Albert Camus et les Libertaires. Écrits rassemblés par Lou Marin.
Egrégores Éditions,
358 pages, 15 euros.
La publication de L’Homme révolté valut à Albert Camus la condamnation des gar- diens du temple. Notamment de Francis Jeanson – ami de Sartre -, dans un article désormais emblématique des pratiques staliniennes telles qu’elles avaient cours en ce temps, intitulé « Albert Camus ou l’âme révoltée » et publié dans Les Temps modernes en mai 1952. Ce qui eut pour conséquence de mettre Camus et son œuvre à l’index, et pour longtemps, semble-t-il. Une tradition entre ignorance et diffamation, qui, à lire l’article de Jean- Pierre Duteuil « De Camus à Onfray, une permanence libérale en milieu libertaire » (Courant Alternatif, février 2009) a, semble- t-il, la peau dure. Camus, cet homme enra- ciné dans son humanité, penseur par surcroît d’humanité, ne pouvait se plier aux impératifs d’un pouvoir intellectuel qui, de Sartre à Breton, s’employait à dis- qualifier ceux qui refusaient d’admirer les maîtres soumis au diktat marxiste-léni- niste. Ses ennemis n’eurent de cesse d’en réduire la pertinence et le courage au nom de la pureté révolutionnaire. Selon une méthode qui leur était coutumière, ils s’en prirent à l’homme. Lui qui n’était pas du cénacle, lui qui ne voulait pas renoncer à son esprit critique et à sa liberté au nom de la fidélité aux pays du mensonge déconcer- tant. Toujours, ils nous le présentèrent comme un théoricien de seconde zone. Jean-Jacques Brochier, rédacteur en chef du Magazine Littéraire de 1968 à 2004, donna le coup de grâce en 1970 en publiant son essai Albert Camus, philosophe pour classes terminales. Il semble donc somme toute assez logique que, refusant de se rallier au camp de l’un ou de l’autre, choisissant l’éthique contre tous les pou- voirs, minoritaire dans un monde où la fin justifie les moyens, que le « compagnon de doute » comme l’a si joliment qualifié Fabrice Magnone (raforum.info/article. php3 ? id_article = 1921), se sente en ter- rain de connaissance avec ses amis liber- taires. C’est dire si les éditions Egrégores, en publiant le travail de Lou Marin, militant anarchiste non-violent d’origine alle- mande, s’inscrivent dans une volonté de vaincre l’ignorance et les préjugés. Et c’est dire si elles ont fort à faire. Dans son ouvrage, Lou Marin nous resitue le contexte idéologique et la teneur des débats, autant que leur objet, qui firent de Camus une victime de la guerre froide et surtout un intellectuel complice des liber- taires. Les deux étant liés, sans aucun doute. Il faut notamment — et le malen- tendu persiste – revenir, car ici gît l’argu- ment massue de ses détracteurs, sur la position que le philosophe prit à l’égard du FLN. Lou Marin nous rappelle que, dès les années trente, Camus avait soutenu le mouvement de Messali Hadj. Ce qui rela- tivise bien des simplifications faites à son sujet lorsqu’il est question de l’Algérie. Mais ce n’est pas le seul point sur lequel cet ouvrage nous rafraîchit la mémoire et fait ressortir le caractère inique des simpli- fications et des attaques dont fut victime son œuvre maîtresse, L’Homme révolté. L’ombre de ce texte plane sur les articles rassemblés par les bons soins de Lou Marin. À leur lecture, on découvre à quel point Albert Camus n’a jamais cessé de se tenir du côté de l’éthique de la révolte, quel qu’en soit le prix et dût-il en assumer toutes les contradictions avec une honnê- teté intellectuelle qui, à l’évidence, a fait et fait toujours défaut aux sectateurs de la transcendance révolutionnaire. Il n’est donc pas surprenant de découvrir à quel point Albert Camus fut proche de ses amis anarchistes espagnols de la CNT en exil, et à quel point il fut fidèle en amitié. Tous les témoignages l’attestent. Dans son très bel épilogue, Freddy Gomez revient sur cette dimension affective autant que poli- tique, aspect confirmé avec beaucoup de délicatesse par Miguel Chueca dans Le Monde Libertaire (n° 1533). L’Espagne libertaire sera toujours cette vieille plaie mal cicatrisée qui à chaque spasme de l’histoire, à chaque nouvelle répression, se rouvrira et le fera réagir sur un mode per- sonnel et affectif. Il n’eut de cesse, comme le démontre, entre autres, son texte inti- tulé Calendrier de la liberté, de mettre en parallèle la répression des émeutes ouvrières de Berlin de 1953 puis l’écrase- ment de l’insurrection hongroise de 1956, et la nuit dans laquelle l’Espagne s’était enfoncée. Ce qui ne l’empêchera pas de considérer, comme Louis Mercier, que la lettre de Simone Weil à Georges Bernanos, qui relate un certain nombre d’excès qu’elle prétend avoir été commis par des miliciens anarchistes durant la révolution espagnole, se devait d’être publiée (Témoins n° 8, 1955). À propos de la colla- boration de Camus avec la revue Témoins, animée par Jean Paul Samson, on lira le très instructif article de Charles Jacquier publié dans le numéro 33 (janvier 2009) de l’indispensable bulletin de critique biblio- graphie A contretemps. Jacquier revient lon- guement et en détail sur le lien particulier qui unissait le philosophe à cette revue pacifiste. D’une façon générale ce numéro d’A contretemps est le complément indis- pensable, comme un supplément, à la publication des Éditions Égrégores. Numéro dans lequel Freddy Gomez par- fait notre connaissance de l’auteur de L’Homme révolté. Remercions Claire Auzias, animatrice des éditions Egrégores, d’avoir permis que cette compilation par- vienne jusqu’à nos tables de lecture.
Jean Luc Debry
Louis Janover, Visite au musée des Arts derniers,
les éditions de la Nuit, 2008, 96 p., 12 euros.
Les amis de Louis Janover doivent être rares car, une fois de plus, il ne ménage personne dans ce petit livre plein de belles et de méchantes phrases contre « les sur- réalistes et les situationnistes et leurs minuscules descendants » qui ne purent empêcher leur récupération non pour ce qu’ils croyaient être mais pour ce qu’ils ont été réellement : les inspirateurs de la cul- ture de la consommation et de la consom- mation de la culture, l’œuvre d’art devenant marchandise et la marchandise un art. Louis Janover est un radical. Marxien, il se moque de ceux qui proclament le refus du travail : « C’est par le travail « nécessaire » que l’homme se libère des chaînes de la nécessité », car « le véritable règne de la liberté ne peut fleurir qu’en se fondant sur [le] règne de la nécessité ». Ce qu’il faut abolir, c’est le salariat ! Janover raille ceux qui prônent une société de loi- sirs et de temps libre alors que le temps libre n’est pas pour autant synonyme de liberté. Le travail seul est libérateur. L’auteur pense ainsi se réclamer d’« idées solitaires » qui le condamnent à la solitude et à la sécession ; ce qui donne un goût d’amertume à son livre. Là, il pourrait se tromper. Laissons donc ce pessimisme pour des jours meilleurs… A. B. André Bernard, Ma chandelle est vive, je n’ai pas de dieu, Lyon, Atelier de création libertaire, 128 p. (50 x 50 cm), 20 euros. Enchanter le monde « Une libellule/Arrachez-lui les ailes/Un piment rouge ». C’est ainsi que son élève vint rendre compte au maître zen de la promenade méditative qu’il avait faite dans son jardin. Ce à quoi le maître répon- dit : « Un piment rouge/Mettez-lui des ailes/Une libellule. » Entre le cynisme des- tructeur du premier haïku et l’essor créa- teur du second, le choix est d’évidence : plutôt la vie !1 André Bernard s’est souvent réclamé de cette joute poétique que révéla et qui enchanta André Breton. Il n’est pas inutile de le rappeler pour situer poèmes et col- lages de ce très beau livre : Ma chandelle est vive, je n’ai pas de dieu. Déjà le titre annonce cette fidélité à l’essentiel contre l’insignifiant, cette médiocrité ambiante où il fait « un temps de temps ». On aura beau jeu de dénoncer un surréalisme que l’on dit moribond. André Bernard s’en moque, qui en a retrouvé « l’état d’esprit », incre- vable celui-là, dans le Surréalisme, même : le « même » n’a en rien perdu de son importance, aujourd’hui, dans cette revue datant de 1956. C’est que l’écriture de ces quelques poèmes retrouve fraîcheur et tendre inno- cence. Elle est comme toute neuve et n’a rien d’automatique, très ancrée dans le réel, voire le quotidien de rencontres, qui se conclut par un « lâcher tout » qui retrouve la démarche initiale, mais qui débouche sur un inattendu attendu de l’auteur : le petit miracle, la vraie « chute » : Sur la Grand-Place de Bruxelles j’ai fait une cueillette de ciseaux de dentelle blanche D’autre fois, et voulant chanter « le retour du possible », le poème force le lan- gage. Ne libère plus « le mot de la fin ». Le militant ne retrouve pas le poète, qui se voudraient inséparables. Comment le pourraient-ils d’ailleurs, sinon en s’expri- mant au cœur d’une transformation du monde ardemment souhaitée, qui est loin (?), qui est proche (?), mais qui n’est pas. C’est le cas de « Tarif de nuit ». C’est qu’André Bernard est un militant de la première heure (« Jeunes liber- taires »).
Paradoxalement, ce fut lors d’un conflit syndical interminable (1975-1977) qui mobilisa le Syndicat du livre contre le Parisien, dans une action directe quoti- dienne et des plus violentes, qu’il décou- vrit les collages ou plutôt « les papiers collés ». La joie créatrice du « faire » le libère d’une lutte pour le « travail » qui ris- quait d’étouffer l’individuel dans le collec- tif et de le cantonner dans une violence certes nécessaire, mais combien traumati- sante. C’est comme s’il retrouvait un équi- libre intérieur dans cette série de collages, à la fois merveilleux et sombres, qui illus- trent le livre. Sa non-violence initiale le porte aussi à la réflexion, et je crois qu’il l’approfondit encore aujourd’hui. Ma chandelle est vive, je n’ai pas de dieu n’est pas un livre comme les autres, et c’est ce qui en fait son intérêt et son émouvant message. C’est qu’il ne s’agit ni d’un recueil de poèmes, ni d’un livre d’art, ni même d’une biographie. D’Anarchisme et non-violence à Réfractions, en passant par les Potlatchs, il témoigne d’une démarche sous le signe de l’amour, de la poésie et de la liberté. Il en est comme le révélateur atypique, qui voudrait réenchanter le monde.
Claude Kottelanne 1. Plutôt la vie, un des plus beaux poèmes d’André Breton.
Gustav LANDAUER, La Communauté par le retrait et autres essais, traduits et prés. par Charles Daget. Arles,
Éditions du Sandre, 2008, 295 p., 28 euros.
La personnalité et l’œuvre de Gustav Landauer (1870-1919) sont encore peu connues en France. Quand on l’évoque, c’est essentiellement pour sa participation à la république des conseils de Bavière et son assassinat lors de la répression du mouvement. Michael Löwy a été un des premiers à faire état de sa pensée dans ses travaux sur le judaïsme libertaire. Plus récemment, on trouve sa trace dans diffé- rentes conférences réunies pour le recueil Juifs et anarchistes des éditions de l’Éclat (2008). Il est vrai que les textes de Landauer sont rares en français. Son essai sur
La Révolution, publié en 1974, était épuisé. Margaret Manale et Louis Janover en ont proposé voici peu une nouvelle traduction, précise et fluide (éditions Sulliver, 2006), suivie de repères biographiques détaillés qui tiennent compte en particulier de ses relations avec le milieu libertaire allemand. Mais l’entreprise reste quelque peu sur- prenante, puisque Janover ajoute une longue postface qui passe les idées de l’au- teur au crible du matérialisme historique, avec le postulat que « Marx sans l’anar- chisme et l’anarchisme sans Marx vouent la Révolution à n’être plus qu’un sujet sans objet ou un objet sans sujet » (p. 8). Charles Daget apporte maintenant une contribution importante à une meilleure connaissance d’un penseur qui tient une place singulière dans la philoso- phie libertaire par son approche spirituelle de l’anarchie positive. Il publie la traduc- tion de divers essais de Landauer, sous le titre général de La Communauté par le retrait, en les introduisant par une présen- tation, biographique et intellectuelle, qu’il est bien utile de lire si l’on ne veut pas être trop surpris par une langue et une théma- tique qui empruntent souvent au religieux, même si Landauer n’a jamais transigé sur son athéisme. (Cette présentation est en ligne sur le numéro de février 2009 de divergences.be) Le statut littéraire de Landauer est complexe, ce qui explique aussi la variété des perspectives qu’il adopte. Après avoir suivi les cours de plusieurs universités, Heidelberg, Berlin et Strasbourg, en philo- sophie et en études germaniques, il est devenu journaliste, critique dramatique, écrivain, traducteur (du français et de l’an- glais). Il a été le premier traducteur en alle- mand moderne du mystique rhénan médiéval Maître Eckhart, et a traduit Kropotkine et La Boétie. Il a écrit une belle série d’études sur Shakespeare. Il n’est donc pas étonnant que, dans toutes ses définitions et propositions, il n’oublie jamais la dimension culturelle du socialisme. Dans ses projets (inaboutis) de communautés à la fois agraires, artisanales et industrielles — qui devaient en même temps permettre de vivre hors des rap- ports étatiques et constituer des éléments indispensables à la reconstruction sociale s’il survenait une vraie révolution — le tra- vail utile, productif s’alliait aux activités de « luxe » : l’art, la pensée, les loisirs. Son souci permanent, c’est l’esprit unifiant qui porterait ces communautés et la nouvelle ère de civilisation qu’inaugurerait le socia- lisme. Il pose ainsi la question essentielle qu’oublient en général les constructeurs d’utopies : quelles sont les convictions et valeurs communes qui pourront unifier et vivifier la société nouvelle ? Dans leur expression diverse, les articles de ce recueil développent les conceptions philosophiques de Landauer, la définition de ses valeurs fondatrices, même si lui-même n’utilise pas le terme. La spiritualité qu’il invoque sans cesse n’a rien à voir avec un quelconque dualisme : l’esprit tel qu’il l’entend est aussi sensuel, corporel, animal. On pourrait parler d’une vision proche de celle du romantisme alle- mand. C’est en descendant au plus pro- fond de lui-même, en se dégageant des conventions, des croyances et mœurs dominantes, que l’individu retrouve l’es- pèce humaine avec tout son passé et en même temps l’univers naturel. S’il est question de « mystique » chez lui, c’est dans cette expérience du retrait qu’on peut la trouver. Ce retrait, ou cette séparation, selon les traducteurs, prend ainsi un sens double et complémentaire : c’est à la fois le mouve- ment qui rejoint la communauté humaine, la communauté du vivant dans l’expé- rience intérieure, et le choix d’établir des relations de coopération et d’entraide dans des communautés retirées des modes de fonctionnement capitalistes et étatiques. Les articles réunis ici vont de 1900 à 1918. Ils déclinent les idées de Landauer à travers une grande variété de thèmes : on peut y lire ses « trente thèses sur le socia- lisme » et son long tract sur « l’abolition de la guerre par l’autodétermination du peuple », ses réflexions sur Tolstoï et Kropotkine, ses analyses du langage, sa lecture de Martin Buber et ses interro- gations sur le judaïsme, les notions de peuple et de nations « détachées du monstre froid de l’Etat ».
René Fugler
Marc PRÉVÔTEL, Cléricalisme moderne et mouvement ouvrier,
Les Éditions Libertaires et Fédération nationale de la libre pensée, 2008, 279 p., 14 euros
En ces jours où il est beaucoup question de laïcité positive, ouverte ou nouvelle, il est bien utile de lire les enquêtes et analyses de Marc Prévôtel sur l’évolution du cléricalisme et les formes de sa pénétra- tion dans le mouvement ouvrier.Travail de longue haleine et à longue distance, puisque les articles réunis dans ce volume ont été publiés entre 1976 et 1991 et puisque Marc remonte jusqu’au XVIIIe siècle dans ses lectures pieuses. C’est avant tout au XIXe siècle qu’il explore les sources du « christianisme social » qui va peu à peu tenter d’infuser les principes et les positions de l’Église catholique dans les organisations ouvrières et des partis de gauche. Que l’Église approuve ou condamne les diverses initiatives et entre- prises, selon les circonstances et les rap- ports de force, elle se garde toujours, nous dit-il, la possibilité de réhabiliter après coup les avant-gardes sacrifiées ou de mettre provisoirement hors jeu les brebis attardées ou trop pressées. Les articles sont publiés dans l’ordre chronologique de leur parution, dans la variation des thèmes, avec leurs retours et approfondissements. Ils ont été écrits avant tout pour L’Anarcho-syndicaliste (auquel Prévôtel collabore toujours), mais aussi pour La Rue, Le Monde libertaire, Les Cahiers des amis d’Aristide Lapeyre ou Laïcité. Ce qui fait aussi de ce parcours une traversée d’histoire sociale et politique. L’auteur a milité à la Fédération anarchiste, à Force ouvrière (il a été responsable syn- dical à l’Union nationale des syndicats de l’énergie nucléaire), il est toujours à la Fédération nationale de la libre pensée qui coédite ce livre, prix Ni dieu ni maître 2008. La première partie de ces études a été éditée en 1983 dans la collection Volonté anarchiste avec une préface de Paul Lapeyre ; la nouvelle est présentée par Jo Salamero. C’est dans la succession des encycliques pontificales que Marc va pui- ser la définition de la doctrine sociale de l’Église, dans ses différentes adaptations, du rejet de la République aux consignes de soumission et de participation aux pou- voirs en place. Mais il s’attache aussi à montrer les méthodes de travail appli- quées concrètement par les partisans de cette doctrine dans leurs entreprises de conquête des institutions. Il suit ainsi la progressive pénétration de la société civile par les divers avatars de l’Action catho- lique : Jeunesse ouvrière, étudiante, agri- cole, Mouvement populaire des familles, Mouvement de libération ouvrière. Jusqu’à l’émergence de certains courants dans les partis de gauche. En 1981, après le second tour des législatives — selon l’historien catholique René Rémond avec lequel Marc a entretenu par ailleurs long débat — un tiers environ des députés du Parti socia- liste provenaient des mouvements d’ac- tion catholique. Il y a cléricalisme, dit Prévôtel en citant Rémond, dès qu’il y a confusion entre société religieuse et société civile. La rup- ture des liens statutaires et juridiques avec la hiérarchie de l’Église ne signifie pas rup- ture avec son idéologie. Puisqu’il appar- tient aux « laïcs », selon Georges Suffert, « par leurs libres initiatives et sans attendre passivement les consignes et directives, de pénétrer d’esprit chrétien la mentalité et les mœurs, les lois et structures de leur communauté de vie » (p. 74). Creusant son sillon, Marc remonte aux fondateurs du « socialisme chrétien », Lamennais, Buchez, le journal L’Atelier (1840-1950) en montrant qu’ils finissent toujours par infuser dans le mouvement ouvrier des positions tendant à « dépasser » la lutte des classes. Ce qu’il met en cause essentiellement, c’est la persistance d’une doctrine corporatiste préconisant que toutes les catégories sociales appartenant à une profession (dont les employeurs) « participent » à sa réglemen- tation. Il en retrouve la marque dans la reprise du thème de l’autogestion par la CFDT « déconfessionnalisée » et par le PSU (Parti socialiste unifié) dans les années 70, ce qui l’amène à rejeter l’idée même d’autogestion : « tout « projet auto- gestionnaire » n’impliquant pas la des- truction de l’Etat est, par sa logique interne, nécessairement réactionnaire et même fascisant » (p. 58). Il met ainsi en cause la « planification démocratique » de l’économie qui préserve, sous couvert de fédéralisme, le pouvoir d’intervention d’un Etat toujours considéré comme un arbitre au-dessus des classes. Marc a le goût de la polémique, qui donne de la vigueur à ses commentaires, mais le conduit aussi à des impasses. S’il veut bien reconnaître la sincérité de croyants engagés dans l’action sociale – ce qui à son avis ne les rend pas moins dan- gereux – tout lien avec le christianisme rend infréquentables les intellectuels. Évo- quer saint Illich ou la « vérole illichienne » est une manière bien péremptoire d’élimi- ner des analyses et une réflexion critique, qui à l’occasion se réfèrent à l’anarchiste Paul Goodman ou à Jacques Ellul (socio- logue libertaire et protestant, mais les pro- testants ne semblent pas inquiéter Marc). Le « rhapsode bavard » Emmanuel Mounier lui inspire une répulsion épider- mique, ce qui ne justifie quand même pas qu’il lui attribue une « solution totalitaire » sur la base d’un paragraphe (p. 207) qui, débarrassé de son vocabulaire spiritualiste, exprime une conception de la liberté indi- viduelle se fondant sur celle des autres bien proche de la nôtre. Mounier a été au milieu du siècle dernier un des rares intel- lectuels à tenter une confrontation non réductrice avec la pensée anarchiste. Vigilance ne signifie pas forcément exclusive. Cela dit, les mises en garde de Marc Prévôtel contre l’organisation aussi diffuse qu’efficace d’un cléricalisme qui pratique au mieux le changement dans la conti- nuité ont de quoi maintenir en éveil.
René Fugler
Voilà, une fois encore, un livre plein de coquilles. La confusion constante entre de Man (Henri) et de Mun (Albert) est particulièrement gênante.
Mourir en manifestant. Répressions en démocratie, sous la dir. de Charles Heimberg, Stéphanie Prezioso, Marianne Enckell, Lausanne,
AEHMO/Éditions d’En Bas, 2008, 224 p.
Cet ouvrage est conseillé à tous ceux qui nourrissent encore des espoirs envers les États dits démocratiques. Car, pour qui l’ignorait, les démocraties tuent. Et que l’on meure sous les balles assassines d’un pouvoir républicain, militaire ou théocra- tique, la distinction, au final, est bien mince. Ce n’est pas nier les différences qui existent cependant entre un régime « démocratique » et un régime dictatorial que de l’affirmer. C’est simplement recon- naître qu’il existe, n’en déplaise à certains, des similitudes troublantes ; parmi celles- ci, la répression meurtrière des mouve- ments contestataires quand ils deviennent trop inquiétants pour les autorités. Manifester contre l’ordre établi, quel qu’il soit, peut donc avoir des conséquences dramatiques. C’est ce que révèle la lecture de ce livre. Le 9 novembre 1932, les organisations politiques et syndicales de la gauche genevoise se mobilisent pour empêcher la tenue d’un meeting philofasciste organisé par l’Union nationale. Les pouvoirs publics, plus sensibles au bruit des bottes qu’au flottement du drapeau rouge, auto- risent la réunion nationaliste et déploient l’armée pour la protéger. En début de soirée, quatre à cinq mille manifestants sont réunis devant le Palais des Expo- sitions de Plainpalais. La tension monte. Soudain, la troupe, composée en majorité de jeunes recrues, ouvre le feu sur le ras- semblement. Bilan : 13 morts, 65 blessés. Dès le lendemain, la presse bourgeoise accuse la gauche, et plus particulièrement, le socialiste Léon Nicole, d’être l’unique responsable du massacre. « Émeute révo- lutionnaire », « complot communiste » clament à l’unisson les journaux. Nicole et sept autres sont condamnés par la justice. En face – militaires ou autorités poli- tiques –, personne n’est inquiété. Cette version sera retenue par l’Histoire officielle. Le mensonge d’Etat passera à la postérité. Malgré les quelques commé- morations organisées ici et là au cours du temps par les organisations de gauche, le rôle et la responsabilité de l’Etat ne seront que peu questionnés. C’est pour remémorer cet événement, mais aussi pour l’élargir à d’autres hori- zons, que s’est tenu, à l’initiative de l’Association pour l’Étude et l’Histoire du Mouvement Ouvrier (AEHMO), le 7 novembre 2007 à Genève, un colloque réunissant des historiens suisses et inter- nationaux. Ce sont les actes de ces ren- contres que publient les prolifiques Éditions d’en bas de Lausanne, en colla- boration avec l’AEHMO. Leur lecture dévoile que, face aux troubles sociaux, les autorités suisses ont régulièrement fait usage de la force. Elle rappelle qu’en territoire helvétique, les conflits furent légion et que les mouve- ments populaires et ouvriers livrèrent de rudes batailles. Comme ailleurs, ils furent brutalement soumis1. Analysant les causes et les conséquences de la fusillade du 9 novembre, l’ouvrage éclaire sur le contexte – crise économique, luttes sociales, inquiétude et hystérie anticom- muniste des classes dirigeantes, montée du fascisme dans les pays limitrophes, dis- sensions entre les socialistes genevois et le Parti socialiste suisse, divisions avec les communistes, etc. – et les mécanismes qui ont conduit au massacre – manque de préparation et de sang-froid des militaires, rancœur de la droite envers la politique d’affrontement menée par la gauche à son encontre, etc2. Il décrit les stratégies adop- tées par le pouvoir, avec la complicité de la grande presse, pour stopper l’agitation ouvrière et éliminer les opposants gênants : le mythe du complot – juif, maçonnique, bolchevique, étranger – et la désignation d’un bouc émissaire. Cette manœuvre permit ainsi aux autorités de se dédouaner de certaines de leurs respon- sabilités (scandales financiers, crise, etc.) et légitimer leur attitude (la répression armée) auprès de l’opinion publique3. Élargissant son propos à d’autres périodes et contrées de l’époque contem- poraine, ce livre signale l’instrumentalisa- tion de la répression – infiltrations, manipulations, violences4 –, mais aussi de la mémoire historique – déformation et interprétation des faits diffusées par un lourd arsenal propagandistique compre- nant journalistes et historiens – par les États démocratiques. S’il souligne la pro- pension de certains secteurs de la bour- geoisie et des classes dirigeantes, quand ils sentent leurs intérêts menacés, à flirter avec, ou à embrasser, la cause du fas- cisme5, il rappelle que la droite n’a pas le monopole de la violence étatique. La gauche aussi, en Suisse6 comme en Espagne sous la Seconde République, s’est distinguée dans la répression des mouve- ments populaires. Se considérant comme « représentants légitimes du peuple des citoyens », puisqu’élus, les sociaux-démo- crates n’ont pas hésité à faire usage de l’ar- mée pour préserver l’ordre public, entendu comme « la défense du régime politique en place – et de ses équipes dirigeantes » 7. Il semble bien que, quelle que soit sa cou- leur, la démocratie n’exprime aucune pitié envers ceux qu’elle désigne comme ses ennemis. Peu importe le motif, politique, religieux ou social, ils sont exclus du cercle des « vrais citoyens » et, comme le remarque François Godicheau, « l’exclu- sion des fauteurs de trouble de la commu- nauté justifie alors l’emploi contre eux de moyens exceptionnels » 8. Qu’on ne s’y trompe pas, la relative accalmie de la répression dans certains pays – entendons par là la chute de la mortalité en manifestation – n’est pas due, selon Marco Scavino, à « un changement de culture des forces de l’ordre », mais à la fin d’un cycle historique de conflictualité sociale. Pour le moment, la manipulation médiatique de l’opinion publique, depuis longtemps éprouvée, a pris le pas sur la violence physique. La rhétorique employée par les autorités dans la lutte actuelle contre le terrorisme, qui justifie la criminalisation des mouvements sociaux, doit beaucoup à celle de l’anticommu- nisme des années trente. Le discours visant à culpabiliser l’étranger, hier juif ou communiste, aujourd’hui immigré sans- papier, des maux de la nation, reste tou- jours, malheureusement, d’actualité. Gageons cependant que si la crise actuelle s’aggrave et que les troubles sociaux se multiplient, les chiens de garde du système n’hésiteront pas, à nouveau, à mordre, et à tuer.
David Doillon
1. Marc Vuilleumier, « La répression sociale en Suisse au XIXe » ; Bernard Degen, « La répression militaire des grèves générales de 1918 et 1919 ».
2. Dominique Wisler, Marco Tackenberg, « Les causes du mitraillage du 9 novembre 1932 ».
3. Jean-François Fayet, Michel Caillat, « La cris- tallisation du mythe du complot communiste » ; André Rauber, « La faute à Léon Nicole ».
4. Luc van Dongen, « ‘‘De toute façon la gauche était contrôlée’’ : agents provocateurs, infiltration et subversion au sein des mouvements sociaux » ; Marco Scavino, « De Paris à Gênes. La répression des manifestations dans l’après-guerre français et italien ».
5. Paul Pasteur, « La lente agonie de la démocratie en Autriche du 15 juillet 1927 au 12 février 1934 ».
6. En juin 1932, la municipalité socialiste de Zurich, qualifiée de gauche « intelligente » par la droite, avait utilisé l’armée, équipée de mitrailleuses, pour réprimer une grève lancée par les communistes. La répression fit un mort et de nombreux blessés.
7. François Godicheau, « Quand la répression tuait la démocratie : la Seconde République espa- gnole et l’ordre public ». -
8. Idem, p. 121.
Darius M. REJALI, Torture and Democracy. Princeton University Press, 2007. 849 p. (Relié) $ 23,95 Voici une véritable encyclopédie de la tor- ture dans les pays démocratiques mais aussi dans les régimes totalitaires. Elle rap- pelle l’histoire de cette pratique depuis l’antiquité mais se consacre surtout à cou- vrir un très grand nombre de pays du monde contemporain. Elle tient aussi à distinguer les diverses méthodes utilisées car leurs effets sont dissemblables : ainsi le traitement par choc électrique n’a rien à voir avec le pistolet à pulsion électronique, le taser. Cet ouvrage est un outil de travail fiable, qui mérite d’être lu par tous ceux qui veulent préserver la dignité humaine. Le choix du titre souligne le fait que les trois principales démocraties du XXe siècle, la France, la Grande Bretagne et les Etats- Unis, sont à l’origine des supplices corpo- rels « propres », ceux qui ne laissent aucune trace. Ainsi la police coloniale française utilisa les techniques de torture par l’élec- tricité en Indochine dès 1931, bien avant que les nazis n’arrivent au pouvoir. Depuis 1970, ces trois grandes puis- sances ont contribué à la diffusion mon- diale de ces méthodes de torture furtives ; elles transmettent leurs techniques aux États de leurs zones respectives d’in- fluence. La chute du rideau de fer et celle de nombreuses dictatures n’ont diminué en rien les atrocités. Les connaissances sont trop fragmen- taires pour établir une corrélation entre les formes de gouvernement et les procédés utilisés. De plus, les nationalismes contri- buent à déformer une histoire déjà bien étouffée. Enfin, l’institution de la torture se concrétise souvent comme un État dans l’État, une association de tortionnaires qui se dissimule sous les grands principes, échappe à tout contrôle et devant laquelle les juges sont parfois impuissants. C’est ainsi qu’en France, durant la guerre d’Algérie, le système judiciaire, le parle- ment, les partis de l’opposition, la presse esquivèrent leur mission les uns après les autres. Ceux qui firent exception étaient remarquables mais sans autorité. La police et l’armée purent ainsi opérer hors du contrôle de la loi. L’auteur montre, à l’occasion, les méfaits du caractère hiérarchique de notre système social. Il signale que la torture se développe aujourd’hui dans les démocra- ties selon trois modèles : au nom de la sécurité nationale, de la discipline civile et celui du droit. Mais suffit-il de critiquer ces références ? Ne faut-il pas discuter du rôle de l’État en tant que tel comme détenteur légitime de la violence ? Même un Thomas Hobbes serait surpris de ce silence tacite, puisque comme le dit Rejali, l’existence de la torture ne date pas du 11 septembre. Les conclusions sont inquiétantes : la mise en place d’observatoires des droits de l’homme, à un niveau mondial, a généralisé l’utilisation de tortures « propres ». La victime se trouve alors sans preuve des sévices infligés ce qui laisse planer le doute sur ses affirmations, tant devant l’opinion publique que dans les tri- bunaux. Or ces pratiques furtives sont de plus en plus utilisées dans le contrôle des manifestations populaires. Le développe- ment programmé des polices privées et des mercenaires des sociétés militaires pri- vées ne peut qu’appeler à un débat collec- tif et une action pour contrebalancer ce que Freud appelait les pulsions de mort d’une société. Ronald Creagh La Brèche, n° 3, , Lausanne juin-juillet-août 2008. Dans le premier numéro de la revue La Brèche/Carré rouge1, Alain Bihr signait une « Lettre ouverte à mes camarades liber- taires » dans laquelle il proposait d’enter- rer les querelles du passé et d’opérer un rapprochement entre marxistes critiques et anarchistes par la mise en valeur de nos points communs, et afin d’être plus effi- caces dans les luttes d’aujourd’hui. Trois réponses à cette lettre (dont deux émanant de membres du collectif de Réfractions) ont été publiées dans le troisième numéro 1, accompagnées d’une nouvelle invitation d’Alain Bihr à entretenir des échanges entre nous, tout au moins à nous lire mutuellement et à rendre compte de nos revues respectives. Il ouvrait la voie en pré- sentant le n° 19 de Réfractions. Ne pas rendre la politesse aurait été grossier, malgré les réticences ou la méfiance de certains d’entre nous vis-à-vis des théo- ries développées dans la revue, de la mou- vance politique à laquelle elle se rattache ou de certains de ses animateurs.Tout cela n’empêche pas de constater qu’on y trouve d’excellents articles qui peuvent aussi nous intéresser. Outre donc les pages consacrées aux libertaires et à Réfractions, le numéro 3 s’articule autour d’un dossier « États- Unis », comprenant : un entretien avec Gilbert Achcar centré sur le double résul- tat de l’administration Bush, à la fois en termes de déclin économique et d’hyper- puissance militaire ; un article de Michel Husson sur l’échec du modèle écono- mique étasunien ; une présentation de l’audition de témoignages organisée par les « Vétérans contre la guerre en Irak » ; un extrait du livre de Kim Moody consacré à l’évolution de la politique immobilière à New York ; une comparaison entre le type de financement public de la santé aux États-Unis et dans d’autres pays de l’OCDE ; et enfin, une réflexion de Charlie Post sur « le mythe de l’aristocratie ouvrière ». Hors dossier, on trouve un article consacré aux pogroms contre les Roms en Italie et une critique du projet sarkozyste de « revenu de solidarité active ». Deux ouvrages sont recensés dans la rubrique « à lire » : The State of Working America 2006-2007 et Why is there no Labor Party in the United States ? La plupart de ces études sont impres- sionnantes de précision et de documenta- tion sur des données économiques très techniques. Elles mettent toutes systéma- tiquement en évidence les inégalités sociales produites par l’économie capita- liste, mais il n’y a, du moins dans ce numéro, aucune mention d’une alterna- tive positive, existante ou à développer, qui permettrait de savoir quelle organisation économique leurs auteurs prônent pour l’époque actuelle. Personnellement, j’ai surtout apprécié l’analyse très fine et complexe que donne Gilbert Achcar des motivations des diffé- rents acteurs du grand jeu géostratégique, ainsi que l’ironie de son jugement sur Obama, dont l’élection n’était pas encore certaine : « Un “impérialisme à visage humain et noir”pourrait redorer le blason des États-Unis plus que fortement terni par le désastre de l’administration Bush. » La question posée par Charlie Post me semble aussi rencontrer une de nos pré- occupations majeures, même si ce peut être sous une autre formulation : pourquoi les salariés des pays industrialisés sont-ils aussi systématiquement réformistes et même conservateurs ? Il réfute l’explica- tion très répandue selon laquelle une frange privilégiée d’ouvriers bien payés et jouissant d’une bonne sécurité d’emploi ont tout intérêt à maintenir le système en place, et avance plutôt comme facteurs explicatifs la bureaucratisation des cadres syndicaux et des dirigeants des partis ouvriers, la division entre travailleurs pre- nant le pas sur la conscience de classe, le manque d’actions collectives débouchant sur un résultat positif, le manque d’auto- organisation et d’auto-activité. La réflexion me semble effectivement inté- ressante à poursuivre dans ces direc- tions… Annick Stevens 1. Seuls les deux premiers numéros ont réuni l’équipe suisse de La Brèche et l’équipe française de Carré rouge ; à partir du troisième l’équipe suisse a poursuivi seule la publication, de sorte que la revue ne s’appelle plus que La Brèche. Coordonnées : Case postale 120, Sévelin 28, 1000 Lausanne 20 ; redaction@labreche.ch Joani Hocquenghem, Le rendez-vous de Vicam. Rencontre de peuples indiens d’Amérique. Paris, Rue des Cascades, 2008, 10 euros. En octobre 2007 a eu lieu à Vicam (État de Sonora, Mexique) une première rencontre intercontinentale de délégués d’une soixantaine de peuples indigènes des Amériques. Joani Hocquenghem, écrivain, cinéaste et traducteur installé au Mexique depuis plus de trente ans, a assisté aux quatre jours de rencontres et a choisi d’en reproduire les multiples témoignages de la manière la plus fidèle possible, sans ana- lyses ni réflexions personnelles, se conten- tant de les replacer dans l’ambiance chaleureuse de ce campement hétéroclite fait de bouts de ficelle et de contributions spontanées. L’ouvrage se présente donc sous la forme d’une succession de prises de parole précédées d’une brève description de l’orateur ou de l’oratrice : tel peuple, telle attitude timide ou triomphale, telle voix douce ou tonnante, tel costume tradition- nel ou paysan, tel effort des traducteurs pour rendre une langue indigène, suivre un débit précipité, rester fidèle à un style poétique. Ils avaient choisi de se succéder du Nord au Sud, du Canada à l’Amazonie, et cet ordre fait apparaître clairement que les différences entre revendications et actions des uns et des autres coïncident avec leurs origines géographiques, dépendant forte- ment de l’histoire des États concernés. Les discours des Indiens du Canada et des États-Unis appellent beaucoup plus à la guerre, à l’insurrection, au rejet total de la civilisation blanche et au rétablissement des traditions spirituelles et religieuses. Ceux des Mexicains mettent surtout en avant la revendication d’autonomie et d’auto-organisation de leurs territoires. Ceux des délégués d’Amérique du Sud évoquent tantôt leur abandon par les poli- tiques publiques, tantôt leur espoir dans les grandes associations paysannes inter- nationales. Si tous sont concernés de la même façon par l’exploitation exponen- tielle des ressources naturelles en eau, en bois, en minerais, qui les dépouille tou- jours plus de leurs moyens de subsistance, les statuts juridiques des territoires indi- gènes sont très différents d’un pays à l’autre, de sorte que les actions à mener pour les défendre diffèrent également : au Nord, occupations, affrontements, négo- ciations pour récupérer quelques frag- ments d’un pays entièrement accaparé par les colonisateurs ; au Mexique, travail tra- ditionnel et résistance sur des terres en principe rendues aux indigènes par la révolution de 1910-17 mais actuellement menacées par une multitude de nouvelles mesures législatives vidant de sa substance la Constitution révolutionnaire. Des cam- pagnes communes se mettent en place : contre les compagnies minières cana- diennes qui ravagent l’environnement de l’Alaska au Chiapas, contre les jeux olym- piques d’hiver de 2010 à Vancouver, occa- sionnant de colossaux aménagements des montagnes environnantes et une margi- nalisation accrue des populations pauvres, comme ce fut le cas pour les jeux olym- piques de Mexico. Tous expriment le sou- hait d’apprendre les uns des autres, de s’inspirer mutuellement des actions entre- prises pour retrouver l’usage de leurs langues, de leurs coutumes, de leur orga- nisation économique et sociale. Contagion du zapatisme ou vérité historique mécon- nue, chaque peuple se présente comme traditionnellement égalitaire quant aux rapports hommes/femmes et quant aux prises de décisions par assemblée géné- rale. Tant mieux si c’était vrai depuis tou- jours, et tant mieux aussi s’ils s’en convainquent pour mieux l’instaurer à partir de maintenant. La rencontre s’achève avec la conscience de repartir plus forts, plus unis, mieux armés, avec la conviction que ceci n’est qu’un début. Et nous avons tout inté- rêt à le suivre de près, car de la direction et de l’ampleur que prendra ce mouvement dépendra la possibilité d’une alternative utile à l’ensemble du globe. En attendant, se plonger dans le livre d’Hocquenghem procure déjà le plaisir d’entendre ces voix surprenantes et belles, parfois exotiques mais toujours claires et inflexibles sur leur exigence politique d’autodétermination. Annick Stevens Ricardo Flores Magón, Propos d’un agitateur. Paris, Éditions Libertalia, 2008, 87 p., 7 euros On peut s’en douter en voyant la couver- ture, il faut manipuler ce petit livre avec précaution, car il explose facilement. Flores Magón, c’est le chaînon man- quant entre la révolution mexicaine et l’histoire de l’anarchisme ; entre le réel et l’imaginaire ; entre la campagne et l’usine ; entre la couleur et le noir et blanc. Ça chamboule les repères. C’est la révolution de Zapata, des paysans, des cartouches en bandoulière et des sombreros, qui croise celle des mineurs syndicalistes et des ouvriers des films de Charlie Chaplin. C’est la crasse noire de l’usine qui ren- contre les insurgés des montagnes vertes du Chiapas. C’est Kropotkine qui monte sur une barricade d’Oaxaca. Heureusement, le livre est bien balisé. Il commence par une préface précise, chronologique et documentée de David Doillon qui décrit la vie mouvementée de cet infatigable révolutionnaire. Comme pour nous rappeler que les textes de Flores Magón sont bel et bien ancrés dans l’his- toire réelle, non seulement ils sont tous oblitérés d’une implacable date de publi- cation, mais le livre se clôt par la chrono- logie des dates marquantes de la vie du révolutionnaire. Flores Magón n’est donc pas un personnage de roman ! Et on se rend même compte que ce communiste libertaire qui glorifie l’illégaliste a vécu à la Belle Époque… sur un autre continent. La mise en page aérée et les gravures révolutionnaires de Thierry Guitard enflamment des textes courts au style clair, à la fois fin et brutal. Parfois, on entend une voix forte et chaude nous conter une histoire. Et l’on se prend au jeu. « … « Si tu n’as pas le courage de rompre tes chaînes, alors cesse de te plaindre ! Allons, il est l’heure de sortir. Déguerpis et réfléchis ! » Les paroles salutaires de la machine, asso- ciées à l’air frais de la rue, provoquèrent une prise de conscience chez l’ouvrier. Il sentit qu’un monde s’écroulait dans son esprit : celui des préjugés, des interdits, du respect de l’ordre établi, des lois et des tra- ditions et, le poing levé, il s’écria : « Je suis anarchiste ! Terre et liberté ! » ». Les contes (Le mendiant et le voleur ; L’ouvrier et la machine) rappellent un peu les histoires du sous-commandant Marcos, mélangent surréalisme latino-américain et prédica- tion catholique. Mais l’ensemble des textes souligne une réalité dure, ouvrière, syndi- cale et violente comme une répression dans une ruelle d’Oaxaca. En noir et rouge. Pol Gaucher Franklin Rosemont, Joe Hill. Les IWW et la création d’une contre-culture ouvrière et révolutionnaire, , Paris Éditions CNT-Région parisienne, 2008, 547 p. 20 euros. Les Industrial Workers of the World (IWW), mouvement syndicaliste-révolutionnaire nord-américain apparu au début du XXe siècle, méritaient qu’on leur accordât une plus grande attention. Il est vrai qu’en France, exception faite de l’ouvrage de Larry Portis1, la littérature sur le sujet est bien mince. On a ainsi souvent tendance à oublier qu’aux États-Unis, un fort mouve- ment ouvrier, original et radical, anticapi- taliste et antiautoritaire, féministe et antiraciste, mena de rudes luttes et fit trembler les puissants de Wall Street et de Washington. Cette lacune est en partie comblée par les Éditions CNT-RP qui viennent de publier la biographie qu’a consacrée Franklin Rosemont à l’une des grandes figures de cette organisation, Joe Hill. Si la mémoire de ce dernier est restée gravée dans l’imaginaire de la classe ouvrière américaine, en particulier pour ses chan- sons – The Preacher and The Slave, There is Power in a Union2 – et de ses slogans – Don’t Mourn, Organize ! 3 – sa vie reste un mys- tère. Il est en effet bien difficile au cher- cheur, au vu des informations éparses dont il dispose, de tracer un parcours détaillé du fellow worker4 Hill. Car il fut, comme nombre de wobblies5, un hobo, un trimar- deur version outre-atlantique. Du train de marchandise au bateau à vapeur, ce syndi- caliste vagabond, souvent clandestin, allait d’un lieu à l’autre, propageant la révolte et prônant la nécessité, pour tous les tra- vailleurs, de s’organiser. Ce qui explique la difficulté de tracer une biographie précise et justifie l’intérêt de cet ouvrage. Quand Joe Hill, de son vrai nom Joel Emmanuel Hägglund, débarque en 1906 à New York, le jeune suédois de 22 ans est semblable à ces millions de travailleurs anonymes qui affluent d’Europe en quête d’une autre vie. Comme eux, il ne possède rien. Orphelin – son père, conducteur de trains, est décédé d’un accident du travail, et sa mère d’une longue maladie –, il a également perdu trois de ses neuf frères et sœurs. Comme beaucoup, son parcours se perd, quelque part sur la route… Traversant le pays de long en large, du nord au sud, passant par Hawaï et l’Alaska, il exerce, pour vivre, les métiers les plus divers : mécanicien, machiniste, docker, charpentier, ouvrier agricole mais aussi musicien. Car Joe Hill est mélomane ; il joue du piano, de l’accordéon, de la gui- tare… Il écrit aussi des vers et compose des chansons. C’est à San Pedro, en Californie, vers 1910, qu’il adhère aux IWW – il en sera d’ailleurs un temps le secrétaire de la section locale. À partir de cette date, Joe Hill se consacre entière- ment au militantisme. Agitateur ouvrier, organisateur syndical, combattant armé – il lutte aux côtés des magonistes en Basse- Californie dans les premiers temps de la Révolution mexicaine –, il met ses talents de dessinateur, de poète, de chansonnier au service de son engagement. Ses chansons, qui détournent des airs populaires en y greffant des paroles dénonçant l’ordre social et invitant à la lutte, acquièrent rapidement une grande popularité dans les milieux ouvriers. Mais la notoriété du poète IWW, du « trouba- dour de la révolte », l’expose à la répres- sion. En ces temps difficiles, les wobblies et hobos, ennemis déclarés des classes diri- geantes – qui voient en eux un danger pour leurs intérêts – et victimes des préju- gés d’une société conservatrice – qui les considère comme des délinquants et des assassins potentiels – sont les cibles régu- lières de la justice, des autorités ou des groupes d’extrême droite. En janvier 1914, Joe Hill est arrêté à Salt Lake City, accusé du meurtre d’un épicier. Le procès, véri- table machination, ne fournit aucune preuve à sa culpabilité. Pourtant, il est condamné à mort. Malgré l’activité du Comité de défense et la grande mobilisa- tion réunissant socialistes, anarchistes, syndicalistes, et des individus soucieux de justice, malgré l’intervention du président américain et du gouvernement suédois, il est exécuté le 19 novembre 1915. À travers la figure de Joe Hill, et c’est une des forces du livre, on pénètre dans l’univers des IWW. On y découvre un syn- dicat, marxiste en théorie, mais libertaire dans la pratique, qui parvint à regrouper en son sein des dizaines de milliers de tra- vailleurs sur des bases classistes, unitaires – un grand syndicat industriel, et non de métier, était l’une de ses revendications –, pratiquant l’action directe et dont l’objec- tif était, et l’est aujourd’hui encore, le ren- versement du système capitaliste et l’abolition de l’esclavage salarié. Outre qu’il accueillait toux ceux que l’American Federation of Labor6 refusait – les tra- vailleurs sous-qualifiés, les immigrés et les minorités, afro et hispano-américaines, victimes du racisme – il développa des méthodes de luttes originales : sabotages , piquets de grève de « 1000 kilomètres », brigades de chanteurs ambulants, délits collectifs effectués sciemment afin d’être arrêté pour engorger les prisons et ainsi entraver l’action de la Justice… Radical dans ses aspirations et ses actions, il le fut aussi dans la manière. Il créa, grâce à des militants souvent auto- didactes, un véritable imaginaire ouvrier et populaire, à base de dessins, de chan- sons et de poèmes. À tel point que l’on a dit des IWW que c’était un syndicat de poètes – ouvriers s’entend. Cette « contre- culture ouvrière et révolutionnaire » a influencé, de manière plus ou moins directe, des journalistes, des artistes, des écrivains, des musiciens et des militants appartenant aux courants artistiques – beat generation, Surréalistes, chanteurs folk, etc. – et politiques radicaux, du début du XXe siècle à nos jours. Fernand Pelloutier recommandait que la classe ouvrière s’instruise et acquière la « science de son malheur ». Les wobblies, ces vagabonds intellectuels et esthètes ouvriers, l’ont suivi dans ce sens et sont même allés, comme nous le révèle cet ouvrage, jusqu’à développer la culture de leur émancipation. David Doillon 1. Larry Portis, IWW et syndicalisme révolution- naire aux États-Unis, Paris, éditions Spartacus, 1985, réed. 2003, 150 p. 2. Le Little Red Song Book des IWW, recueil de chansons révolutionnaires auquel participa Joe Hill, fut l’une des publications ouvrières les plus diffusées de tous les temps. 3. « Ne vous lamentez pas, organisez-vous ! ». 4. « Compagnon travailleur ». Ainsi se nommaient entre eux les militants du syndicat. 5. Nom donné aux membres du syndicat. 6. La Fédération Américaine du Travail était le syndicat majoritaire aux Etats-Unis. Corporatiste, bureaucratique et « aristocratique », elle regrou- pait essentiellement les ouvriers qualifiés ayant la nationalité américaine. André Salmon, La terreur noire. Paris, l’Echappée, 2008, 334 p., 25 euros Publiée chez Pauvert en 1959 et épuisée depuis longtemps, cette particulière his- toire de l’anarchisme vient d’être rééditée. Sur une période allant de la fin de la Commune à l’entre-deux-guerres, André Salmon y décrit une « belle » époque où l’anarchisme était pris dans un engrenage de violences spectaculaires (une tête, une bombe…). L’auteur, poète, journaliste et critique d’art, ami d’Apollinaire, Max Jacob, Modigliani ou Picasso, a vécu cette époque de près (il raconte que Louise Michel l’aurait embrassé dans son berceau et qu’il aurait serré la main de Bonnot…). Son récit est truffé de détails, d’anecdotes et de citations de journaux d’époque ; sa verve est riche et vivante, joyeuse, violente ou ironique, « digne des colonnes du Père Peinard ». A croire que le livre a été écrit Les livres, les revues, etc. Pol Gaucher