Des féminismes, en veux-tu, en voilà
Le Mouvement de libération des femmes a quarante ans. Mai 2010, le numéro 24 de Réfractions prend pour sujet celles qui « portent la moitié du ciel ».
« Des féminismes, en veux-tu, en voilà », d’aucunes trouvent l’expression quelque peu méprisante et à consonance péjorative ; à tort me semble-t-il, car, datant de 1750, cette locution renvoie tout simplement à l’idée de pluralité. Si elle suscite des polémiques, j’ose en ce qui me concerne y trouver une pointe d’humour renforcée par la Pomme croquée de Nelly Trumel, et bien joliment, en illustration de couverture. Non, les féministes ne doivent pas ici se sentir moquées. Et je ne pense pas que les femmes du comité de rédaction se sont tiré une balle dans le pied à cette occasion. Elles ne font que mettre au jour avec force analyses, explications et application les débats des mouvements pour enrichir les luttes à venir et trouver des voies efficaces et nouvelles à l’émancipation des femmes ; ainsi, un éclairage du titre apparaît dans le texte de présentation du numéro : « Nous voulons plutôt, en cette année anniversaire, partir d’un constat : l’extrême diversité aujourd’hui des approches de la question féministe. »
Extrême diversité, immense richesse de ce combat revendicatif et subversif qui, après avoir posé la question de l’inégalité de la condition de la femme, s’est développé, prenant des chemins variés, dépassant largement les premières revendications sociétales et les transformant jusqu’à « la déconstruction des genres et des sexes ». Ce titre ne fait que renvoyer à l’évolution du féminisme depuis les années 1970, à la pluralité des formes prises par le mouvement et donc, aussi, aux multiples approches théoriques s’y rapportant.
C’est l’hétérogénéité de cette pensée, de cette réflexion et des actions concrètes qui est fouillée et disséquée au fil des différents articles : la problématique féministe en général, le féminisme chez les anarchistes et dans leurs organisations avec toutes les contradictions qu’il recèle, sans indulgence aucune et avec une certaine clairvoyance même ; et cela en trois parties, historique, théorique et pratique.
L’histoire, d’abord, sous les plumes de Françoise Picq sur la question d’identité, puis de Nicolas qui revient sur le travail des femmes au temps de la Première Internationale, particulièrement intéressante quand Anne Steiner analyse la place des femmes anarchistes dans les luttes émancipatrices de la Belle Époque et que Marianne Enckell donne un aperçu du panorama mondial de féministes anarchistes de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle.
Dans la partie théorique – au style un peu obscur et plus difficile par endroits –, je pointerais plus particulièrement le décryptage de l’anarcha-féminisme, à travers réflexions et luttes, réalisé par la commission Femmes de la Fédération anarchiste et l’entretien d’Heloïsa Castellanos avec Geneviève Fraisse qui met en valeur l’évolution des formes de domination patriarcale, sans négliger pour autant l’analyse de la domination masculine faite par Eduardo Colombo, la question posée par Irène Pereira sur les rapports de l’anarchisme et du féminisme et la critique du féminisme pseudo-libertaire de Marcela Iacub entreprise par Monique Boireau-Rouillé.
La troisième partie, elle, témoigne de la pluralité des actions et deux articles sont révélateurs des contradictions entre « théorie » et « pratique » : celui de Simon Luck et d’Irène Pereira sur la place des femmes dans les organisations anarchistes, d’où il ressort que le faible nombre de militantes serait en partie dû à l’image de violence et de virilisme donnée par les organisations anarchistes, même si ce faible nombre des femmes investies dans le domaine politique au sens large n’est pas propre aux organisations libertaires. Les femmes n’aimeraient pas la violence, seraient plus « réfractaires » à des pratiques de violence, dans leur majorité.
Réflexion approfondie dans le texte de Francis Dupuis-Déri sur les « hommes anarchistes face au féminisme » à la lecture duquel on mesure tout le chemin qu’il reste à parcourir dans les organisations pour combattre la domination masculine. Quelques touches personnalisées par les interviews de Daniel Colson et le texte d’Helen Alvarez Virreira sur les luttes féministes en Bolivie concrétisent un peu plus ce champ d’observations et de questionnements.
En fin de revue, la transversale évoque le sujet déjà antérieurement débattu sur « les conceptions anarchistes du politique et de la liberté » et essaie, sous la plume de René Fugler, de donner une image des « refusants », remettant au jour la question de La Boétie sur la « soumission » de l’homme.
Toujours en questions et en mouvements, donc, ces féministes qui, après avoir croqué le fruit défendu d’Ève ou la pomme de discorde offerte à Aphrodite par Pâris, se retrouvent ici au fil des pages plutôt portées par le mythe d’une Antigone rebelle bien actuelle et vivante qui gagne peu à peu du terrain. Mais pour assumer pleinement cette seconde face d’une mythologie combative et positive, il faut peut-être assumer aussi la première et la digérer, avec humour si possible. C’est fait ici et c’est bien ainsi.
Michèle Crès
Réfractions, n° 24, "Des féminismes, en veux-tu, en voilà", mai 2010, 12 euros.
Paru dans le Monde libertaire n°1609 (21-27 octobre 2010)