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Momo de Nouméa
En Kanaky on n’est pas verni
Article mis en ligne le 2 novembre 2010
dernière modification le 2 décembre 2010

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J’ai la chance extraordinaire de vivre depuis plus d’un an en
Kanaky, dite aussi Nouvelle-Calédonie, ou encore Kanaky-
Nouvelle-Calédonie (sur le mode de « Papouasie-Nouvelle-
Guinée » : une partie du nom pour les autochtones, l’autre pour les
colons : faut faire plaisir à tout le monde !). Au-delà des bouleversements
qu’entraîne un tel dépaysement, et avec la modestie
qu’une telle durée de séjour impose, il y a le fait de vivre dans un
espace qui se doit d’inventer son propre futur, entre tensions
politiques et volontés de construire collectivement. Je vous propose
une vision possible de l’actualité de ce pays, en essayant d’éviter les
jugements péremptoires.

Pour planter le décor et montrer le gouffre qui existe entre nos
mentalités occidentales et la réalité locale, il faut d’emblée insister
sur l’existence de tribus : des vraies tribus, avec des chefs, des
cérémonies, des cases, partout sur le territoire, dans la « Grande terre »
comme dans les îles. Ces tribus ont été historiquement niées par l’État
français, les colons les ont parquées dans des réserves, bafouant leur
organisation territoriale et culturelle. C’est par la lutte, sous ses
différentes formes (boycotts, violences, investissements dans les
institutions…) que les populations kanak, avec leur organisation
tribale, gagnent une reconnaissance de plus en plus importante. Le
« droit coutumier » s’impose de plus en plus dans toutes les relations,
culturelles comme économiques. Cette reconnaissance kanak pose
problème pour les affairistes colons, dont les principales familles ont
fait fortune en exploitant le peuple et les richesses naturelles : ils
veulent garder la mainmise sur le pays. À cette opposition qui
demeure fondamentale, il faudrait ajouter la récente immigration
wallisienne, vue parfois comme un peuplement servant à marginaliser
le peuple kanak. D’autres communautés sont aussi installées sur le
territoire, arabes ou asiatiques pour les plus anciennes. Le sentiment
d’appartenance communautaire est mis en valeur, très souvent à des
fins politiques et au risque de renforcer le racisme et de déboucher sur
une nouvelle flambée de violence.

Bien sûr la Kanaky a déjà connu la violence, et ce n’est pas pour
rien que dans un récent sondage elle est placée dernière parmi les
destinations « dom-tom » rêvées des Français métropolitains. Les
événements ont laissé des traces, ici comme ailleurs. La violence est
ancrée dans la société.Avant même l’arrivée des colons, il y avait des
guerres entre tribus, souvent. La colonisation n’a rien eu de tranquille,
ici aussi il y a eu des soulèvements, et bien sûr une répression
violente. L’émergence du mouvement indépendantiste contemporain
s’insère dans une perspective mondiale de décolonisation. La lutte
pour les droits civiques et la reconnaissance de l’identité kanak a
d’abord été menée par des organisations liées aux religions,
catholiques et protestantes. Elle gagna en importance dès la fin de la
Seconde Guerre mondiale. Dans les années soixante, cette lutte s’est
orientée vers la revendication indépendantiste, avec notamment des
militants ayant étudié en France, rencontrant alors des démarches et
une logique marxistes.

Durant cette même période, la France reprit l’essentiel des
prérogatives qu’elle avait attribuées au territoire. La confrontation se
fit de plus en plus violente, avec par exemple un Bernard Pons, alors
ministre des DOM-TOM, capable d’affirmer en mai 1986 : « Si les
kanak bougent, nous leur serrerons le kiki », tout en renforçant le
contrôle militaire du territoire. Les affrontements empirèrent,
culminant avec le massacre de la grotte de Gossanah (Ouvéa, 1988).
Il fallut alors la volonté et la lucidité politique de quelques personnes
pour éviter une guerre civile généralisée. C’est ainsi qu’ont été signés
en 1988 les Accords de Matignon, entre Jacques Lafleur, chef de file
des « loyalistes » et homme fort de la Nouvelle-Calédonie (ami de
Chirac) et Jean-Marie Tjibaou. En 1998 fut signé l’Accord de Nouméa,
permettant de d’éloigner dans le temps la perspective du référendum
d’indépendance (de toute façon trop risqué pour les kanak), mais
donnant déjà une réelle autonomie au territoire et une
reconnaissance plus forte de l’importance du peuple kanak.
Aujourd’hui encore de nouveaux transferts de compétences sont à
l’étude, avec les colons qui traînent des pieds, comme pour les
« signes identitaires » du territoire qui sont à définir : nom, drapeau,
hymne, devise et billets de banque. Au fur et à mesure, l’État laisse de
plus en plus de compétences aux collectivités calédoniennes (un
gouvernement et un congrès centraux, trois provinces dont deux
dirigées par le FLNKS). À l’horizon 2014 la perspective de
l’indépendance pourrait se concrétiser, du fait du gel du corps
électoral (conditions drastiques pour pouvoir voter aux élections
provinciales et encore plus drastiques pour les référendums) et de
l’évolution démographique favorable aux Kanak. Sinon, d’autres
échéances sont prévues pour redemander aux électeurs s’ils
choisissent ou non cette indépendance-là. Une lecture de ces évolutions
revient à dire que l’État français aimerait bien réussir une
décolonisation de façon pacifique. Ce qui par contre est assez évident,
c’est que l’histoire récente de la Kanaky montre les limites de la
violence révolutionnaire et la nécessité de passer par d’autres voies
pour obtenir des résultats tangibles.

Le bouleversement des normes

Et c’est ce qui est excellent à vivre en Nouvelle-Calédonie, ce
questionnement de comportements qui semblaient évidents, ce
bouleversement des normes qu’on avait pu se donner en vivant en
Europe occidentale. Heureusement que la vie est plus riche et plus
diversifiée que ce que pourraient laisser croire nos slogans, même si
cette diversité peut parfois heurter. Il est par exemple impossible
d’accepter la banalité de la violence de genre que subissent ici les
femmes et les jeunes filles. Comme dans d’autres lieux d’Océanie, et
ailleurs aussi malheureusement, les femmes sont surtout considérées
comme devant se taire, assurer les corvées domestiques et se plier
aux désirs sexuels des hommes : il est malheureusement toujours
d’actualité que les viols et les incestes sont très nombreux.Y compris
parmi les kanak, on a une classe politique, en très grande majorité des
hommes, aveugle quant à l’égalité des genres, atone quant au respect
des personnes du sexe féminin et dubitative quant à l’intérêt de leur
parole. Si par exemple à Nouméa le Palika (une des principales
composantes du FLNKS avec l’Union calédonienne) est composé à sa
base de nombreuses femmes et jeunes filles, les personnes du sexe
féminin disparaissent au fur et à mesure qu’on monte dans l’appareil
politique, exactement comme chez les colons (encore que là quelques
femmes arrivent à se faire entendre et à émerger !). Le poids de la
coutume et plus généralement des traditions et des liens communautaires
rend presque inaudibles les protestations et les tentatives de
prises de parole.

Vous voulez de quoi noircir le tableau (quoi de plus normal dans
une revue anarchiste) ? Prenons par exemple ce fameux
environnement dont nous commençons à savoir les dégâts
irréversibles que nous lui faisons subir. Depuis la France
métropolitaine on peut avoir en tête quelques clichés de la Nouvelle-
Calédonie : les plages, les cocotiers, le bleu de l’océan. Bon, mettons
un peu les choses au point… Une expression qui a cours à Nouméa,
en remplacement du « tout à l’égout », c’est « tout au lagon » : cela
illustre clairement l’état du réseau d’assainissement de la ville comme
celui de l’eau des plages, avec des fermetures régulières de lieux
touristiquement emblématiques… Un autre morceau de bravoure,
c’est l’acharnement à piller les ressources naturelles, en premier lieu
le nickel. Au nord comme au sud se développent des projets miniers,
accompagnés de la construction de centrales au charbon : bientôt les
Calédoniens produiront plus de CO2 par habitant que les Américains !
Les acteurs politiques locaux ont réussi à faire exclure le territoire de
l’application du protocole de Kyoto. Il y a un consensus entre les
principaux acteurs politiques, blancs comme kanak, pour favoriser un
développement économique basé sur l’exploitation de cette
ressource, sachant pourtant qu’elle est évidemment non renouvelable,
donc limitée dans le temps (quelques décennies). La
législation locale connaît des retards quant à la protection de
l’environnement, le financement des partis politiques n’est pas
soumis aux mêmes contrôles qu’en métropole : tout est en place pour
pouvoir acheter les élus et illusionner les populations locales, en leur
cachant les dégâts irréversibles que ce « développement » produit, par
exemple quant aux ressources halieutiques qui sont pourtant au cœur
du système alimentaire, économique et culturel autochtone.
Vous en voulez encore ? Ben il y a les religions, avec les historiques
missions protestantes et catholiques, mais aussi à présent avec toutes
sortes d’évangélistes et de mouvements sectaires. Il y a de la religion
partout en Nouvelle-Calédonie, ce qui bien sûr représente une
nouvelle f