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Eduardo Colombo
L’ordre hiérarchique et la différence de sexes
Article mis en ligne le 19 mai 2010
dernière modification le 19 juin 2011
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« … et les dieux immortels et les hommes mortels allaient s’émerveillant
à la vue de ce piège, profond et sans issue, destiné aux humains. »

Hésiode, Théogonie

Et Zeus, qui gronde dans les nues, créa ce mal si beau pour le malheur des mortels. Piège attirant sans fond et sans issue, de lui
sortira « la race, l’agencement maudit des femmes, terrible fléau
installé au milieu des hommes mortels ». Dans son coeur irrité il voulait
venger l’affront de Prométhée qui avait volé le feu, et calmer ainsi son
lourd courroux de tyran, selon ce que nous raconte Hésiode dans la
Théogonie1, au VIIIe siècle av. J.-C.

Plus d’un millénaire auparavant, les premières codifications des lois dont nous avons connaissance (codes d’Ur-Nammu [2112-2095 av. J.-C.], Lipit-Ishtar [1934-1924 av. J.-C.], Hammurabi de Babylone [vers 1760 av. J.-C.]), montrent que les institutions de la cité étaient depuis toujours franchement androcentriques.

Au IVe siècle de notre ère, quand le christianisme devient religion de l’Empire, comme le pouvoir politique était patriarcal, il n’a pas eu besoin d’inventer la répression de la sexualité, il lui a suffi d’accentuer certaines relations syntagmatiques pour sceller la dépendance de tous à l’ordre hiérarchique. Dès l’origine l’Homme a désobéi. Rebelle, il « devait être frappé d’un juste arrêt de mort »2. Corrompu par la désobéissance, « il dut souffrir en ses membres toutes les révoltes de la concupiscence et tendre ses mains aux liens de la mort. Coupable et puni, les êtres qui naissent de lui, il les engendre tributaires du péché et de la mort », écrit saint Augustin [354-430]3. Le refus de se soumettre au pouvoir souverain
réunit la « sexualité » et la mort dans l’imaginaire chrétien.

Notre propre époque repose sur cet épistèmè traditionnel qui articule la différence hiérarchique des sexes, le pouvoir et la
mort
, aussi bien au niveau du mental que du social, diverses théorisations dans le champ des sciences humaines l’attestent.
Cet épistémè de la sujétion reconnaît à tort ou à raison une interdiction à l’origine de l’institution de la société. Pour Freud, la
première phase de la culture, qui implique l’interdit du choix d’objet incestueux, constitue « peut-être la mutilation la plus tranchante que la vie amoureuse humaine ait subie au cours des temps »4.

Il faudrait chercher les origines de la société, nous dit le mythe du « père de la horde », dans une décision de la bande
fraternelle qui s’est vu obligée, pour maintenir l’association qui leur avait permis de commettre le meurtre du père, d’empêcher chacun de ses membres de faire ce que le père supprimé avait empêché autrefois. Ainsi, les frères, « s’ils voulaient vivre ensemble, n’avaient-ils
qu’un seul parti à prendre » : instituer l’interdiction de l’inceste. Mais la
conscience de leur culpabilité amène les fils à reconduire dans son pouvoir le père offensé en s’obligeant à une « obéissance rétrospective ». Rétabli dans ses droits, après avoir été renversé, le père « se venge cruellement de sa défaite de jadis et exerce une autorité que nul n’ose discuter »5. Bien que toute l’affaire ait lieu dans un clan matrilinéaire, elle se traite entre hommes, et les femmes ne sont que l’objet de leur convoitise.

Sorte de « pacte social » fondateur d’une société androcentrique, l’acte mythique qu’institue la « loi du père » explique
et justifie la normativité oedipienne de l’inconscient. « On dit que le prince est le père du peuple. Le père est l’autorité la plus ancienne,
la première, il est pour l’enfant l’autorité unique6. » Le complexe paternel transfère la puissance inconsciente du système patriarcal à l’État.

Lévi-Strauss place l’échange à la base des institutions sociales, mais l’interdit de l’inceste est le grand distributeur des effets de l’échange. Le lien de réciprocité qui fonde la relation globale de l’échange s’exprime dans le mariage ; cependant ce n’est pas entre un homme et une femme que le lien s’établit, c’est « entre deux
groupes d’hommes, et la femme y figure comme un des objets de l’échange, et non comme un des ‘partenaires’entre lesquels [l’acte social] a lieu ». Parce que la situation initiale de tout échange
« inclut les femmes au nombre des objets sur lesquels portent les transactions entre les hommes »7.

L’ordre symbolique

La vie sociale est un tout constitué par l’interaction constante et multiple des individus divers, chacun avec sa subjectivité
et son histoire, qui font partie des groupes, des classes et des rangs. C’est le collectif humain qui a créé les formes institutionnelles, les significations et les représentations, les mythes, les croyances et les valeurs, et qui a énoncé les règles qui organisent la vie dans la cité.

La société fonctionne sur la base de ce système symbolico-imaginaire qui donne sens, ou signification, aux éléments de la
nature et aux actions des hommes. Mais le holisme de la signification permet de reconnaître un « champ de force » autour de certaines représentations centrales qui attirent vers elles et orientent les différents contenus de cet univers de représentations et de pratiques.

À l’évidence, l’ordre symbolique – à l’intérieur duquel nous, les êtres humains, nous parlons – est un ordre hiérarchique, en tout cas jusqu’aujourd’hui. Les représentations de la femme tout au long de
l’histoire l’attestent ; la réalité des pratiques sociales et les différences de tâches assignées aux deux sexes le confirment.

L’institution historique du social contient et reproduit la structure de la domination politique comme une forme symbolique qui participe à l’articulation nécessaire qui s’établit entre les éléments
apparents ou visibles d’une culture et la constitution du « sujet ».
Dit d’une autre façon, la domination politique fait partie de l’ordre symbolique comme un facteur occulte présent dans les institutions élémentaires, les mythes, les représentations populaires ou scientifiques du monde, formes symboliques que l’individu dès sa
naissance assimile en tant que réalité établie8. Cette réalité, le conformiste l’accepte et le rebelle la critique ou la combat, mais elle est la même pour les deux.

L’imaginaire collectif de chaque époque se déploie ainsi sur ce champ épistémique ancestral constitué par un tissu de relations inapparentes, de pratiques culturelles et de théories sous-jacentes,
occultes ou inconscientes, structuré par quatre grandes divisions binaires.

La plus saillante d’elles, base de l’hétéronomie originaire du socialhistorique et condition nécessaire du fait religieux, est l’institution de deux domaines séparés, un monde naturel et
un au-delà invisible, la représentation imaginaire d’une altérité.
Et non pas une simple division, mais une séparation hiérarchique qui met l’ici-bas sous la dépendance de l’au-delà. L’homme assujetti au divin, le contingent anéanti par l’absolu. On pourrait dire que l’institution primitive, originaire, de la société l’a décidé ainsi et qu’en le décidant, la société s’est engagée dans la voie de la séparation radicale et sacrale – le sacré étant l’expression ou l’intervention de
l’au-delà dans le bas monde ; par le même mouvement elle effectue une dépossession inaugurale en plaçant dans cette dimension
extérieure et hétérogène le diktat de la loi, le principe ordonnateur, la capacité d’instituer la société.

L’auto-dépossesssion de leur capacité symbolico-instituante en faveur d’un législateur extérieur ouvre la voie au sein même du collectif humain à l’expropriation ou confiscation par une minorité de cette propriété instituante du social. Tout pouvoir politique, toute arkê politikê, tout gouvernement aussi bien despotique qu’oligarchique (et la démocratie représentative est une forme du gouvernement de l’oligarchie) fonctionnera, alors, sur la division binaire dominant/dominé, doublée dans les pratiques économiques par l’opposition exploiteur/exploité.

Deux thémata9 archaïques construisent et soutiennent la logique du système symbolique donnant leur contribution à toutes les divisions hiérarchiques. Ces « invariants » sont la différence des générations et la différence des sexes.

L’observation de la nature n’a pas pu être étrangère à la naissance de la pensée, à l’invention du signe, du symbole, de la
convention, de la règle, du langage. L’intuition première du même
et du différent soutient les termes opposés qui composent les catégories binaires présentes dans tous les systèmes d’idées et de croyances, mythes, idéologies, théories10. Ils établissent des couples
contrariés tels que haut et bas, sec et humide, chaud et froid, supérieur et inférieur, mâle et femelle, et ainsi de suite.
Mais, la logique hiérarchique de l’ordre symbolique forme avec les termes de ces paires dualistes des syntagmes divers, associant par exemple haut, supérieur, à une valeur positive et bas, inférieur à une
valeur négative. Ou comme dit Aristote : « chez l’homme le courage est une vertu de commandement et chez la femme une vertu de subordination »11.

La pensée donne sens au monde, mais elle s’accroche au naturel comme elle s’accroche à l’historique, à ce qui est déjà là.
Ainsi, la pensée humaine a tendance à prendre les catégories sociales établies pour des données de la nature. Paradoxe de la doxa, dirait Bourdieu.

Cependant, d’abord, l’inéluctable de la nature biologique s’imposa à l’homme : les générations se succèdent, et restent
irréversiblement sur terre les vivants et les cadavres, les parents et les enfants, les jeunes et les vieux. Les morts ne sont plus parmi nous, ils ont trépassé, surmonté « la terreur pâle » et sont entrés dans « l’ombre
brumeuse » où ils deviennent sacrés. Les vivants dans leur enfance sont dépendants, ils doivent apprendre les pratiques, les techniques, les savoirs de leur culture. La société ajoute à la différence naturelle des générations une différence hiérarchique des statuts.

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