En souvenir de Léo,
Et de nos longues discussions dans la nuit de Lyon
Au flanc de la Croix-Rousse.
Parce que j’essaie encore,
Malgré tout…
C’est beau de se dire pacifiste, féministe ou anarchiste
Mais ton cœur est capitaliste/J’en ai subi les injustices
« Rebelle féministe », Genr’ radical
C’est comme si tu pensais que de te dire « anarchiste » te rendait propre et pur, et ne faisait plus de toi le sujet d’une auto-analyse ou d’une critique.
Tu as rendu le terme répugnant pour moi. […] Il est temps pour moi d’être avec des femmes. J’ai passé ma vie dans un monde défini par les hommes, à apprendre des hommes, à être en relation avec des hommes, à lire des hommes, à essayer d’écrire et de parler comme des hommes, à être avec des hommes. Si tu te sens menacé parce que moi et mes soeurs sommes excédées, et que nous sommes réunies, peut-être as-tu une bonne raison de fuir.
Anonyme, « what is to be a girl in an anarchist boys’ club »1
En principe, l’anarchisme valorise la liberté, l’égalité, la solidarité, ainsi que le bonheur et le plaisir2. L’anarchisme favorise l’association libre, donc la diversité et le pluralisme, ainsi que les relations consensuelles. L’anarchisme lutte contre les injustices, la domination, la coercition et l’exploitation. N’y a-t-il pas là les principes pour fonder des relations amoureuses et sexuelles épanouies, émancipées, égalitaires et consensuelles ? D’ailleurs, les anarchistes ont critiqué le patriarcat dès les débuts de leur mouvement organisé, au XIXe siècle, dénonçant « l’esclavage sexuel » et en appelant à « l’égalité politique des femmes3 ». Des anarchistes ont été parmi les premiers en Occident moderne à prôner « l’amour libre », soit la liberté de choix amoureux et sexuel pour les hommes comme pour les femmes, et le droit pour celles-ci à contrôler leur reproduction. Des anarchistes ont aussi été parmi les premiers à dénoncer l’absurde criminalisation de l’homosexualité4. Ces préoccupations se retrouvent surtout chez les femmes anarchistes comme Emma Goldman et Voltairine de Cleyre, mais aussi chez quelques-uns de leurs camarades masculins. Des hommes anarchistes ont même été réprimés pour leur position en faveur des femmes. Voltairine de Cleyre consacre ainsi un texte à célébrer le camarade Moses Harman, emprisonné et condamné aux travaux forcés pour avoir identifié comme un « viol » la relation sexuelle imposée par un homme à une femme dans le cadre du mariage5.
Il serait possible, en s’inspirant des définitions de l’État et du capitalisme que donnent Emma Goldman et Charlotte Wilson, de définir le patriarcat d’un point de vue anarchiste comme la domination par les hommes des conduites, des besoins et des consciences des femmes, considérées par ces hommes comme des choses à exploiter6. Cela dit, les hommes anarchistes en Occident ne sont pas toujours aussi empressés de se mobiliser contre le patriarcat, préférant le plus souvent lutter contre l’État, le capitalisme, la religion, le racisme, la guerre, la répression policière, le nucléaire et la pollution. Plusieurs hommes anarchistes sont même explicitement ou implicitement misogynes et antiféministes. Pierre-Joseph Proudhon a exprimé sans gêne aucune une violente misogynie qui n’est que peu ou pas du tout discutée dans la plupart des études à son sujet7. Dans son oeuvre majeure, De la justice dans la révolution et dans l’Église, Proudhon consacre pourtant près de 500 pages à développer sa théorie sexiste, sans compter De la pornocratie ou Les femmes dans les temps modernes, un livre publié à titre posthume, qui constitue une attaque directe contre les féministes. Proudhon veut contredire « l’utopie de l’égalité des sexes » 8 et démontrer « L’INFÉRIORITÉ PHYSIQUE, INTELLECTUELLE ET MORALE de la femme9 ». Contre l’émancipation des femmes, Proudhon encourage la violence : « Mieux vaut une femme estropiée à la maison qu’une coquette ingambe à la promenade10. » Il est donc possible d’être un anarchiste déclaré et adulé comme tel, et néanmoins un misogyne partisan d’un patriarcat brutal.
En termes de rapports sociaux de sexe, les hommes même anarchistes restent le plus souvent privilégiés et dominants face aux femmes, dans la société et dans le milieu militant. Ils sont de plus en général majoritaires dans le mouvement et ses organisations11, et ils ont même des comportements misogynes dans le milieu militant ou dans leurs relations intimes. La suprématie masculine dans les réseaux
anarchistes et l’expression d’attitudes et de comportements misogynes et antiféministes, voire des agressions verbales et physiques, sont des phénomènes récurrents, comme l’indiquent les textes de militantes qui dénoncent — génération après génération — les abus de leurs mâles camarades.
Ces enjeux ne peuvent pas être évacués ou excusés en blâmant « la socialisation » ou le « système patriarcal », ni en rappelant que « c’était pareil dans les années 1960 », que « c’est la même chose chez les maoïstes » ou que « c’est pire chez les néo-nazis ». On ne peut non plus refuser d’y réfléchir en laissant entendre qu’il ne faut pas se critiquer entre anars parce que cela affaiblit notre mouvement qui a déjà tant d’ennemis, et parce que cela ferait le jeu de nos adversaires.
La discussion proposée ici, qui s’inspire d’un atelier présenté par Les Sorcières au Salon du livre anarchiste de Montréal en 2006, d’entrevues avec des anarchistes en France et au Québec, et de plusieurs ouvrages et fanzines féministes, cherche à rappeler que l’anarchisme peut être porteur de misogynie plus ou moins brutale, à la fois parce qu’il est traversé par les forces qui constituent la société contre laquelle il lutte mais dont il ne sait se prémunir, mais aussi parce qu’en son sein des éléments militent en faveur de la suprématie masculine et contre le féminisme. En conclusion, il sera avancé que la théorie anarchiste d’une Charlotte Wilson et d’un Pierre Kropotkine permet d’expliquer (non de justifier) que des hommes anarchistes exercent un pouvoir patriarcal sur les femmes, et devrait nous laisser comprendre que la solution passe par le renforcement d’un mouvement féministe combatif dans la société en général, et dans le milieu anarchiste en particulier.
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