Peu de réflexions libertaires se sont affrontées aux génocides et
massacres de masse qui vont rester la marque du XXe siècle. À moins
que le XXIe ne fasse plus fort ! Il y a pourtant là bien des raisons de
s’interroger sur la nature et les moyens du pouvoir quand il aboutit au
totalitarisme, sur les croyances et les conditionnements qui motivent et
encadrent le déchaînement de la violence, mais aussi sur les capacités de résistance, le rejet de ces conditionnements et des entraînements collectifs.
Un livre récent du sociologue Philippe Breton1 incite à un parcours
éprouvant à travers toute la série des « raisons » qui amènent un être humain à accepter de tuer d’autres êtres humains, beaucoup d’autres. A partir, paradoxalement, de la question inverse : pourquoi certains n’acceptent-ils pas, ou plus, de se plier aux ordres meurtriers ? Son propos ne concerne donc pas les « décideurs », ceux qui au sommet de la hiérarchie établissent les plans d’extermination, mais ceux qui sont chargés d’exécuter la dure besogne. Parmi eux, il s’attache à une catégorie dont on a peu tenu compte jusqu’à présent, ceux qu’il appelle selon le titre de son enquête les refusants.
C’est à travers un très vaste ensemble de travaux historiques, en
anthropologue plutôt qu’en historien dit-il, qu’il cherche la trace des
refusants. Délimitant la période concernée par son étude, il ne remonte pas en amont de la Deuxième Guerre mondiale et prend surtout en considération l’extermination nazie, essentiellement sur le front de l’Est, mais en abordant aussi le conflit vietnamien, la guerre d’Algérie et les massacres du Rwanda. Si, comme il l’espère, son travail prélude à d’autres recherches, il faudra explorer encore l’énorme étendue des crimes staliniens2. La « refusance » était-elle envisageable dans ce contexte-là ?
Une catégorie ignorée
Cherchant à comprendre les motivations des refusants – en fait, on le verra, leur absence de motivation – Breton se voit obligé de faire le tour des justifications et conditionnements qui permettent le passage à l’acte des exécuteurs, en prenant ce mot dans son double sens d’exécutants et de bourreaux. Raisons qui n’ont pas prise sur ceux qui font « le pas de côté », qui déclarent sans autre argumentation qu’ils ne peuvent pas faire ça, qu’on ne fait pas ça à des gens. Et cette absence d’argumentation explique aussi qu’on
trouve si peu de traces des refusants. Ils n’en disaient pas plus au moment de leur pas de côté, ils n’en ont pas dit plus par la suite3.
Ils restent donc une catégorie ignorée, qui en plus semble gêner. Il y a une périodisation, une temporalité dans la reconnaissance du génocide. Dans un premier temps, à la fin de la guerre, on ne fait guère la différence entre les victimes et l’accent est mis sur les déportés résistants. Ce n’est qu’à partir des années 60 que l’attention se porte sur les déportés raciaux, jusque-là enfermés dans le silence parce qu’on ne tient pas à les entendre. Le génocide est alors reconnu dans sa spécificité, mais débutera alors une « concurrence des victimes » pour la visibilité dans l’espace public. Et l’on peut se demander si nous ne sommes pas à présent entrés dans une période de « fascination pour le mal », pour les bourreaux, dont le succès du roman de Jonathan Littell, les Bienveillantes, serait le témoin.
Trois catégories d’acteurs occupent donc toute la place dans les études et le
flux courant de l’information. Les victimes ont témoigné et des survivants
continuent de préserver la mémoire. Les résistants se sont exprimés sur leurs
convictions patriotiques, politiques ou humanitaires. Les exécuteurs, à travers
les procès et les interrogatoires ou entretiens menés à cette occasion, ont
défendu leurs justifications. Les refusants, eux, ne se sont pas expliqués, n’ont
pas invoqué de raisons idéologiques ou morales. Ce n’était, pas, dit Philippe
Breton, des résistants, mais des non-exécuteurs. Ils disaient simplement qu’ils
ne pouvaient pas tuer, en acceptant de passer pour des lâches, des « chiffes
molles », des petites natures. Ils pouvaient être d’accord avec l’idéologie des
exterminateurs et les fins poursuivies, mais…
Breton tire une bonne partie de ses exemples du massacre de Josefow, ville de Pologne, en 1940, sur lequel on dispose d’une solide documentation. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande est chargé « d’éliminer » la population juive de la ville, soit 1800 personnes. 300 hommes valides seront déportés vers des camps de travail, 1500 femmes, enfants et vieillards seront fusillés à bout portant. (En tout 1350000 victimes seront abattues sur l’arrière
du front de l’Est.) D’après les enquêtes menées et les travaux d’historiens4, 15 à 20 % des membres du bataillon, même des officiers, ont refusé d’être – ou de redevenir après une première exécution – des meurtriers de masse. Sans encourir de sanction, au pire ils sont envoyés sur le front.
Confrontés à la même situation – assassiner à froid des êtres humains – exécuteurs et refusants vont donc faire des choix opposés. Comment comprendre cette « bifurcation » ? On ne tue pas sans raison, écrit Breton, et le refusant n’est pas perméable aux raisons qui font obéir les tueurs. Comme il ne s’en explique pas, il ne reste qu’à faire le long et tortueux parcours des « raisons de tuer » qui n’ont pas prise sur lui mais font basculer des « hommes ordinaires » dans le meurtre de masse.
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