V-VI), affirmant que les progrès de la
Renaissance ne se sont pas produits contre ces institutions mais malgré leur destruction.
La logique d’ensemble de l’ouvrage semble être la
suivante : à mesure que l’on s’élève dans cette échelle des êtres, l’entraide est simplement pratiquée d’une manière de plus en plus
consciente et de ce fait plus universelle, et cette élévation du degré de
conscience, qui va de pair avec un élargissement de l’entraide, fait de
l’évolution un progrès. L’évolution est donc déterminée principalement
par l’entraide et le progrès consiste à pratiquer cette dernière d’une manière de plus en plus consciente.
Cette thèse s’accorde avec le communisme anarchiste professé par Kropotkine : le communisme peut en effet se présenter comme la forme la plus accomplie d’entraide, et, d’autre part, celle-ci étant naturelle et spontanée, il n’est pas besoin d’État ou de gouvernement pour la mettre en oeuvre.
Mais, dans le même temps, Kropotkine reconnaît une valeur aux individus, qui sont à même de remettre en cause les institutions d’entraide lorsque celles-ci deviennent sclérosantes. Dans un cadre général marqué par l’entraide comme facteur principal de l’évolution, le
souci de distinction individuelle a lui aussi un rôle à jouer, mais il prend
davantage la forme de la révolte, et non celle d’une concurrence généralisée.
D’un point de vue politique, l’ouvrage de Kropotkine représente donc une tentative d’allier le communisme anarchiste et la prise en compte de l’action individuelle.

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