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Georges Roques
Elisée Reclus géographe un héritage encore virtuel
Article mis en ligne le 3 mars 1999
dernière modification le 3 mars 2010

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L’ouvrage de référence 1) sur cette discipline récemment sortie de la clandestinité qu’est l’épistémologie de la géographie dit clairement que « la géographie française commence avec Vidal de La Blache ». Sachant que cette littérature est donnée en pâture aux étudiants qui deviendront enseignants, qu’elle émane de cercles proches des concours de recrutement de ces mêmes enseignants d’histoire-géographie, donc de gens naturellement influents et que l’on espère informés, on mesure d’entrée de jeu l’étendue des erreurs véhiculées au plus haut niveau... ou la perpétuation d’oublis volontaires. Citons-en deux au moins : Malte-Brun et Élisée Reclus, tous deux proscrits et pourtant savants.

Une place perdue

Aujourd’hui, il serait difficile de soutenir que les géographes français occupent dans la société civile une place aussi importante qu’en ces temps-là. En ce xxe siècle finissant, ils sont cruellement absents des grands débats qui agitent notre société. Aucun n’est interpellé sur les grands dossiers du monde, aucun n’est cité lorsque les grands médias listent les intellectuels français influents (Marianne de mai 1999 étant le dernier en date), l’étranger n’en reconnaît aucun. Les deux émissions de télévision qui s’appuient sur la géographie sont le fait d’un non-géographe (« Le dessous de cartes ») et d’un géographe de l’université Laval du Canada (« Le monde en cartes »). Aucune revue française n’est diffusée en kiosque, aucune ne fait pièce à Géo.

Il est plus facile de dire que cela n’est pas de la géographie. Chacun comparera à la place qu’ont su prendre nos amis historiens dans la société française, les Duby et Ferro, ou bien les philosophes, ou encore les physiciens. Comment expliquer ces échecs ? Sont-ils liés à des ostracismes encore vivaces, à des héritages mal partagés, à d’autres facteurs ? Qu’aurait-on pu retenir des idées des grands ancêtres, et que pourrait-on en faire encore aujourd’hui ?

Un rival redoutable

Pourtant, dans les années 1970, la quête de pères fondateurs plus affichables parce que moins connus et connotés que Paul Vidal de La Blache – père pour beaucoup de la géographie française – voire même que Marx – qui l’a longtemps influencée – a permis de sortir momentanément Élisée Reclus d’un long oubli. Entre-temps, ce sont d’autres écoles qui ont dominé le paradigme géographique en France. Leur point commun, c’est d’avoir tous fait ce qu’il fallait pour que la géographie à la fois radicale, écologique et sociale de Reclus soit soigneusement occultée. La suite dira qu’il n’y avait pas là que des raisons scientifiques. Ce long silence ne doit rien ni au hasard ni au vieillissement des idées, mais beaucoup à des nécessités éloignées du champ scientifique, au moins en apparence.

Il faut se poser la question de savoir quelles sont les vraies raisons de l’oubli, puis de cette brutale résurrection, enfin de ce qu’il en reste aujourd’hui. Idées et pratiques du géographe anarchiste ont-elles été réellement ressorties et actualisées ? Plus prosaïquement, on a cherché à bénéficier d’une image devenue favorable pour valoriser des géographies bien éloignées de celle qu’a véhiculée et mise en pratique Reclus. On peut tenter un parallèle hardi avec le sort apparemment inverse de Paul Vidal de La Blache, référence obligée pour une grande partie de la communauté des géographes. Ses idées ont été fortement diffusées, mais totalement déformées, en les tirant vers le déterminisme du milieu naturel, alors qu’il prônait le possibilisme (le milieu offre des ressources que l’homme choisit), en oubliant sciemment les aspects géopolitiques de son œuvre, en particulier son ouvrage sur la France de l’Est. Grâce à la place prise par ses héritiers, en particulier par Emmanuel de Martonne, son gendre et héritier dans le processus d’exercice du pouvoir (poste de professeur à la Sorbonne et création de l’agrégation de géographie sous Vichy en 1943), l’école vidalienne s’est imposée pendant des décennies, plaçant la géographie en amont de l’histoire, comme un préalable. Le Tableau géographique de la France de Paul Vidal de La Blache
introduit à l’histoire de Lavisse, comme introduit en 1975 à l’histoire de la France rurale de Georges Duby l’Impossible Tableau géographique de la France de Georges Bertrand. Aujourd’hui, si on se demande si ce « grand père » est toujours irréfutable, on peut affirmer que si la suite a souvent trahi ses idées, elle en a fait une référence incontournable, et une révérence bien venue dans une carrière universitaire bien conduite. Cette géographie-là a tué dans l’œuf l’œuvre rivale et contemporaine de Reclus.

Un héritage chaotique

Le sort de ce dernier est à la fois plus clair et plus grave. Quasiment ignoré en France de son vivant surtout après l’épisode de la Commune, mais adulé et traduit à l’étranger, son œuvre fut soigneusement occultée dès son décès et jusque dans les années 1970, date à laquelle quelques rares géographes y firent allusion.

Ce qu’il reste aujourd’hui de ses conceptions montre que ces tentatives isolées d’exhumation, si elles ont contribué à la critique de Vidal et à leur renommée propre, n’ont pas abouti à lui donner la place qu’il mérite au Panthéon des géographes. Quelques jalons le montrent bien. L’Encyclopedia Universalis de 1970 lui consacre 1/10e de page, le CD-Rom plus récent 1/2 page. Scheibling lui consacre 1/2 page, contre 9 à Vidal de La Blache, son contemporain. Clauzier, en 1949, 2) passe directement de Ritter et Humboldt, éminents représentants de la géographie allemande, à Vidal et ses
disciples, Blanchard, Sion et Cholley. Le Dictionnaire des intellectuels français 3)
lui consacre en 1996 quatre citations et pas de notice. La place entre Madeleine Rebérioux et René Rémond est vide. Sans doute Élisée Reclus n’entre-t-il pas dans la définition donnée par Juillard et Winock de l’intellectuel dans leur introduction. Les intellectuels, ce ne sont pas « des écrivains et des scientifiques, des artistes et des universitaires qui comptent d’abord par l’œuvre qui les a légitimés, mais ceux d’entre eux qui, à un moment ou à un autre, se sont mêlés, comme dit encore Sartre... de ce qui ne les regarde pas ». Peut-être n’y a-t-il pas là un simple oubli, mais des raisons plus idéologiques à cette absence, les anarchistes s’étant longtemps opposés à des courants de pensée plus influents que les leurs jusqu’à une date récente. C’est une des hypothèses qu’il faudrait creuser, ce que ne permet pas le gabarit de cette contribution. Par contre, Vidal, plus consensuel, a neuf citations et une notice. Voilà
pour le principal rival. De Martonne, Demangeon, Dresch, et quelques autres géographes qui en sont peu ou prou les héritiers ont aussi des notices. Pierre George ensuite, puis de manière plus contemporaine Brunet, Lacoste, qui font référence à Reclus en ont une. Claval, pourtant actuellement le plus connu au plan international, n’y est pas. Doit-on en conclure que tous ces hommes se sont plus mêlés que Reclus « de ce qui ne les regarde pas » ?

Il ne s’agit pas d’attribuer à ce dernier des positions ou des idées qu’il n’a naturellement pas eues, ni de déformer ses opinions en leur donnant une apparente actualité. Certains auteurs comme John P. Clark 4) n’ont pas échappé à ce risque dans le domaine de l’écologie. Philippe Pelletier est beaucoup plus prudent, et sans doute plus proche de la réalité 5). Essayons prudemment et partiellement, autour de quelques idées forcément partielles, au pire partiales, de dire ce qu’aurait pu être son héritage, dans le domaine des idées et des comportements.

Une œuvre immense

Un rappel succinct de l’œuvre colossale et solitaire d’élisée Reclus est nécessaire. À lui seul ou presque, il a écrit plus de 250 ouvrages ou articles6). Débarrassons-nous rapidement de quelques critiques qui pourraient, ou qui lui ont été adressées du fait même que sa géographie est naturellement de son temps, en France celui de la Commune, des récits d’Hector Malot, de Jules Verne, du Tour de la France par deux enfants de G. Bruno, en Europe celui de la domination de la géographie allemande et de la défaite française. On peut noter un certain lyrisme des mots qui est interprété par certains comme un écran aux positions théoriques de l’auteur, par d’autres comme l’essentiel de son œuvre qualifiée alors de purement descriptive. Il n’échappe pas non plus aux ethnotypes et à l’usage pédagogique de la métaphore naturaliste et organiciste :

« L’histoire d’un ruisseau, même de celui qui naît et se perd dans la mousse, est l’histoire de l’infini », voilà pour la métaphore. « L’espagnol bien dirigé est certainement, ainsi d’ailleurs que l’a constaté l’histoire, le premier soldat de l’Europe : il a le feu de l’homme du Midi, la force de l’homme du Nord, et n’a pas besoin, comme celui-ci, de se sustenter par une nourriture abondante », voilà pour les ethnotypes. Ce faisant, il ne fait que reprendre quelques traits de style de Malte-Brun qualifiant l’Andalou qui ne serait « qu’un Gascon d’Espagne ». C’est sans doute cette lecture qui a suggéré à Robert Ferras que Reclus a « le style chaleureux d’un Méridional et l’austérité mesurée du huguenot ».7
Travail solitaire bien qu’il ait eu des correspondants à l’étranger et que, pour la Géographie universelle, il se soit fait aider par Gustave Lefrançais (communard), puis par Léon Metchnikoff (russe) et d’autres. Elle compte 19 volumes, a été écrite entre 1876 et 1894, compte 17 873 pages et 4290 cartes. C’est quantitativement son œuvre majeure. Il faut y ajouter 2 tomes et 1606 pages pour la Terre, description des phénomènes de la vie du globe (1868) et 6 pour l’Homme et la Terre (1905-1908), soit 3545 pages. C’est dans ce dernier ouvrage qu’il exprime le mieux ses idées. Béatrice Giblin l’a bien compris en l’éditant en 1982 chez FM/La Découverte, puis en le rééditant récemment. De petits ouvrages comme Histoire d’un ruisseau ou d’une montagne sont très significatifs de sa conception de l’humanité. Si on y ajoute de très nombreux articles, par exemple dans la prestigieuse Revue des deux mondes – mais aucun dans les toutes nouvelles Annales de géographie de Vidal de La Blache – on arrive facilement à 25 000 pages. On comparera plus tard avec les œuvres actuelles. Naturellement, ses conceptions évoluent avec le temps, passant d’une géographie au départ très naturaliste, inspirée des écrits de Ritter et Humboldt, à une géographie sociale qui culmine dans l’Homme et la Terre. S’il ne fait pas référence à l’écologie née en 1866 avec l’œcologie de Ernst Haeckel, il est précurseur dans le domaine du langage, car il utilise mésologie pour « science des milieux ».

Un homme modeste
et engagé

Si l’on veut rapidement caractériser l’homme, on peut le faire par quelques termes : le courage, la modestie, l’amour de la liberté, celui des hommes et de la nature. Sur le premier terme, celui de courage, nous n’insisterons pas ici, parce que cela est mieux fait ailleurs et parce qu’il l’a manifesté plus dans l’ensemble de ses actes que dans son activité de géographe. En ce sens, il a été un véritable intellectuel. Par contre, en ce qui concerne sa modestie, c’est lui qui, en réponse aux idées de Bakounine sur le gouvernement des savants, répond que « D’abord, la science n’est pas : elle se fait. Le savant du jour n’est que l’ignorant du lendemain » (l’Homme et la Terre). En 1868 (la Terre), il affiche sa position dès l’introduction : « Pour garder la netteté de ma vue et la probité de ma pensée, j’ai parcouru le monde en homme libre. » Il publie plusieurs de ses ouvrages en fascicules vendus au numéro, ce qui les rend plus accessibles au grand public. Cet intérêt porté à la diffusion de ses idées est aussi visible dans ses succès à l’étranger. Sa Géographie universelle a été traduite en espagnol, en anglais, succès que très peu de géographes ont obtenu, malgré les intentions affichées encore récemment :

« La France a une chance, ici, de répondre à cette attente, et l’ouvrage, porté par le courant du Bicentenaire, devrait éveiller l’intérêt à l’étranger, surtout s’il est traduit » (Pour la géographie universelle, charte de la rédaction. Reclus, mode d’emploi, 1985).

Un certain utopisme

Cet homme croit à l’émancipation de ses semblables. Il ne nie pas la révolution mais n’en fait pas un but. Sa conception du progrès social est dynamique. Il a
une conception de l’harmonie entre l’homme et la nature qui le conduit à ce qui peut aujourd’hui être ressenti comme porteur d’un certain utopisme. Pour lui :
« L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même. » (l’Homme et la Terre).
Le dessin de la couverture de l’Homme et la Terre, en 1905, un globe tenu en l’air comme un objet sacramentel par deux mains jointes, symbolise assez bien cette conception du monde, conception qui met au centre du planisphère l’Afrique, origine de l’humanité, et l’Europe. Déjà dans la Terre, en 1868, ceci transparaît :
« Les traits de la planète n’auront point leur complète harmonie si les hommes ne se sont d’abord unis en un concert de justice et de paix. »
S’il nuance sa position par un certain réalisme :
« L’époque à laquelle tous ces courants humains se rejoindront n’est pas encore venue »,
il continue à croire en l’homme :
« Les peuples, devenus intelligents, apprendront certainement à s’associer en une fédération libre. » (Histoire d’un ruisseau, Hetzel, 1869).
Il dit aussi :
« Les ressources de la terre sont amplement suffisantes pour que tous aient à manger. Cette loi prétendue d’après laquelle les hommes doivent s’entre-manger n’est pas justifiée par l’observation. » (l’Homme et la Terre).

Cette conception nécessite la prise de conscience de la globalité des phénomènes terrestres.

Un précurseur

Deux imaginaires s’interpénètrent constamment : l’imaginaire écologique enraciné dans sa géographie sociale et l’imaginaire anarchiste ancré dans sa vision politique 8. Il emploie les termes de « milieu-espace » et « milieu-temps », dynamiques, en un temps où le déterminisme physique et naturaliste domine. Il considère que « la nature ambiante est une immense synthèse qui se présente à nous dans tout son infini et non partie par partie » (Correspondance), dans une dialectique instabilité-stabilité permanente et par la combinaison progrès-regrès. Il ne met pas comme terme obligatoire la révolution :

« La révolution est essentielle, logique, pour tout organisme vivant. Cependant, cette révolution n’est pas nécessairement progrès. » (l’évolution, la révolution et l’idéal anarchique, Stock, 1892 et 1979).

Il peut ainsi être considéré comme le précurseur de la réflexion sur le couple biostasie-rhexistasie, les théories dissipatives, les bifurcations et la théorie des catastrophes. Son approche globale le conduit à chercher des lois, des traits semblables sur l’ensemble de la terre. M.-C. Robic appelle cela une approche synthétique. Pour B. Giblin, cette approche est globale, mais non holistique comme le prétend J. P. Clark 8. Dans la conclusion du volume 16 de la Géographie universelle, Reclus dit que « l’homme a ses lois comme la terre ». Elles se ramènent à trois :

« La lutte des classes (Proudhon et Marx), la recherche de l’équilibre (Darwin en biologie, Le Play en sociologie et Kropotkine) et la décision souveraine de l’individu [le seul point sur lequel il soit vraiment précurseur], tels sont les trois ordres de faits que nous révèle l’étude de la géographie sociale et qui, dans le chaos des choses, se montrent assez constants pour que l’on puisse leur donner le nom de lois » (Préface de l’Homme et la Terre).

Le poids des acteurs individuels dans les processus sociaux ne sera repris que bien plus tard, quand l’influence du marxisme se sera effacée.

Pour un savoir utile

Ces conceptions amènent Reclus à donner de l’importance à l’éducation, à un moment où la géographie est peu et mal enseignée, au temps où Cavaignac, devant le parlement, dit en brandissant son épée : « Ma carte, la voilà ! »

Vincent Berdoulay peut écrire :

« Après la guerre, il devint clair que de nombreux officiers français étaient incapables de lire les cartes topographiques... le sentiment que l’enseignement de géographie devait être amélioré se généralisa. »9

Pour Reclus, « le grand art du professeur... est précisément de savoir montrer dans tout et de varier à l’infini les points de vue, afin de tenir toujours l’esprit en éveil » (Correspondance).
Les finalités sociales sont claires, et
la géographie doit être utile à l’individu dans une société en harmonie avec
la nature. Reclus est-il l’inventeur de
la géographie sociale ? Certains faits paraissent le montrer. L’Homme et la Terre, sans doute son œuvre la plus significative en 6 volumes, où il expose ce qu’il n’a pas dit dans la Géographie universelle, devait s’intituler « l’Homme, géographie sociale ». Gary Dunbar (Scottish Geographical Magazine, en 1977) lui attribue l’invention du terme même de géographie sociale. Il s’intéresse aux hommes les plus modestes. Kropotkine dit de lui qu’en « parlant de la plus petite tribu, il trouvait toujours quelques mots pour inspirer au lecteur le sentiment que tous les hommes sont égaux, qu’il n’y a pas de races supérieures ou inférieures ». Il est très attentif au fait que l’espoir ou l’exercice du pouvoir font vite oublier à ceux qui le revendiquent leur origine et leurs engagements. Il évoque « ces chefs socialistes qui, se trouvant pris dans l’engrenage des élections, finissent par être graduellement laminés en bourgeois à idées larges ». Cette contestation de certaines formes d’exercice du pouvoir aurait pu le rapprocher des marxistes. Dans sa lettre à Liebknecht (1877), Engels le considère pourtant comme un « compilateur ordinaire et rien de plus ». Marx lui-même dans une lettre à Bracke (1876) dit des socialistes français : « Ils sont représentés bien entendu par la triste figure des frères Reclus... parfaitement inconnus pour ce qui est d’œuvres socialistes. » Ces deux extraits montrent la qualité des rapports entre anarchistes et marxistes.

De la renommée à l’oubli

Comment un écrivain aussi puissant a-t-il pu être autant célébré de son vivant, plus encore à l’étranger que dans son pays (articles dans la Revue des deux mondes, dans le Bulletin de la société de géographie de Paris ; conférences à Bruxelles, Londres, Anvers) et être immédiatement oublié dès sa disparition ? Il faut rappeller qu’au xixe siècle, avant Reclus et Vidal, la géographie est un outil aux mains des classes dirigeantes, pas une science. Picard (Revue de géographie, 1976) le montre bien, la géographie est alors « cette science qui s’impose, avec une égale autorité aux chefs de nos armées, aux directeurs de notre commerce, aux ministres de notre diplomatie ». Nos officiers, nous l’avons vu, ne savent pas lire une carte. Avec la loi Ferry et dans le contexte de l’exaspération nationaliste et revancharde qui suit la défaite et la Commune, elle devient aussi une des manières d’imposer une idéologie dominante par l’intermédiaire de l’école et des hussards noirs de la république. Il fallait donner une place à la géographie, mais laquelle choisir ? Reclus a été immédiatement écarté. Serait-ce exclusivement pour ses opinions et ses actes politiques, parce qu’il est communard, anarchiste et dreyfusard ? Nous verrons que ceci n’a été que le prétexte à écarter une œuvre et des conceptions qui gênaient à la fois l’intelligentsia et l’establishment. Pour s’en débarrasser, on a avancé un certain nombre de raisons qu’il nous faut évoquer ici. Ses travaux ont été taxés dès son décès de pré-scientifiques, et sa géographie de purement descriptive. Il est tentant alors de dire qu’elle est antérieure, donc dépassée par celle de Vidal. Or, les deux hommes n’ont que quinze ans d’écart, et l’Homme et la Terre et le Tableau géographique de la France paraissent tous deux en 1905... Disons aussi que, dans son Tableau, Vidal ne consacre que
5 pages à Paris sur 386 pages au total. Villes, industries et régions non capitales sont très négligées, alors que Reclus y insiste. Le décalage temporel n’est donc pas la vraie raison. Reclus insiste sur les aspects politiques, sur une géographie engagée. Or, la géographie a besoin de se faire une place à l’université, dans une concurrence féroce avec d’autres disciplines, en particulier la sociologie. C’est cette différence de champ scientifique et la dimension politique qui va faire que Lucien Febvre, très habilement, choisit la géographie contre la sociologie de Durkeim, mais la géographie science des lieux de Vidal contre celle de l’individu de Reclus. Les historiens se réservant les aspects politiques ont ainsi fait durablement de la géographie la servante de l’histoire. C’est donc bien plus la géographie de Reclus qui est rejetée que l’homme politique. Le politique n’aurait donc été qu’un alibi pour écarter une discipline jugée à la fois inadéquate et dangereuse.

Le choix de l’institution

Pour résumer, on peut considérer que deux profils s’opposent : Vidal, politiquement neutre mais conservateur, évite le social, se centre sur les paysages et les genres de vie autour du concept de région ; Reclus réfute l’utilisation de la géographie comme instrument du pouvoir et l’apolitisme, elle est un moyen pour comprendre le monde et former les citoyens à l’action politique. Un demi siècle plus tard, lors de la Commémoration du centenaire de la naissance de Vidal à Pézenas (1947 pour 1845), ville aujourd’hui célébrée comme étant celle de Molière, deux extraits de discours montrent que les choses ont peu changé. Maurice Zimmermann, pour l’école normale supérieure : « Qu’était la géographie française vers 1880 ? Une exception s’impose tout d’abord, celle d’élisée Reclus et de sa colossale Géographie universelle en voie de publication depuis 1875. Ce chef-d’œuvre de la vieille géographie descriptive qui conserve une valeur aujourd’hui. » Pour Emmanuel de Martonne : « Jamais on n’aurait pu songer à pareille entreprise dans les dernières années du xixe siècle (au moment même où Reclus publie sa Géographie universelle). Les ouvriers capables de bâtir cet imposant édifice n’existaient pas avant que Vidal de La Blache ne les ait formés. » Barré pendant des décennies par les vidaliens fort en prise sur l’institution, Reclus aurait pu être repris par les marxistes. Il ne le fut pas.

Avec ces derniers, contrairement à son opposition d’avec les vidaliens, la différence porte sur la grille d’analyse, pas sur le champ de la géographie. Vers 1950, Pierre George fonde, avec d’autres, la géographie radicale, avec un déterminisme économique puisé chez les marxistes qui donne le primat à l’économie, et l’avenir de l’humanité à la classe ouvrière. Les marxistes considèrent en effet que l’espace ne peut être que le produit d’une histoire déterminée elle-même par les rapports de production. Encore en 1969, André Meynier, dans son intéressante Histoire de la pensée géographique en France (coll. Sud, Puf, 1969) dit que « si Reclus fut le meilleur représentant de la géographie descriptive, on aurait tort de ne voir en lui que son talent littéraire ». Il conclut que « le géographe universel, à la manière d’élisée Reclus, devient une exception. De Martonne connaît les autres (géographes), en revanche se multiplient les spécialistes ». Beaucoup plus tard, Georges Bertrand, dans l’Impossible Tableau géographique (Seuil, 1975) fait explicitement référence à Vidal : « Monumental et élégant, le Tableau géographique de la France est en place. Il est l’œuvre spécifique du maître de la géographie française. Il n’y a pas à y toucher. »

Les vraies raisons
de la réhabilitation

À quoi faut-il donc attribuer l’exhumation de Reclus dans les années 70 ? Paul Boino, dans un numéro de la revue Itinéraire de 1998, prétend que cela n’a rien à voir avec 1968, mais plus généralement avec la crise de la géographie, ce qui n’est que partiellement exact. La géographie réductrice de Vidal et son impuissance à prendre en compte les phénomènes sociaux et politiques a ouvert la porte à son éclatement, comme une fuite en avant (géologie, géomorphologie, biologie), mais aussi à la concurrence d’autres sciences (écologie, sociologie, ethnologie, psychologie...). Dans un climat de contestation tous azimuts, se pose alors fortement la question de son utilité sociale. Reclus est appelé pour légitimer des prises de position toutes contestataires mais très vite contradictoires. Pour l’essentiel, deux grands géographes vont faire référence à Reclus : Yves Lacoste et Roger Brunet. Beaucoup d’autres y puisent un aspect, jamais la totalité et la globalité de son approche : les naturalistes voient leur nature, les sociologues leur société, l’Américain Berkland y voit le précurseur de la dérive des continents, le Belge Nicolaï y trouve la paléo-géomorphologie climatique, pour Gary Dunbar c’est un précurseur de la géographie sociale, pour le Russe Anuchin il invente le concept d’environnement géographique. C’est à Yves Lacoste qu’il revient en premier de le réhabiliter. En 1981, il lui consacre un numéro complet de Hérodote (n° 22, « Élisée Reclus, un géographe libertaire ») où l’on trouve que « c’est le premier géopoliticien et le plus grand géographe français ». Pour Brunet, c’est un pionnier. Quelques années plus tard, Robert Ferras le qualifie de « plus grand géographe français » dans une revue intitulée Reclus, mode d’emploi. Cette appellation curieuse mérite quelques explications. En 1984, Roger Brunet crée à Montpellier un Groupement d’intérêt public baptisé RECLUS, sigle (groupe de lettres initiales constituant l’abréviation de mots fréquemment employés) pour Réseau d’étude du changement de localisation des unités spatiales qui devrait s’écrire R.E.C.L.U.S. Très vite, ce sigle qui s’écrit reclus ou RECLUS devient Reclus, donc acronyme (sigle qui peut être prononcé comme un mot ordinaire) et allusion très directe au géographe libertaire. Paul Boino 10, pris au piège, peut écrire : « Enfin, sous la direction de Roger Brunet, une nouvelle géographie universelle est mise en chantier et sera éditée sous le label Reclus. » Cette œuvre considérable se dit quatrième du genre, ce qui correspond à un cycle régulier d’un demi-siècle, et « à la focalisation sur trois figures, Malte-Brun, Reclus et Vidal de
La Blache, à travers les trois étapes de publication des Géographies universelles : 1810-1829, 1876-1894, 1927-1948 », comme le dit la présentation des Géogaphies universelles 11, brochure illustrée par des figures... d’élisée, et comme l’annonce la charte même de cette œuvre : « Se lancer dans une nouvelle entreprise de ce type pour consacrer une périodicité cinquantenaire ne serait pas une raison suffisante. » On ne peut mieux se placer comme héritiers, d’autant plus que l’édition de la GU débute chez Hachette, comme celle de Reclus (elle passera vite chez Belin) et avec une régularité remarquable, un demi-siècle, temps nécessaire à l’émergence de nouveaux géographes. Robert Ferras le dit de manière originale : « Il y aurait donc une sorte de prurit cinquantenaire, poussant vers une réflexion sur l’état du monde. » C’est oublier qu’en 1958 Larousse édite une Géographie universelle dirigée par Pierre Deffontaines, ouvrage certes de plus faible importance (1600 pages) et de renom limité, mais qui existe.

Qu’a-t-on retenu ?

Qu’est-ce que l’un et l’autre ont réellement retenu des idées de Reclus ? Lacoste y trouve les fondements de son analyse territorialisée du pouvoir militaire des états, mettant l’accent sur les frontières politiques, le fait qu’une géopolitique non fasciste est possible contrairement à ce qui est advenu de celle de Ratzel, et la différenciation entre la société et l’État :

« Les raisonnements de Reclus ont sur ceux de Ratzel l’incontestable supériorité scientifique et politique de faire une grande place aux contradictions de classe à l’intérieur de chaque formation politique, alors que les conceptions du géographe allemand n’en tiennent aucun compte afin de pouvoir raisonner en termes d’entité quasiment métaphysiques, les peuples. »

Brunet y prend des raisons pour justifier ses recherches sur les processus de production par la société des structures spatiales, et le fait que c’est la compréhension et la maîtrise du territoire qui sont au cœur de « l’aveuglante unité de la géographie ». Les différences d’avec Reclus sont sensibles. Lacoste met fortement l’accent sur la nation. Brunet conteste puissamment les approches de la géopolitique et néglige beaucoup les individus s’ils ne sont pas producteurs, consommateurs et surtout acteurs. Pour le premier, le primat est au politique, pour le second à l’économique. Tous deux pensent que la géographie est
instrument de pouvoir, outil de commandement, comme au xixe siècle. Contrairement à Reclus, et de façon très différente, tous deux sont proches ou l’ont été des pouvoirs, politiques comme conseillers du prince, économiques comme consultants auprès des chefs d’entreprise. Dans ce contexte, la place prépondérante de l’harmonie entre les hommes et la nature n’apparaît plus. La générosité, l’amour des hommes et l’espérance d’un monde meilleur semblent avoir disparu de la corporation des géographes, sous prétexte de distanciation de l’objet et de froideur du regard scientifique. Il n’est pas évident que la société y gagne. Par contre, l’image de la géographie y a perdu.

Ce qui aurait pu
être actualisé

Personne n’a repris la globalité de l’œuvre de Reclus, sa préhension de la complexité (« Le milieu est toujours infiniment complexe »), sa conception du milieu : « Au milieu-espace, caractérisé par les mille phénomènes extérieurs, il faut ajouter le milieu-temps avec ses transformations incessantes, ses répercussions sans fin. » (l’Homme et la Terre). En commentaire à la phrase de Linné, « non facit saltus natura », il précise sa conception de l’évolution de l’humanité :

« Sans doute la nature ne fait pas de sauts, mais chacune de ces évolutions s’accomplit par un déplacement des forces vers un point nouveau... La fleur n’est pas le prolongement de la feuille, ni le pistil celui de l’étamine, et l’ovaire diffère des organes qui lui ont donné naissance. Le fils n’est pas la continuation du père ou de la mère, mais bien un être nouveau. Le progrès se fait par un changement continuel des points de départ pour chaque individu distinct. »

Il met en dialectique constante progrès et regrès. Sur l’évolution de l’humanité, il croit que la recherche de l’équilibre est un processus constant et non déterminé par l’équilibre des forces opposées de Proudhon, ni par la disparition de l’une d’entre elles comme Hegel. Il pense que « ... ou bien c’est la revendication des hommes libres qui l’emporte et, dans le chaos des événements, on peut discerner de véritables révolutions... dues à la compréhension plus nette des conditions du milieu et à l’énergie des initiatives individuelles » (GU, tome I). Il refuse aussi tous les déterminismes, le darwinisme social qui justifie la domination de quelques-uns sur la société, le déterminisme historique des rapports sociaux des marxistes. L’homme doit comprendre la nature pour mieux l’utiliser. Son amour pour elle, la sensation de liberté des individus, l’harmonie et la plénitude de ces rapports ont été peu repris par les géographes radicaux qui mettent systématiquement l’accent sur les rapports de force, sinon sur les conflits. Sa conception de l’action humaine dans la nature montre que l’ordre naturel n’est pas extérieur à la société.

« En tirer ce qui compte aujourd’hui : notre liberté, dans nos rapports avec la terre, consiste à en reconnaître les lois pour y conformer notre existence. » (la Terre). « C’est l’observation de la terre qui nous explique les événements de l’histoire, et celle-ci nous ramène à son tour vers une étude plus approfondie de la planète, vers une solidarité plus consciente de notre individu, à la fois petit et si grand, avec l’immense univers. » (Préface de l’Homme et la Terre).

Cet aspect a par contre conduit à quelques dérives. Certains courants de pensée y ont puisé la possibilité d’imposer un nouvel ordre intellectuel, un intégrisme naturaliste qui plierait l’ordre social à l’ordre naturel. Nous retrouvons ce même courant pour les philosophies de la nature des temps passés et de l’écologisme d’extrême droite (écofascisme ?) comme le montre très bien Philippe Pelletier 12. Cette tendance à l’organicisme (critique) tourne chez certains à l’ordre naturel (fascistes, staliniens).

Une œuvre copiée
mais inégalée

Si l’on tente un bilan provisoire de l’héritage de Reclus dans le domaine de l’œuvre et de la renommée, force est de constater que la première reste considérable par son importance, et que la seconde est inégalée, malgré de fortes ambitions :

L’ouvrage de référence 1 sur cette discipline récemment sortie de la clandestinité qu’est l’épistémologie de la géographie dit clairement que « la géographie française commence avec Vidal de La Blache ». Sachant que cette littérature est donnée en pâture aux étudiants qui deviendront enseignants, qu’elle émane de cercles proches des concours de recrutement de ces mêmes enseignants d’histoire-géographie, donc de gens naturellement influents et que l’on espère informés, on mesure d’entrée de jeu l’étendue des erreurs véhiculées au plus haut niveau... ou la perpétuation d’oublis volontaires. Citons-en deux au moins : Malte-Brun et Élisée Reclus, tous deux proscrits et pourtant savants.

Une place perdue

Aujourd’hui, il serait difficile de soutenir que les géographes français occupent dans la société civile une place aussi importante qu’en ces temps-là. En ce xxe siècle finissant, ils sont cruellement absents des grands débats qui agitent notre société. Aucun n’est interpellé sur les grands dossiers du monde, aucun n’est cité lorsque les grands médias listent les intellectuels français influents (Marianne de mai 1999 étant le dernier en date), l’étranger n’en reconnaît aucun. Les deux émissions de télévision qui s’appuient sur la géographie sont le fait d’un non-géographe (« Le dessous de cartes ») et d’un géographe de l’université Laval du Canada (« Le monde en cartes »). Aucune revue française n’est diffusée en kiosque, aucune ne fait pièce à Géo.

Il est plus facile de dire que cela n’est pas de la géographie. Chacun comparera à la place qu’ont su prendre nos amis historiens dans la société française, les Duby et Ferro, ou bien les philosophes, ou encore les physiciens. Comment expliquer ces échecs ? Sont-ils liés à des ostracismes encore vivaces, à des héritages mal partagés, à d’autres facteurs ? Qu’aurait-on pu retenir des idées des grands ancêtres, et que pourrait-on en faire encore aujourd’hui ?

Un rival redoutable

Pourtant, dans les années 1970, la quête de pères fondateurs plus affichables parce que moins connus et connotés que Paul Vidal de La Blache – père pour beaucoup de la géographie française – voire même que Marx – qui l’a longtemps influencée – a permis de sortir momentanément Élisée Reclus d’un long oubli. Entre-temps, ce sont d’autres écoles qui ont dominé le paradigme géographique en France. Leur point commun, c’est d’avoir tous fait ce qu’il fallait pour que la géographie à la fois radicale, écologique et sociale de Reclus soit soigneusement occultée. La suite dira qu’il n’y avait pas là que des raisons scientifiques. Ce long silence ne doit rien ni au hasard ni au vieillissement des idées, mais beaucoup à des nécessités éloignées du champ scientifique, au moins en apparence.

Il faut se poser la question de savoir quelles sont les vraies raisons de l’oubli, puis de cette brutale résurrection, enfin de ce qu’il en reste aujourd’hui. Idées et pratiques du géographe anarchiste ont-elles été réellement ressorties et actualisées ? Plus prosaïquement, on a cherché à bénéficier d’une image devenue favorable pour valoriser des géographies bien éloignées de celle qu’a véhiculée et mise en pratique Reclus. On peut tenter un parallèle hardi avec le sort apparemment inverse de Paul Vidal de La Blache, référence obligée pour une grande partie de la communauté des géographes. Ses idées ont été fortement diffusées, mais totalement déformées, en les tirant vers le déterminisme du milieu naturel, alors qu’il prônait le possibilisme (le milieu offre des ressources que l’homme choisit), en oubliant sciemment les aspects géopolitiques de son œuvre, en particulier son ouvrage sur la France de l’Est. Grâce à la place prise par ses héritiers, en particulier par Emmanuel de Martonne, son gendre et héritier dans le processus d’exercice du pouvoir (poste de professeur à la Sorbonne et création de l’agrégation de géographie sous Vichy en 1943), l’école vidalienne s’est imposée pendant des décennies, plaçant la géographie en amont de l’histoire, comme un préalable. Le Tableau géographique de la France de Paul Vidal de La Blache
introduit à l’histoire de Lavisse, comme introduit en 1975 à l’histoire de la France rurale de Georges Duby l’Impossible Tableau géographique de la France de Georges Bertrand. Aujourd’hui, si on se demande si ce « grand père » est toujours irréfutable, on peut affirmer que si la suite a souvent trahi ses idées, elle en a fait une référence incontournable, et une révérence bien venue dans une carrière universitaire bien conduite. Cette géographie-là a tué dans l’œuf l’œuvre rivale et contemporaine de Reclus.

Un héritage chaotique

Le sort de ce dernier est à la fois plus clair et plus grave. Quasiment ignoré en France de son vivant surtout après l’épisode de la Commune, mais adulé et traduit à l’étranger, son œuvre fut soigneusement occultée dès son décès et jusque dans les années 1970, date à laquelle quelques rares géographes y firent allusion.

Ce qu’il reste aujourd’hui de ses conceptions montre que ces tentatives isolées d’exhumation, si elles ont contribué à la critique de Vidal et à leur renommée propre, n’ont pas abouti à lui donner la place qu’il mérite au Panthéon des géographes. Quelques jalons le montrent bien. L’Encyclopedia Universalis de 1970 lui consacre 1/10e de page, le CD-Rom plus récent 1/2 page. Scheibling lui consacre 1/2 page, contre 9 à Vidal de La Blache, son contemporain. Clauzier, en 1949, 2 passe directement de Ritter et Humboldt, éminents représentants de la géographie allemande, à Vidal et ses
disciples, Blanchard, Sion et Cholley. Le Dictionnaire des intellectuels français 3
lui consacre en 1996 quatre citations et pas de notice. La place entre Madeleine Rebérioux et René Rémond est vide. Sans doute Élisée Reclus n’entre-t-il pas dans la définition donnée par Juillard et Winock de l’intellectuel dans leur introduction. Les intellectuels, ce ne sont pas « des écrivains et des scientifiques, des artistes et des universitaires qui comptent d’abord par l’œuvre qui les a légitimés, mais ceux d’entre eux qui, à un moment ou à un autre, se sont mêlés, comme dit encore Sartre... de ce qui ne les regarde pas ». Peut-être n’y a-t-il pas là un simple oubli, mais des raisons plus idéologiques à cette absence, les anarchistes s’étant longtemps opposés à des courants de pensée plus influents que les leurs jusqu’à une date récente. C’est une des hypothèses qu’il faudrait creuser, ce que ne permet pas le gabarit de cette contribution. Par contre, Vidal, plus consensuel, a neuf citations et une notice. Voilà
pour le principal rival. De Martonne, Demangeon, Dresch, et quelques autres géographes qui en sont peu ou prou les héritiers ont aussi des notices. Pierre George ensuite, puis de manière plus contemporaine Brunet, Lacoste, qui font référence à Reclus en ont une. Claval, pourtant actuellement le plus connu au plan international, n’y est pas. Doit-on en conclure que tous ces hommes se sont plus mêlés que Reclus « de ce qui ne les regarde pas » ?

Il ne s’agit pas d’attribuer à ce dernier des positions ou des idées qu’il n’a naturellement pas eues, ni de déformer ses opinions en leur donnant une apparente actualité. Certains auteurs comme John P. Clark 4 n’ont pas échappé à ce risque dans le domaine de l’écologie. Philippe Pelletier est beaucoup plus prudent, et sans doute plus proche de la réalité 5. Essayons prudemment et partiellement, autour de quelques idées forcément partielles, au pire partiales, de dire ce qu’aurait pu être son héritage, dans le domaine des idées et des comportements.

Une œuvre immense

Un rappel succinct de l’œuvre colossale et solitaire d’élisée Reclus est nécessaire. À lui seul ou presque, il a écrit plus de 250 ouvrages ou articles 6. Débarrassons-nous rapidement de quelques critiques qui pourraient, ou qui lui ont été adressées du fait même que sa géographie est naturellement de son temps, en France celui de la Commune, des récits d’Hector Malot, de Jules Verne, du Tour de la France par deux enfants de G. Bruno, en Europe celui de la domination de la géographie allemande et de la défaite française. On peut noter un certain lyrisme des mots qui est interprété par certains comme un écran aux positions théoriques de l’auteur, par d’autres comme l’essentiel de son œuvre qualifiée alors de purement descriptive. Il n’échappe pas non plus aux ethnotypes et à l’usage pédagogique de la métaphore naturaliste et organiciste :

« L’histoire d’un ruisseau, même de celui qui naît et se perd dans la mousse, est l’histoire de l’infini », voilà pour la métaphore. « L’espagnol bien dirigé est certainement, ainsi d’ailleurs que l’a constaté l’histoire, le premier soldat de l’Europe : il a le feu de l’homme du Midi, la force de l’homme du Nord, et n’a pas besoin, comme celui-ci, de se sustenter par une nourriture abondante », voilà pour les ethnotypes. Ce faisant, il ne fait que reprendre quelques traits de style de Malte-Brun qualifiant l’Andalou qui ne serait « qu’un Gascon d’Espagne ». C’est sans doute cette lecture qui a suggéré à Robert Ferras que Reclus a « le style chaleureux d’un Méridional et l’austérité mesurée du huguenot ».7)
Travail solitaire bien qu’il ait eu des correspondants à l’étranger et que, pour la Géographie universelle, il se soit fait aider par Gustave Lefrançais (communard), puis par Léon Metchnikoff (russe) et d’autres. Elle compte 19 volumes, a été écrite entre 1876 et 1894, compte 17 873 pages et 4290 cartes. C’est quantitativement son œuvre majeure. Il faut y ajouter 2 tomes et 1606 pages pour la Terre, description des phénomènes de la vie du globe (1868) et 6 pour l’Homme et la Terre (1905-1908), soit 3545 pages. C’est dans ce dernier ouvrage qu’il exprime le mieux ses idées. Béatrice Giblin l’a bien compris en l’éditant en 1982 chez FM/La Découverte, puis en le rééditant récemment. De petits ouvrages comme Histoire d’un ruisseau ou d’une montagne sont très significatifs de sa conception de l’humanité. Si on y ajoute de très nombreux articles, par exemple dans la prestigieuse Revue des deux mondes – mais aucun dans les toutes nouvelles Annales de géographie de Vidal de La Blache – on arrive facilement à 25 000 pages. On comparera plus tard avec les œuvres actuelles. Naturellement, ses conceptions évoluent avec le temps, passant d’une géographie au départ très naturaliste, inspirée des écrits de Ritter et Humboldt, à une géographie sociale qui culmine dans l’Homme et la Terre. S’il ne fait pas référence à l’écologie née en 1866 avec l’œcologie de Ernst Haeckel, il est précurseur dans le domaine du langage, car il utilise mésologie pour « science des milieux ».

Un homme modeste
et engagé

Si l’on veut rapidement caractériser l’homme, on peut le faire par quelques termes : le courage, la modestie, l’amour de la liberté, celui des hommes et de la nature. Sur le premier terme, celui de courage, nous n’insisterons pas ici, parce que cela est mieux fait ailleurs et parce qu’il l’a manifesté plus dans l’ensemble de ses actes que dans son activité de géographe. En ce sens, il a été un véritable intellectuel. Par contre, en ce qui concerne sa modestie, c’est lui qui, en réponse aux idées de Bakounine sur le gouvernement des savants, répond que « D’abord, la science n’est pas : elle se fait. Le savant du jour n’est que l’ignorant du lendemain » (l’Homme et la Terre). En 1868 (la Terre), il affiche sa position dès l’introduction : « Pour garder la netteté de ma vue et la probité de ma pensée, j’ai parcouru le monde en homme libre. » Il publie plusieurs de ses ouvrages en fascicules vendus au numéro, ce qui les rend plus accessibles au grand public. Cet intérêt porté à la diffusion de ses idées est aussi visible dans ses succès à l’étranger. Sa Géographie universelle a été traduite en espagnol, en anglais, succès que très peu de géographes ont obtenu, malgré les intentions affichées encore récemment :

« La France a une chance, ici, de répondre à cette attente, et l’ouvrage, porté par le courant du Bicentenaire, devrait éveiller l’intérêt à l’étranger, surtout s’il est traduit » (Pour la géographie universelle, charte de la rédaction. Reclus, mode d’emploi, 1985).

Un certain utopisme
Cet homme croit à l’émancipation de ses semblables. Il ne nie pas la révolution mais n’en fait pas un but. Sa conception du progrès social est dynamique. Il a
une conception de l’harmonie entre l’homme et la nature qui le conduit à ce qui peut aujourd’hui être ressenti comme porteur d’un certain utopisme. Pour lui :
« L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même. » (l’Homme et la Terre).
Le dessin de la couverture de l’Homme et la Terre, en 1905, un globe tenu en l’air comme un objet sacramentel par deux mains jointes, symbolise assez bien cette conception du monde, conception qui met au centre du planisphère l’Afrique, origine de l’humanité, et l’Europe. Déjà dans la Terre, en 1868, ceci transparaît :
« Les traits de la planète n’auront point leur complète harmonie si les hommes ne se sont d’abord unis en un concert de justice et de paix. »
S’il nuance sa position par un certain réalisme :
« L’époque à laquelle tous ces courants humains se rejoindront n’est pas encore venue »,
il continue à croire en l’homme :
« Les peuples, devenus intelligents, apprendront certainement à s’associer en une fédération libre. » (Histoire d’un ruisseau, Hetzel, 1869).
Il dit aussi :
« Les ressources de la terre sont amplement suffisantes pour que tous aient à manger. Cette loi prétendue d’après laquelle les hommes doivent s’entre-manger n’est pas justifiée par l’observation. » (l’Homme et la Terre).
Cette conception nécessite la prise de conscience de la globalité des phénomènes terrestres.

Un précurseur
Deux imaginaires s’interpénètrent constamment : l’imaginaire écologique enraciné dans sa géographie sociale et l’imaginaire anarchiste ancré dans sa vision politique 8). Il emploie les termes de « milieu-espace » et « milieu-temps », dynamiques, en un temps où le déterminisme physique et naturaliste domine. Il considère que « la nature ambiante est une immense synthèse qui se présente à nous dans tout son infini et non partie par partie » (Correspondance), dans une dialectique instabilité-stabilité permanente et par la combinaison progrès-regrès. Il ne met pas comme terme obligatoire la révolution :

« La révolution est essentielle, logique, pour tout organisme vivant. Cependant, cette révolution n’est pas nécessairement progrès. » (l’évolution, la révolution et l’idéal anarchique, Stock, 1892 et 1979).

Il peut ainsi être considéré comme le précurseur de la réflexion sur le couple biostasie-rhexistasie, les théories dissipatives, les bifurcations et la théorie des catastrophes. Son approche globale le conduit à chercher des lois, des traits semblables sur l’ensemble de la terre. M.-C. Robic appelle cela une approche synthétique. Pour B. Giblin, cette approche est globale, mais non holistique comme le prétend J. P. Clark 8. Dans la conclusion du volume 16 de la Géographie universelle, Reclus dit que « l’homme a ses lois comme la terre ». Elles se ramènent à trois :

« La lutte des classes (Proudhon et Marx), la recherche de l’équilibre (Darwin en biologie, Le Play en sociologie et Kropotkine) et la décision souveraine de l’individu [le seul point sur lequel il soit vraiment précurseur], tels sont les trois ordres de faits que nous révèle l’étude de la géographie sociale et qui, dans le chaos des choses, se montrent assez constants pour que l’on puisse leur donner le nom de lois » (Préface de l’Homme et la Terre).

Le poids des acteurs individuels dans les processus sociaux ne sera repris que bien plus tard, quand l’influence du marxisme se sera effacée.

Pour un savoir utile
Ces conceptions amènent Reclus à donner de l’importance à l’éducation, à un moment où la géographie est peu et mal enseignée, au temps où Cavaignac, devant le parlement, dit en brandissant son épée : « Ma carte, la voilà ! »
Vincent Berdoulay peut écrire :

« Après la guerre, il devint clair que de nombreux officiers français étaient incapables de lire les cartes topographiques... le sentiment que l’enseignement de géographie devait être amélioré se généralisa. »9)

Pour Reclus, « le grand art du professeur... est précisément de savoir montrer dans tout et de varier à l’infini les points de vue, afin de tenir toujours l’esprit en éveil » (Correspondance).
Les finalités sociales sont claires, et
la géographie doit être utile à l’individu dans une société en harmonie avec
la nature. Reclus est-il l’inventeur de
la géographie sociale ? Certains faits paraissent le montrer. L’Homme et la Terre, sans doute son œuvre la plus significative en 6 volumes, où il expose ce qu’il n’a pas dit dans la Géographie universelle, devait s’intituler « l’Homme, géographie sociale ». Gary Dunbar (Scottish Geographical Magazine, en 1977) lui attribue l’invention du terme même de géographie sociale. Il s’intéresse aux hommes les plus modestes. Kropotkine dit de lui qu’en « parlant de la plus petite tribu, il trouvait toujours quelques mots pour inspirer au lecteur le sentiment que tous les hommes sont égaux, qu’il n’y a pas de races supérieures ou inférieures ». Il est très attentif au fait que l’espoir ou l’exercice du pouvoir font vite oublier à ceux qui le revendiquent leur origine et leurs engagements. Il évoque « ces chefs socialistes qui, se trouvant pris dans l’engrenage des élections, finissent par être graduellement laminés en bourgeois à idées larges ». Cette contestation de certaines formes d’exercice du pouvoir aurait pu le rapprocher des marxistes. Dans sa lettre à Liebknecht (1877), Engels le considère pourtant comme un « compilateur ordinaire et rien de plus ». Marx lui-même dans une lettre à Bracke (1876) dit des socialistes français : « Ils sont représentés bien entendu par la triste figure des frères Reclus... parfaitement inconnus pour ce qui est d’œuvres socialistes. » Ces deux extraits montrent la qualité des rapports entre anarchistes et marxistes.

De la renommée à l’oubli
Comment un écrivain aussi puissant a-t-il pu être autant célébré de son vivant, plus encore à l’étranger que dans son pays (articles dans la Revue des deux mondes, dans le Bulletin de la société de géographie de Paris ; conférences à Bruxelles, Londres, Anvers) et être immédiatement oublié dès sa disparition ? Il faut rappeller qu’au xixe siècle, avant Reclus et Vidal, la géographie est un outil aux mains des classes dirigeantes, pas une science. Picard (Revue de géographie, 1976) le montre bien, la géographie est alors « cette science qui s’impose, avec une égale autorité aux chefs de nos armées, aux directeurs de notre commerce, aux ministres de notre diplomatie ». Nos officiers, nous l’avons vu, ne savent pas lire une carte. Avec la loi Ferry et dans le contexte de l’exaspération nationaliste et revancharde qui suit la défaite et la Commune, elle devient aussi une des manières d’imposer une idéologie dominante par l’intermédiaire de l’école et des hussards noirs de la république. Il fallait donner une place à la géographie, mais laquelle choisir ? Reclus a été immédiatement écarté. Serait-ce exclusivement pour ses opinions et ses actes politiques, parce qu’il est communard, anarchiste et dreyfusard ? Nous verrons que ceci n’a été que le prétexte à écarter une œuvre et des conceptions qui gênaient à la fois l’intelligentsia et l’establishment. Pour s’en débarrasser, on a avancé un certain nombre de raisons qu’il nous faut évoquer ici. Ses travaux ont été taxés dès son décès de pré-scientifiques, et sa géographie de purement descriptive. Il est tentant alors de dire qu’elle est antérieure, donc dépassée par celle de Vidal. Or, les deux hommes n’ont que quinze ans d’écart, et l’Homme et la Terre et le Tableau géographique de la France paraissent tous deux en 1905... Disons aussi que, dans son Tableau, Vidal ne consacre que
5 pages à Paris sur 386 pages au total. Villes, industries et régions non capitales sont très négligées, alors que Reclus y insiste. Le décalage temporel n’est donc pas la vraie raison. Reclus insiste sur les aspects politiques, sur une géographie engagée. Or, la géographie a besoin de se faire une place à l’université, dans une concurrence féroce avec d’autres disciplines, en particulier la sociologie. C’est cette différence de champ scientifique et la dimension politique qui va faire que Lucien Febvre, très habilement, choisit la géographie contre la sociologie de Durkeim, mais la géographie science des lieux de Vidal contre celle de l’individu de Reclus. Les historiens se réservant les aspects politiques ont ainsi fait durablement de la géographie la servante de l’histoire. C’est donc bien plus la géographie de Reclus qui est rejetée que l’homme politique. Le politique n’aurait donc été qu’un alibi pour écarter une discipline jugée à la fois inadéquate et dangereuse.

Le choix de l’institution
Pour résumer, on peut considérer que deux profils s’opposent : Vidal, politiquement neutre mais conservateur, évite le social, se centre sur les paysages et les genres de vie autour du concept de région ; Reclus réfute l’utilisation de la géographie comme instrument du pouvoir et l’apolitisme, elle est un moyen pour comprendre le monde et former les citoyens à l’action politique. Un demi siècle plus tard, lors de la Commémoration du centenaire de la naissance de Vidal à Pézenas (1947 pour 1845), ville aujourd’hui célébrée comme étant celle de Molière, deux extraits de discours montrent que les choses ont peu changé. Maurice Zimmermann, pour l’école normale supérieure : « Qu’était la géographie française vers 1880 ? Une exception s’impose tout d’abord, celle d’élisée Reclus et de sa colossale Géographie universelle en voie de publication depuis 1875. Ce chef-d’œuvre de la vieille géographie descriptive qui conserve une valeur aujourd’hui. » Pour Emmanuel de Martonne : « Jamais on n’aurait pu songer à pareille entreprise dans les dernières années du xixe siècle (au moment même où Reclus publie sa Géographie universelle). Les ouvriers capables de bâtir cet imposant édifice n’existaient pas avant que Vidal de La Blache ne les ait formés. » Barré pendant des décennies par les vidaliens fort en prise sur l’institution, Reclus aurait pu être repris par les marxistes. Il ne le fut pas.
Avec ces derniers, contrairement à son opposition d’avec les vidaliens, la différence porte sur la grille d’analyse, pas sur le champ de la géographie. Vers 1950, Pierre George fonde, avec d’autres, la géographie radicale, avec un déterminisme économique puisé chez les marxistes qui donne le primat à l’économie, et l’avenir de l’humanité à la classe ouvrière. Les marxistes considèrent en effet que l’espace ne peut être que le produit d’une histoire déterminée elle-même par les rapports de production. Encore en 1969, André Meynier, dans son intéressante Histoire de la pensée géographique en France (coll. Sud, Puf, 1969) dit que « si Reclus fut le meilleur représentant de la géographie descriptive, on aurait tort de ne voir en lui que son talent littéraire ». Il conclut que « le géographe universel, à la manière d’élisée Reclus, devient une exception. De Martonne connaît les autres (géographes), en revanche se multiplient les spécialistes ». Beaucoup plus tard, Georges Bertrand, dans l’Impossible Tableau géographique (Seuil, 1975) fait explicitement référence à Vidal : « Monumental et élégant, le Tableau géographique de la France est en place. Il est l’œuvre spécifique du maître de la géographie française. Il n’y a pas à y toucher. »

Les vraies raisons
de la réhabilitation

À quoi faut-il donc attribuer l’exhumation de Reclus dans les années 70 ? Paul Boino, dans un numéro de la revue Itinéraire de 1998, prétend que cela n’a rien à voir avec 1968, mais plus généralement avec la crise de la géographie, ce qui n’est que partiellement exact. La géographie réductrice de Vidal et son impuissance à prendre en compte les phénomènes sociaux et politiques a ouvert la porte à son éclatement, comme une fuite en avant (géologie, géomorphologie, biologie), mais aussi à la concurrence d’autres sciences (écologie, sociologie, ethnologie, psychologie...). Dans un climat de contestation tous azimuts, se pose alors fortement la question de son utilité sociale. Reclus est appelé pour légitimer des prises de position toutes contestataires mais très vite contradictoires. Pour l’essentiel, deux grands géographes vont faire référence à Reclus : Yves Lacoste et Roger Brunet. Beaucoup d’autres y puisent un aspect, jamais la totalité et la globalité de son approche : les naturalistes voient leur nature, les sociologues leur société, l’Américain Berkland y voit le précurseur de la dérive des continents, le Belge Nicolaï y trouve la paléo-géomorphologie climatique, pour Gary Dunbar c’est un précurseur de la géographie sociale, pour le Russe Anuchin il invente le concept d’environnement géographique. C’est à Yves Lacoste qu’il revient en premier de le réhabiliter. En 1981, il lui consacre un numéro complet de Hérodote (n° 22, « Élisée Reclus, un géographe libertaire ») où l’on trouve que « c’est le premier géopoliticien et le plus grand géographe français ». Pour Brunet, c’est un pionnier. Quelques années plus tard, Robert Ferras le qualifie de « plus grand géographe français » dans une revue intitulée Reclus, mode d’emploi. Cette appellation curieuse mérite quelques explications. En 1984, Roger Brunet crée à Montpellier un Groupement d’intérêt public baptisé RECLUS, sigle (groupe de lettres initiales constituant l’abréviation de mots fréquemment employés) pour Réseau d’étude du changement de localisation des unités spatiales qui devrait s’écrire R.E.C.L.U.S. Très vite, ce sigle qui s’écrit reclus ou RECLUS devient Reclus, donc acronyme (sigle qui peut être prononcé comme un mot ordinaire) et allusion très directe au géographe libertaire. Paul Boino 10), pris au piège, peut écrire : « Enfin, sous la direction de Roger Brunet, une nouvelle géographie universelle est mise en chantier et sera éditée sous le label Reclus. » Cette œuvre considérable se dit quatrième du genre, ce qui correspond à un cycle régulier d’un demi-siècle, et « à la focalisation sur trois figures, Malte-Brun, Reclus et Vidal de
La Blache, à travers les trois étapes de publication des Géographies universelles : 1810-1829, 1876-1894, 1927-1948 », comme le dit la présentation des Géogaphies universelles 11), brochure illustrée par des figures... d’élisée, et comme l’annonce la charte même de cette œuvre : « Se lancer dans une nouvelle entreprise de ce type pour consacrer une périodicité cinquantenaire ne serait pas une raison suffisante. » On ne peut mieux se placer comme héritiers, d’autant plus que l’édition de la GU débute chez Hachette, comme celle de Reclus (elle passera vite chez Belin) et avec une régularité remarquable, un demi-siècle, temps nécessaire à l’émergence de nouveaux géographes. Robert Ferras le dit de manière originale : « Il y aurait donc une sorte de prurit cinquantenaire, poussant vers une réflexion sur l’état du monde. » C’est oublier qu’en 1958 Larousse édite une Géographie universelle dirigée par Pierre Deffontaines, ouvrage certes de plus faible importance (1600 pages) et de renom limité, mais qui existe.

Qu’a-t-on retenu ?

Qu’est-ce que l’un et l’autre ont réellement retenu des idées de Reclus ? Lacoste y trouve les fondements de son analyse territorialisée du pouvoir militaire des états, mettant l’accent sur les frontières politiques, le fait qu’une géopolitique non fasciste est possible contrairement à ce qui est advenu de celle de Ratzel, et la différenciation entre la société et l’État :

« Les raisonnements de Reclus ont sur ceux de Ratzel l’incontestable supériorité scientifique et politique de faire une grande place aux contradictions de classe à l’intérieur de chaque formation politique, alors que les conceptions du géographe allemand n’en tiennent aucun compte afin de pouvoir raisonner en termes d’entité quasiment métaphysiques, les peuples. »

Brunet y prend des raisons pour justifier ses recherches sur les processus de production par la société des structures spatiales, et le fait que c’est la compréhension et la maîtrise du territoire qui sont au cœur de « l’aveuglante unité de la géographie ». Les différences d’avec Reclus sont sensibles. Lacoste met fortement l’accent sur la nation. Brunet conteste puissamment les approches de la géopolitique et néglige beaucoup les individus s’ils ne sont pas producteurs, consommateurs et surtout acteurs. Pour le premier, le primat est au politique, pour le second à l’économique. Tous deux pensent que la géographie est
instrument de pouvoir, outil de commandement, comme au xixe siècle. Contrairement à Reclus, et de façon très différente, tous deux sont proches ou l’ont été des pouvoirs, politiques comme conseillers du prince, économiques comme consultants auprès des chefs d’entreprise. Dans ce contexte, la place prépondérante de l’harmonie entre les hommes et la nature n’apparaît plus. La générosité, l’amour des hommes et l’espérance d’un monde meilleur semblent avoir disparu de la corporation des géographes, sous prétexte de distanciation de l’objet et de froideur du regard scientifique. Il n’est pas évident que la société y gagne. Par contre, l’image de la géographie y a perdu.

Ce qui aurait pu
être actualisé

Personne n’a repris la globalité de l’œuvre de Reclus, sa préhension de la complexité (« Le milieu est toujours infiniment complexe »), sa conception du milieu : « Au milieu-espace, caractérisé par les mille phénomènes extérieurs, il faut ajouter le milieu-temps avec ses transformations incessantes, ses répercussions sans fin. » (l’Homme et la Terre). En commentaire à la phrase de Linné, « non facit saltus natura », il précise sa conception de l’évolution de l’humanité :

« Sans doute la nature ne fait pas de sauts, mais chacune de ces évolutions s’accomplit par un déplacement des forces vers un point nouveau... La fleur n’est pas le prolongement de la feuille, ni le pistil celui de l’étamine, et l’ovaire diffère des organes qui lui ont donné naissance. Le fils n’est pas la continuation du père ou de la mère, mais bien un être nouveau. Le progrès se fait par un changement continuel des points de départ pour chaque individu distinct. »

Il met en dialectique constante progrès et regrès. Sur l’évolution de l’humanité, il croit que la recherche de l’équilibre est un processus constant et non déterminé par l’équilibre des forces opposées de Proudhon, ni par la disparition de l’une d’entre elles comme Hegel. Il pense que « ... ou bien c’est la revendication des hommes libres qui l’emporte et, dans le chaos des événements, on peut discerner de véritables révolutions... dues à la compréhension plus nette des conditions du milieu et à l’énergie des initiatives individuelles » (GU, tome I). Il refuse aussi tous les déterminismes, le darwinisme social qui justifie la domination de quelques-uns sur la société, le déterminisme historique des rapports sociaux des marxistes. L’homme doit comprendre la nature pour mieux l’utiliser. Son amour pour elle, la sensation de liberté des individus, l’harmonie et la plénitude de ces rapports ont été peu repris par les géographes radicaux qui mettent systématiquement l’accent sur les rapports de force, sinon sur les conflits. Sa conception de l’action humaine dans la nature montre que l’ordre naturel n’est pas extérieur à la société.

« En tirer ce qui compte aujourd’hui : notre liberté, dans nos rapports avec la terre, consiste à en reconnaître les lois pour y conformer notre existence. » (la Terre). « C’est l’observation de la terre qui nous explique les événements de l’histoire, et celle-ci nous ramène à son tour vers une étude plus approfondie de la planète, vers une solidarité plus consciente de notre individu, à la fois petit et si grand, avec l’immense univers. » (Préface de l’Homme et la Terre).

Cet aspect a par contre conduit à quelques dérives. Certains courants de pensée y ont puisé la possibilité d’imposer un nouvel ordre intellectuel, un intégrisme naturaliste qui plierait l’ordre social à l’ordre naturel. Nous retrouvons ce même courant pour les philosophies de la nature des temps passés et de l’écologisme d’extrême droite (écofascisme ?) comme le montre très bien Philippe Pelletier 12). Cette tendance à l’organicisme (critique) tourne chez certains à l’ordre naturel (fascistes, staliniens).

Une œuvre copiée
mais inégalée

Si l’on tente un bilan provisoire de l’héritage de Reclus dans le domaine de l’œuvre et de la renommée, force est de constater que la première reste considérable par son importance, et que la seconde est inégalée, malgré de fortes ambitions :

« L’effort de conception... L’ouvrage de référence 1 sur cette discipline récemment sortie de la clandestinité qu’est l’épistémologie de la géographie dit clairement que « la géographie française commence avec Vidal de La Blache ». Sachant que cette littérature est donnée en pâture aux étudiants qui deviendront enseignants, qu’elle émane de cercles proches des concours de recrutement de ces mêmes enseignants d’histoire-géographie, donc de gens naturellement influents et que l’on espère informés, on mesure d’entrée de jeu l’étendue des erreurs véhiculées au plus haut niveau... ou la perpétuation d’oublis volontaires. Citons-en deux au moins : Malte-Brun et Élisée Reclus, tous deux proscrits et pourtant savants.

Une place perdue

Aujourd’hui, il serait difficile de soutenir que les géographes français occupent dans la société civile une place aussi importante qu’en ces temps-là. En ce xxe siècle finissant, ils sont cruellement absents des grands débats qui agitent notre société. Aucun n’est interpellé sur les grands dossiers du monde, aucun n’est cité lorsque les grands médias listent les intellectuels français influents (Marianne de mai 1999 étant le dernier en date), l’étranger n’en reconnaît aucun. Les deux émissions de télévision qui s’appuient sur la géographie sont le fait d’un non-géographe (« Le dessous de cartes ») et d’un géographe de l’université Laval du Canada (« Le monde en cartes »). Aucune revue française n’est diffusée en kiosque, aucune ne fait pièce à Géo.
Il est plus facile de dire que cela n’est pas de la géographie. Chacun comparera à la place qu’ont su prendre nos amis historiens dans la société française, les Duby et Ferro, ou bien les philosophes, ou encore les physiciens. Comment expliquer ces échecs ? Sont-ils liés à des ostracismes encore vivaces, à des héritages mal partagés, à d’autres facteurs ? Qu’aurait-on pu retenir des idées des grands ancêtres, et que pourrait-on en faire encore aujourd’hui ?

Un rival redoutable

Pourtant, dans les années 1970, la quête de pères fondateurs plus affichables parce que moins connus et connotés que Paul Vidal de La Blache – père pour beaucoup de la géographie française – voire même que Marx – qui l’a longtemps influencée – a permis de sortir momentanément Élisée Reclus d’un long oubli. Entre-temps, ce sont d’autres écoles qui ont dominé le paradigme géographique en France. Leur point commun, c’est d’avoir tous fait ce qu’il fallait pour que la géographie à la fois radicale, écologique et sociale de Reclus soit soigneusement occultée. La suite dira qu’il n’y avait pas là que des raisons scientifiques. Ce long silence ne doit rien ni au hasard ni au vieillissement des idées, mais beaucoup à des nécessités éloignées du champ scientifique, au moins en apparence.

Il faut se poser la question de savoir quelles sont les vraies raisons de l’oubli, puis de cette brutale résurrection, enfin de ce qu’il en reste aujourd’hui. Idées et pratiques du géographe anarchiste ont-elles été réellement ressorties et actualisées ? Plus prosaïquement, on a cherché à bénéficier d’une image devenue favorable pour valoriser des géographies bien éloignées de celle qu’a véhiculée et mise en pratique Reclus. On peut tenter un parallèle hardi avec le sort apparemment inverse de Paul Vidal de La Blache, référence obligée pour une grande partie de la communauté des géographes. Ses idées ont été fortement diffusées, mais totalement déformées, en les tirant vers le déterminisme du milieu naturel, alors qu’il prônait le possibilisme (le milieu offre des ressources que l’homme choisit), en oubliant sciemment les aspects géopolitiques de son œuvre, en particulier son ouvrage sur la France de l’Est. Grâce à la place prise par ses héritiers, en particulier par Emmanuel de Martonne, son gendre et héritier dans le processus d’exercice du pouvoir (poste de professeur à la Sorbonne et création de l’agrégation de géographie sous Vichy en 1943), l’école vidalienne s’est imposée pendant des décennies, plaçant la géographie en amont de l’histoire, comme un préalable. Le Tableau géographique de la France de Paul Vidal de La Blache
introduit à l’histoire de Lavisse, comme introduit en 1975 à l’histoire de la France rurale de Georges Duby l’Impossible Tableau géographique de la France de Georges Bertrand. Aujourd’hui, si on se demande si ce « grand père » est toujours irréfutable, on peut affirmer que si la suite a souvent trahi ses idées, elle en a fait une référence incontournable, et une révérence bien venue dans une carrière universitaire bien conduite. Cette géographie-là a tué dans l’œuf l’œuvre rivale et contemporaine de Reclus.

Un héritage chaotique

Le sort de ce dernier est à la fois plus clair et plus grave. Quasiment ignoré en France de son vivant surtout après l’épisode de la Commune, mais adulé et traduit à l’étranger, son œuvre fut soigneusement occultée dès son décès et jusque dans les années 1970, date à laquelle quelques rares géographes y firent allusion.

Ce qu’il reste aujourd’hui de ses conceptions montre que ces tentatives isolées d’exhumation, si elles ont contribué à la critique de Vidal et à leur renommée propre, n’ont pas abouti à lui donner la place qu’il mérite au Panthéon des géographes. Quelques jalons le montrent bien. L’Encyclopedia Universalis de 1970 lui consacre 1/10e de page, le CD-Rom plus récent 1/2 page. Scheibling lui consacre 1/2 page, contre 9 à Vidal de La Blache, son contemporain. Clauzier, en 1949, 2 passe directement de Ritter et Humboldt, éminents représentants de la géographie allemande, à Vidal et ses
disciples, Blanchard, Sion et Cholley. Le Dictionnaire des intellectuels français 3
lui consacre en 1996 quatre citations et pas de notice. La place entre Madeleine Rebérioux et René Rémond est vide. Sans doute Élisée Reclus n’entre-t-il pas dans la définition donnée par Juillard et Winock de l’intellectuel dans leur introduction. Les intellectuels, ce ne sont pas « des écrivains et des scientifiques, des artistes et des universitaires qui comptent d’abord par l’œuvre qui les a légitimés, mais ceux d’entre eux qui, à un moment ou à un autre, se sont mêlés, comme dit encore Sartre... de ce qui ne les regarde pas ». Peut-être n’y a-t-il pas là un simple oubli, mais des raisons plus idéologiques à cette absence, les anarchistes s’étant longtemps opposés à des courants de pensée plus influents que les leurs jusqu’à une date récente. C’est une des hypothèses qu’il faudrait creuser, ce que ne permet pas le gabarit de cette contribution. Par contre, Vidal, plus consensuel, a neuf citations et une notice. Voilà
pour le principal rival. De Martonne, Demangeon, Dresch, et quelques autres géographes qui en sont peu ou prou les héritiers ont aussi des notices. Pierre George ensuite, puis de manière plus contemporaine Brunet, Lacoste, qui font référence à Reclus en ont une. Claval, pourtant actuellement le plus connu au plan international, n’y est pas. Doit-on en conclure que tous ces hommes se sont plus mêlés que Reclus « de ce qui ne les regarde pas » ?

Il ne s’agit pas d’attribuer à ce dernier des positions ou des idées qu’il n’a naturellement pas eues, ni de déformer ses opinions en leur donnant une apparente actualité. Certains auteurs comme John P. Clark 4 n’ont pas échappé à ce risque dans le domaine de l’écologie. Philippe Pelletier est beaucoup plus prudent, et sans doute plus proche de la réalité 5. Essayons prudemment et partiellement, autour de quelques idées forcément partielles, au pire partiales, de dire ce qu’aurait pu être son héritage, dans le domaine des idées et des comportements.

Une œuvre immense

Un rappel succinct de l’œuvre colossale et solitaire d’élisée Reclus est nécessaire. À lui seul ou presque, il a écrit plus de 250 ouvrages ou articles 6. Débarrassons-nous rapidement de quelques critiques qui pourraient, ou qui lui ont été adressées du fait même que sa géographie est naturellement de son temps, en France celui de la Commune, des récits d’Hector Malot, de Jules Verne, du Tour de la France par deux enfants de G. Bruno, en Europe celui de la domination de la géographie allemande et de la défaite française. On peut noter un certain lyrisme des mots qui est interprété par certains comme un écran aux positions théoriques de l’auteur, par d’autres comme l’essentiel de son œuvre qualifiée alors de purement descriptive. Il n’échappe pas non plus aux ethnotypes et à l’usage pédagogique de la métaphore naturaliste et organiciste :
« L’histoire d’un ruisseau, même de celui qui naît et se perd dans la mousse, est l’histoire de l’infini », voilà pour la métaphore. « L’espagnol bien dirigé est certainement, ainsi d’ailleurs que l’a constaté l’histoire, le premier soldat de l’Europe : il a le feu de l’homme du Midi, la force de l’homme du Nord, et n’a pas besoin, comme celui-ci, de se sustenter par une nourriture abondante », voilà pour les ethnotypes. Ce faisant, il ne fait que reprendre quelques traits de style de Malte-Brun qualifiant l’Andalou qui ne serait « qu’un Gascon d’Espagne ». C’est sans doute cette lecture qui a suggéré à Robert Ferras que Reclus a « le style chaleureux d’un Méridional et l’austérité mesurée du huguenot ».7
Travail solitaire bien qu’il ait eu des correspondants à l’étranger et que, pour la Géographie universelle, il se soit fait aider par Gustave Lefrançais (communard), puis par Léon Metchnikoff (russe) et d’autres. Elle compte 19 volumes, a été écrite entre 1876 et 1894, compte 17 873 pages et 4290 cartes. C’est quantitativement son œuvre majeure. Il faut y ajouter 2 tomes et 1606 pages pour la Terre, description des phénomènes de la vie du globe (1868) et 6 pour l’Homme et la Terre (1905-1908), soit 3545 pages. C’est dans ce dernier ouvrage qu’il exprime le mieux ses idées. Béatrice Giblin l’a bien compris en l’éditant en 1982 chez FM/La Découverte, puis en le rééditant récemment. De petits ouvrages comme Histoire d’un ruisseau ou d’une montagne sont très significatifs de sa conception de l’humanité. Si on y ajoute de très nombreux articles, par exemple dans la prestigieuse Revue des deux mondes – mais aucun dans les toutes nouvelles Annales de géographie de Vidal de La Blache – on arrive facilement à 25 000 pages. On comparera plus tard avec les œuvres actuelles. Naturellement, ses conceptions évoluent avec le temps, passant d’une géographie au départ très naturaliste, inspirée des écrits de Ritter et Humboldt, à une géographie sociale qui culmine dans l’Homme et la Terre. S’il ne fait pas référence à l’écologie née en 1866 avec l’œcologie de Ernst Haeckel, il est précurseur dans le domaine du langage, car il utilise mésologie pour « science des milieux ».

Un homme modeste
et engagé

Si l’on veut rapidement caractériser l’homme, on peut le faire par quelques termes : le courage, la modestie, l’amour de la liberté, celui des hommes et de la nature. Sur le premier terme, celui de courage, nous n’insisterons pas ici, parce que cela est mieux fait ailleurs et parce qu’il l’a manifesté plus dans l’ensemble de ses actes que dans son activité de géographe. En ce sens, il a été un véritable intellectuel. Par contre, en ce qui concerne sa modestie, c’est lui qui, en réponse aux idées de Bakounine sur le gouvernement des savants, répond que « D’abord, la science n’est pas : elle se fait. Le savant du jour n’est que l’ignorant du lendemain » (l’Homme et la Terre). En 1868 (la Terre), il affiche sa position dès l’introduction : « Pour garder la netteté de ma vue et la probité de ma pensée, j’ai parcouru le monde en homme libre. » Il publie plusieurs de ses ouvrages en fascicules vendus au numéro, ce qui les rend plus accessibles au grand public. Cet intérêt porté à la diffusion de ses idées est aussi visible dans ses succès à l’étranger. Sa Géographie universelle a été traduite en espagnol, en anglais, succès que très peu de géographes ont obtenu, malgré les intentions affichées encore récemment :

« La France a une chance, ici, de répondre à cette attente, et l’ouvrage, porté par le courant du Bicentenaire, devrait éveiller l’intérêt à l’étranger, surtout s’il est traduit » (Pour la géographie universelle, charte de la rédaction. Reclus, mode d’emploi, 1985).

Un certain utopisme

Cet homme croit à l’émancipation de ses semblables. Il ne nie pas la révolution mais n’en fait pas un but. Sa conception du progrès social est dynamique. Il a
une conception de l’harmonie entre l’homme et la nature qui le conduit à ce qui peut aujourd’hui être ressenti comme porteur d’un certain utopisme. Pour lui :
« L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même. » (l’Homme et la Terre).

Le dessin de la couverture de l’Homme et la Terre, en 1905, un globe tenu en l’air comme un objet sacramentel par deux mains jointes, symbolise assez bien cette conception du monde, conception qui met au centre du planisphère l’Afrique, origine de l’humanité, et l’Europe. Déjà dans la Terre, en 1868, ceci transparaît :
« Les traits de la planète n’auront point leur complète harmonie si les hommes ne se sont d’abord unis en un concert de justice et de paix. »
S’il nuance sa position par un certain réalisme :
« L’époque à laquelle tous ces courants humains se rejoindront n’est pas encore venue »,
il continue à croire en l’homme :

« Les peuples, devenus intelligents, apprendront certainement à s’associer en une fédération libre. » (Histoire d’un ruisseau, Hetzel, 1869).
Il dit aussi :
« Les ressources de la terre sont amplement suffisantes pour que tous aient à manger. Cette loi prétendue d’après laquelle les hommes doivent s’entre-manger n’est pas justifiée par l’observation. » (l’Homme et la Terre).
Cette conception nécessite la prise de conscience de la globalité des phénomènes terrestres.

Un précurseur

Deux imaginaires s’interpénètrent constamment : l’imaginaire écologique enraciné dans sa géographie sociale et l’imaginaire anarchiste ancré dans sa vision politique 8. Il emploie les termes de « milieu-espace » et « milieu-temps », dynamiques, en un temps où le déterminisme physique et naturaliste domine. Il considère que « la nature ambiante est une immense synthèse qui se présente à nous dans tout son infini et non partie par partie » (Correspondance), dans une dialectique instabilité-stabilité permanente et par la combinaison progrès-regrès. Il ne met pas comme terme obligatoire la révolution :

« La révolution est essentielle, logique, pour tout organisme vivant. Cependant, cette révolution n’est pas nécessairement progrès. » (l’évolution, la révolution et l’idéal anarchique, Stock, 1892 et 1979).

Il peut ainsi être considéré comme le précurseur de la réflexion sur le couple biostasie-rhexistasie, les théories dissipatives, les bifurcations et la théorie des catastrophes. Son approche globale le conduit à chercher des lois, des traits semblables sur l’ensemble de la terre. M.-C. Robic appelle cela une approche synthétique. Pour B. Giblin, cette approche est globale, mais non holistique comme le prétend J. P. Clark 8. Dans la conclusion du volume 16 de la Géographie universelle, Reclus dit que « l’homme a ses lois comme la terre ». Elles se ramènent à trois :

« La lutte des classes (Proudhon et Marx), la recherche de l’équilibre (Darwin en biologie, Le Play en sociologie et Kropotkine) et la décision souveraine de l’individu [le seul point sur lequel il soit vraiment précurseur], tels sont les trois ordres de faits que nous révèle l’étude de la géographie sociale et qui, dans le chaos des choses, se montrent assez constants pour que l’on puisse leur donner le nom de lois » (Préface de l’Homme et la Terre).

Le poids des acteurs individuels dans les processus sociaux ne sera repris que bien plus tard, quand l’influence du marxisme se sera effacée.

Pour un savoir utile

Ces conceptions amènent Reclus à donner de l’importance à l’éducation, à un moment où la géographie est peu et mal enseignée, au temps où Cavaignac, devant le parlement, dit en brandissant son épée : « Ma carte, la voilà ! »
Vincent Berdoulay peut écrire :

« Après la guerre, il devint clair que de nombreux officiers français étaient incapables de lire les cartes topographiques... le sentiment que l’enseignement de géographie devait être amélioré se généralisa. »9

Pour Reclus, « le grand art du professeur... est précisément de savoir montrer dans tout et de varier à l’infini les points de vue, afin de tenir toujours l’esprit en éveil » (Correspondance).
Les finalités sociales sont claires, et la géographie doit être utile à l’individu dans une société en harmonie avec la nature. Reclus est-il l’inventeur de la géographie sociale ? Certains faits paraissent le montrer. L’Homme et la Terre, sans doute son œuvre la plus significative en 6 volumes, où il expose ce qu’il n’a pas dit dans la Géographie universelle, devait s’intituler « l’Homme, géographie sociale ». Gary Dunbar (Scottish Geographical Magazine, en 1977) lui attribue l’invention du terme même de géographie sociale. Il s’intéresse aux hommes les plus modestes. Kropotkine dit de lui qu’en « parlant de la plus petite tribu, il trouvait toujours quelques mots pour inspirer au lecteur le sentiment que tous les hommes sont égaux, qu’il n’y a pas de races supérieures ou inférieures ». Il est très attentif au fait que l’espoir ou l’exercice du pouvoir font vite oublier à ceux qui le revendiquent leur origine et leurs engagements. Il évoque « ces chefs socialistes qui, se trouvant pris dans l’engrenage des élections, finissent par être graduellement laminés en bourgeois à idées larges ». Cette contestation de certaines formes d’exercice du pouvoir aurait pu le rapprocher des marxistes. Dans sa lettre à Liebknecht (1877), Engels le considère pourtant comme un « compilateur ordinaire et rien de plus ». Marx lui-même dans une lettre à Bracke (1876) dit des socialistes français : « Ils sont représentés bien entendu par la triste figure des frères Reclus... parfaitement inconnus pour ce qui est d’œuvres socialistes. » Ces deux extraits montrent la qualité des rapports entre anarchistes et marxistes.

De la renommée à l’oubli

Comment un écrivain aussi puissant a-t-il pu être autant célébré de son vivant, plus encore à l’étranger que dans son pays (articles dans la Revue des deux mondes, dans le Bulletin de la société de géographie de Paris ; conférences à Bruxelles, Londres, Anvers) et être immédiatement oublié dès sa disparition ? Il faut rappeller qu’au xixe siècle, avant Reclus et Vidal, la géographie est un outil aux mains des classes dirigeantes, pas une science. Picard (Revue de géographie, 1976) le montre bien, la géographie est alors « cette science qui s’impose, avec une égale autorité aux chefs de nos armées, aux directeurs de notre commerce, aux ministres de notre diplomatie ». Nos officiers, nous l’avons vu, ne savent pas lire une carte. Avec la loi Ferry et dans le contexte de l’exaspération nationaliste et revancharde qui suit la défaite et la Commune, elle devient aussi une des manières d’imposer une idéologie dominante par l’intermédiaire de l’école et des hussards noirs de la république. Il fallait donner une place à la géographie, mais laquelle choisir ? Reclus a été immédiatement écarté. Serait-ce exclusivement pour ses opinions et ses actes politiques, parce qu’il est communard, anarchiste et dreyfusard ? Nous verrons que ceci n’a été que le prétexte à écarter une œuvre et des conceptions qui gênaient à la fois l’intelligentsia et l’establishment. Pour s’en débarrasser, on a avancé un certain nombre de raisons qu’il nous faut évoquer ici. Ses travaux ont été taxés dès son décès de pré-scientifiques, et sa géographie de purement descriptive. Il est tentant alors de dire qu’elle est antérieure, donc dépassée par celle de Vidal. Or, les deux hommes n’ont que quinze ans d’écart, et l’Homme et la Terre et le Tableau géographique de la France paraissent tous deux en 1905... Disons aussi que, dans son Tableau, Vidal ne consacre que
5 pages à Paris sur 386 pages au total. Villes, industries et régions non capitales sont très négligées, alors que Reclus y insiste. Le décalage temporel n’est donc pas la vraie raison. Reclus insiste sur les aspects politiques, sur une géographie engagée. Or, la géographie a besoin de se faire une place à l’université, dans une concurrence féroce avec d’autres disciplines, en particulier la sociologie. C’est cette différence de champ scientifique et la dimension politique qui va faire que Lucien Febvre, très habilement, choisit la géographie contre la sociologie de Durkeim, mais la géographie science des lieux de Vidal contre celle de l’individu de Reclus. Les historiens se réservant les aspects politiques ont ainsi fait durablement de la géographie la servante de l’histoire. C’est donc bien plus la géographie de Reclus qui est rejetée que l’homme politique. Le politique n’aurait donc été qu’un alibi pour écarter une discipline jugée à la fois inadéquate et dangereuse.

Le choix de l’institution

Pour résumer, on peut considérer que deux profils s’opposent : Vidal, politiquement neutre mais conservateur, évite le social, se centre sur les paysages et les genres de vie autour du concept de région ; Reclus réfute l’utilisation de la géographie comme instrument du pouvoir et l’apolitisme, elle est un moyen pour comprendre le monde et former les citoyens à l’action politique. Un demi siècle plus tard, lors de la Commémoration du centenaire de la naissance de Vidal à Pézenas (1947 pour 1845), ville aujourd’hui célébrée comme étant celle de Molière, deux extraits de discours montrent que les choses ont peu changé. Maurice Zimmermann, pour l’école normale supérieure : « Qu’était la géographie française vers 1880 ? Une exception s’impose tout d’abord, celle d’élisée Reclus et de sa colossale Géographie universelle en voie de publication depuis 1875. Ce chef-d’œuvre de la vieille géographie descriptive qui conserve une valeur aujourd’hui. » Pour Emmanuel de Martonne : « Jamais on n’aurait pu songer à pareille entreprise dans les dernières années du xixe siècle (au moment même où Reclus publie sa Géographie universelle). Les ouvriers capables de bâtir cet imposant édifice n’existaient pas avant que Vidal de La Blache ne les ait formés. » Barré pendant des décennies par les vidaliens fort en prise sur l’institution, Reclus aurait pu être repris par les marxistes. Il ne le fut pas.

Avec ces derniers, contrairement à son opposition d’avec les vidaliens, la différence porte sur la grille d’analyse, pas sur le champ de la géographie. Vers 1950, Pierre George fonde, avec d’autres, la géographie radicale, avec un déterminisme économique puisé chez les marxistes qui donne le primat à l’économie, et l’avenir de l’humanité à la classe ouvrière. Les marxistes considèrent en effet que l’espace ne peut être que le produit d’une histoire déterminée elle-même par les rapports de production. Encore en 1969, André Meynier, dans son intéressante Histoire de la pensée géographique en France (coll. Sud, Puf, 1969) dit que « si Reclus fut le meilleur représentant de la géographie descriptive, on aurait tort de ne voir en lui que son talent littéraire ». Il conclut que « le géographe universel, à la manière d’élisée Reclus, devient une exception. De Martonne connaît les autres (géographes), en revanche se multiplient les spécialistes ». Beaucoup plus tard, Georges Bertrand, dans l’Impossible Tableau géographique (Seuil, 1975) fait explicitement référence à Vidal : « Monumental et élégant, le Tableau géographique de la France est en place. Il est l’œuvre spécifique du maître de la géographie française. Il n’y a pas à y toucher. »

Les vraies raisons de la réhabilitation

À quoi faut-il donc attribuer l’exhumation de Reclus dans les années 70 ? Paul Boino, dans un numéro de la revue Itinéraire de 1998, prétend que cela n’a rien à voir avec 1968, mais plus généralement avec la crise de la géographie, ce qui n’est que partiellement exact. La géographie réductrice de Vidal et son impuissance à prendre en compte les phénomènes sociaux et politiques a ouvert la porte à son éclatement, comme une fuite en avant (géologie, géomorphologie, biologie), mais aussi à la concurrence d’autres sciences (écologie, sociologie, ethnologie, psychologie...). Dans un climat de contestation tous azimuts, se pose alors fortement la question de son utilité sociale. Reclus est appelé pour légitimer des prises de position toutes contestataires mais très vite contradictoires. Pour l’essentiel, deux grands géographes vont faire référence à Reclus : Yves Lacoste et Roger Brunet. Beaucoup d’autres y puisent un aspect, jamais la totalité et la globalité de son approche : les naturalistes voient leur nature, les sociologues leur société, l’Américain Berkland y voit le précurseur de la dérive des continents, le Belge Nicolaï y trouve la paléo-géomorphologie climatique, pour Gary Dunbar c’est un précurseur de la géographie sociale, pour le Russe Anuchin il invente le concept d’environnement géographique. C’est à Yves Lacoste qu’il revient en premier de le réhabiliter. En 1981, il lui consacre un numéro complet de Hérodote (n° 22, « Élisée Reclus, un géographe libertaire ») où l’on trouve que « c’est le premier géopoliticien et le plus grand géographe français ». Pour Brunet, c’est un pionnier. Quelques années plus tard, Robert Ferras le qualifie de « plus grand géographe français » dans une revue intitulée Reclus, mode d’emploi. Cette appellation curieuse mérite quelques explications. En 1984, Roger Brunet crée à Montpellier un Groupement d’intérêt public baptisé RECLUS, sigle (groupe de lettres initiales constituant l’abréviation de mots fréquemment employés) pour Réseau d’étude du changement de localisation des unités spatiales qui devrait s’écrire R.E.C.L.U.S. Très vite, ce sigle qui s’écrit reclus ou RECLUS devient Reclus, donc acronyme (sigle qui peut être prononcé comme un mot ordinaire) et allusion très directe au géographe libertaire. Paul Boino 10, pris au piège, peut écrire : « Enfin, sous la direction de Roger Brunet, une nouvelle géographie universelle est mise en chantier et sera éditée sous le label Reclus. » Cette œuvre considérable se dit quatrième du genre, ce qui correspond à un cycle régulier d’un demi-siècle, et « à la focalisation sur trois figures, Malte-Brun, Reclus et Vidal de
La Blache, à travers les trois étapes de publication des Géographies universelles : 1810-1829, 1876-1894, 1927-1948 », comme le dit la présentation des Géogaphies universelles 11, brochure illustrée par des figures... d’élisée, et comme l’annonce la charte même de cette œuvre : « Se lancer dans une nouvelle entreprise de ce type pour consacrer une périodicité cinquantenaire ne serait pas une raison suffisante. » On ne peut mieux se placer comme héritiers, d’autant plus que l’édition de la GU débute chez Hachette, comme celle de Reclus (elle passera vite chez Belin) et avec une régularité remarquable, un demi-siècle, temps nécessaire à l’émergence de nouveaux géographes. Robert Ferras le dit de manière originale : « Il y aurait donc une sorte de prurit cinquantenaire, poussant vers une réflexion sur l’état du monde. » C’est oublier qu’en 1958 Larousse édite une Géographie universelle dirigée par Pierre Deffontaines, ouvrage certes de plus faible importance (1600 pages) et de renom limité, mais qui existe.

Qu’a-t-on retenu ?

Qu’est-ce que l’un et l’autre ont réellement retenu des idées de Reclus ? Lacoste y trouve les fondements de son analyse territorialisée du pouvoir militaire des états, mettant l’accent sur les frontières politiques, le fait qu’une géopolitique non fasciste est possible contrairement à ce qui est advenu de celle de Ratzel, et la différenciation entre la société et l’État :

« Les raisonnements de Reclus ont sur ceux de Ratzel l’incontestable supériorité scientifique et politique de faire une grande place aux contradictions de classe à l’intérieur de chaque formation politique, alors que les conceptions du géographe allemand n’en tiennent aucun compte afin de pouvoir raisonner en termes d’entité quasiment métaphysiques, les peuples. »

Brunet y prend des raisons pour justifier ses recherches sur les processus de production par la société des structures spatiales, et le fait que c’est la compréhension et la maîtrise du territoire qui sont au cœur de « l’aveuglante unité de la géographie ». Les différences d’avec Reclus sont sensibles. Lacoste met fortement l’accent sur la nation. Brunet conteste puissamment les approches de la géopolitique et néglige beaucoup les individus s’ils ne sont pas producteurs, consommateurs et surtout acteurs. Pour le premier, le primat est au politique, pour le second à l’économique. Tous deux pensent que la géographie est
instrument de pouvoir, outil de commandement, comme au xixe siècle. Contrairement à Reclus, et de façon très différente, tous deux sont proches ou l’ont été des pouvoirs, politiques comme conseillers du prince, économiques comme consultants auprès des chefs d’entreprise. Dans ce contexte, la place prépondérante de l’harmonie entre les hommes et la nature n’apparaît plus. La générosité, l’amour des hommes et l’espérance d’un monde meilleur semblent avoir disparu de la corporation des géographes, sous prétexte de distanciation de l’objet et de froideur du regard scientifique. Il n’est pas évident que la société y gagne. Par contre, l’image de la géographie y a perdu.

Ce qui aurait pu être actualisé

Personne n’a repris la globalité de l’œuvre de Reclus, sa préhension de la complexité (« Le milieu est toujours infiniment complexe »), sa conception du milieu : « Au milieu-espace, caractérisé par les mille phénomènes extérieurs, il faut ajouter le milieu-temps avec ses transformations incessantes, ses répercussions sans fin. » (l’Homme et la Terre). En commentaire à la phrase de Linné, « non facit saltus natura », il précise sa conception de l’évolution de l’humanité :

« Sans doute la nature ne fait pas de sauts, mais chacune de ces évolutions s’accomplit par un déplacement des forces vers un point nouveau... La fleur n’est pas le prolongement de la feuille, ni le pistil celui de l’étamine, et l’ovaire diffère des organes qui lui ont donné naissance. Le fils n’est pas la continuation du père ou de la mère, mais bien un être nouveau. Le progrès se fait par un changement continuel des points de départ pour chaque individu distinct. »

Il met en dialectique constante progrès et regrès. Sur l’évolution de l’humanité, il croit que la recherche de l’équilibre est un processus constant et non déterminé par l’équilibre des forces opposées de Proudhon, ni par la disparition de l’une d’entre elles comme Hegel. Il pense que « ... ou bien c’est la revendication des hommes libres qui l’emporte et, dans le chaos des événements, on peut discerner de véritables révolutions... dues à la compréhension plus nette des conditions du milieu et à l’énergie des initiatives individuelles » (GU, tome I). Il refuse aussi tous les déterminismes, le darwinisme social qui justifie la domination de quelques-uns sur la société, le déterminisme historique des rapports sociaux des marxistes. L’homme doit comprendre la nature pour mieux l’utiliser. Son amour pour elle, la sensation de liberté des individus, l’harmonie et la plénitude de ces rapports ont été peu repris par les géographes radicaux qui mettent systématiquement l’accent sur les rapports de force, sinon sur les conflits. Sa conception de l’action humaine dans la nature montre que l’ordre naturel n’est pas extérieur à la société.

« En tirer ce qui compte aujourd’hui : notre liberté, dans nos rapports avec la terre, consiste à en reconnaître les lois pour y conformer notre existence. » (la Terre). « C’est l’observation de la terre qui nous explique les événements de l’histoire, et celle-ci nous ramène à son tour vers une étude plus approfondie de la planète, vers une solidarité plus consciente de notre individu, à la fois petit et si grand, avec l’immense univers. » (Préface de l’Homme et la Terre).

Cet aspect a par contre conduit à quelques dérives. Certains courants de pensée y ont puisé la possibilité d’imposer un nouvel ordre intellectuel, un intégrisme naturaliste qui plierait l’ordre social à l’ordre naturel. Nous retrouvons ce même courant pour les philosophies de la nature des temps passés et de l’écologisme d’extrême droite (écofascisme ?) comme le montre très bien Philippe Pelletier 12. Cette tendance à l’organicisme (critique) tourne chez certains à l’ordre naturel (fascistes, staliniens).

Une œuvre copiée mais inégalée

Si l’on tente un bilan provisoire de l’héritage de Reclus dans le domaine de l’œuvre et de la renommée, force est de constater que la première reste considérable par son importance, et que la seconde est inégalée, malgré de fortes ambitions :

" L’effort de conception doit pouvoir être valorisé sous différentes formes, qui incluent une présentation en beaux volumes et ne s’y limite pas : la Géographie universelle conçue comme un ensemble dynamique, comportant banques de données, cassettes, disquettes, produits audiovisuels, pédagogiques, etc. " (Charte de la rédaction. Collection Reclus, mode d’emploi, 1985).

On peut soutenir que l’œuvre cartographique de Reclus a été autant une avancée que l’est la cartographie automatique du GIP RECLUS, avec des moyens bien moindres. Il faudrait aussi mettre en parallèle les moyens requis. Pour Brunet, ils sont considérables. Nous avons vu qu’ils étaient limités pour Élisée Reclus. On ne fera la comparaison que par rapport au GIP RECLUS, sans doute le laboratoire de géographie le plus aidé par les pouvoirs publics et privés en France entre 1984 et 1995.

Nous ne parlerons ici que des moyens en personnel et d’un des programmes, la GU, non des finances et des moyens techniques considérables liés en particulier au développement remarquable vers 1980 de l’infographie. La seule GU mobilise 32 auteurs, 2 cartographes, 1 ingénieur pour la mise en page, 1 secrétaire général pour 5 500 pages environ. Annoncée en 1984 pour 1989, elle sera terminée en 1995, soit

sur une durée de onze ans. En ce qui concerne la renommée, on s’en tiendra à ce que peuvent nous apporter les traductions en langues étrangères. Aucun géographe français n’a été aussi traduit que Reclus, très peu le sont actuellement. L’école française de géographie n’a pas fait à l’étranger la percée que Reclus et Vidal avaient réalisée au début du siècle.

Nous terminerons par un débat à ouvrir. Aucun géographe n’a aussi bien senti que Reclus l’importance de l’éducation pour promouvoir cette harmonie homme-nature. L’école est un moyen de comprendre le monde, mais elle ne le sera qu’à condition d’être libre :

" L’école vraiment libérée de l’antique servitude ne peut avoir de franc développement que dans la nature. "

C’est un débat considérable que les préoccupations planétaires environnementales permettront peut-être de rouvrir, comme semble l’annoncer le thème du prochain festival international de géographie de Saint-Dié : " Vous avez dit nature ? " Les géographes d’aujourd’hui se rappelleront-ils à cette occasion et sur ce thème qu’il serait maladroit de faire mourir Élisée Reclus une nouvelle fois ?


NOTES

1. Jacques Scheibling : Qu’est-ce que la géographie ? Hachette, 1994.

2. Clauzier, les étapes de la géographie,
QSJ, PUF, 1949.

3. Jacques Juillard, Michel Winock, Dictionnaire des intellectuels français, Seuil, 1996.

4. John P. Clark, la Pensée sociale d’élisée Reclus, géographe anarchiste, Atelier de création libertaire, 1996.

5. Philippe Pelletier, l’Imposture écologique, GIP Reclus, Géographiques, 1993.

7. Robert Ferras, les Géographies universelles et le monde de leur temps. Reclus mode, d’emploi, n°14, 1989.

8. John P. Clark, op. cit.

9. Vincent Berdoulay, la Formation de l’école française de géographie, 1870-1914,

10. Paul Boino : « Une géographie impertinente et combattante », Itinéraire, 1998.

11. Robert Ferras, les Géographies universelles et le monde de leur temps. Reclus, mode d’emploi, n°14, 1989.

12. Philippe Pelletier, l’Imposture écologique, GIP Reclus, Géographiques, 1993.




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