Longtemps les territoires semblent n’avoir été créés,
défendus et soumis qu’au prisme de logiques économiques et
guerrières, qui en contrepartie, ont fondé leur raison d’être et de
perdurer sur l’âpreté de leurs populations à en défendre les intérêts
tant matériels que symboliques.
De cette tension sont nés les processus et les revendications
identitaires en grande partie dictés par la pulsion archaïque de se
soumettre à l’ordre de la nature nourricière, dure à conquérir et à
maîtriser mais dont la résistance même a sans doute concouru à
l’enracinement des hommes. Faire prospérer un milieu par l’inter-
vention plus ou moins raisonnée de l’homme, défendre cette prospérité
hier de la convoitise (mais c’est hélas encore largement le cas dans
certaines régions du monde), comme aujourd’hui de la concurrence
au sein de l’économie mondialisée (tout en ne cessant de la prendre
pour référence) inscrit plus que jamais le territoire au cœur du politique.
Il fait aujourd’hui du territoire une véritable place forte, une citadelle
assiégée par les aspirations les plus diverses et les plus contradictoires
dans un espace sociopolitique à bout de souffle.
Désormais, dans le modèle socioéconomique occidental, le territoire
ne se définit plus seulement comme un espace anthropisé en partie
maîtrisé, où demeurent la contrainte du sol et la nécessité de la
dépasser dans la course au développement, mais comme un obscur
objet du désir, une nébuleuse dans laquelle le projet, au sens sartrien
du terme, assignerait au social sa dimension existentielle. Le projet, en
légitimant le désir de territoire, n’est-il pas en passe de devenir bien
plus qu’un instrument au service d’une aspiration sociale, un moyen
redoutablement efficace pour contenir celle-ci et la conformer à un
modèle de conduite préétabli ?
Fonder le territoire sur le projet :
une nouvelle dynamique sociale
De quelque côté que l’on regarde, quelles
que soient les échelles et les outils
d’intervention, le terrain du territoire est
occupé par le paradigme de projet,
façonné par ses codes organisationnels
et médiatiques. Qu’il soit envisagé dans
sa dimension politique, administrative,
économique ou sociale, le territoire est
identifié, répertorié, qualifié par le
nombre et le type de projets dont il est
porteur : projets de région, de ville, de
pays, citoyens, associatifs ; projets de dé-
veloppement, d’aménagement, sociaux,
sanitaires, scientifiques, éducatifs,
culturels1.
Cette inscription du projet dans le
territoire se tisse à la croisée de plusieurs
logiques sociales et politiques relayées à
tous les niveaux de la société, de l’initia-
tive individuelle aux interventions les
plus institutionnalisées. Qu’il s’agisse de
redonner vie à une petite commune
rurale, de requalifier une friche indus-
trielle ou de redéployer l’activité écono-
mique d’une agglomération par exemple,
le projet tisse la matière des échanges
entre les acteurs : définition des objectifs,
choix des partenaires, recherche des
aides institutionnelles et financières, pro-
grammation et modalités des opérations
de développement dans le secteur
concerné. S’installe dès lors un cadre
organisationnel destiné à rationaliser
l’activité supposée garantir le type de
développement recherché : création de
nouvelles activités, développement
d’infrastructures, amélioration de l’em-
ploi, des services, aménagement de
l’environnement et du cadre de vie,
développement culturel. En s’approgestion de projet, les acteurs politiques et
sociaux du territoire entendent disposer
d’un instrument, techniquement robuste
et suffisamment flexible pour pouvoir
réaliser des actions à la mesure de leurs
ambitions et de leurs convictions.
Cette instrumentalisation du projet
dans les territoires n’est pas une idée
récente. Elle s’est forgée historiquement
dans la France de l’après-guerre au sein
des grands programmes de reconstruc-
tion et d’aménagement du territoire.
L’usure de ces derniers et la critique des
grands modèles de planification et de
centralisation à l’épreuve des mouve-
ments économiques et sociaux de la fin
des années soixante, ont ouvert le champ
à de nouvelles approches de dévelop-
pement au sein desquelles le projet a
progressivement gagné du terrain en
devenant l’outil par excellence d’un
développement maîtrisé par ses acteurs.
L’insertion progressive du projet dans les
politiques publiques de développement
s’est construite au regard d’un double
déplacement : celui, politique, d’un État
fort centralisé vers une nouvelle répar-
tition des forces en présence, avec
notamment les lois de décentralisation
dès les années quatre-vingt ; celui, idéo-
logique, d’une conception visionnaire de
l’action, incarnée par la figure du grand
homme, plus ou moins charismatique
vers une approche distribuée de l’action,
dans laquelle la dimension anthropo-
logique du projet permet de réintroduire
de l’humain.
D’abord promu par les différents
acteurs sociaux comme un outil de
développement adapté aux besoins de la
collectivité, le projet se définit aujour-
d’hui comme un outil de gouvernance
permettant à chacun des territoires de se
choisir un programme d’action, d’en
maîtriser les objectifs et d’en garantir les
résultats dans un espace économique et
social dominé par les maîtres mots du
priant le cadre organisationnel de la néolibéralisme : efficacité, productivité,
compétitivité. Fondé sur le principe d’une
organisation rationnelle de l’action, de
l’engagement des acteurs et de leur
coordination au service d’un intérêt
supérieur commun, le projet actualise des
valeurs telles que l’autonomie, la
maîtrise, la participation qui font de lui
une figure consensuelle dans l’espace
public, et ce d’autant mieux qu’elles
entrent en résonance avec les valeurs
défendues et revendiquées pour chaque
individu.
Le projet de territoire ou comment
fondre le territoire dans le projet
Les projets de territoire transposent ainsi
dans le cadre d’un espace public à échelle
humaine les règles de conduite, les
valeurs, voire les idéaux de ses acteurs,
en prenant appui sur les enquêtes
sociales classiques (enquêtes d’utilité
publique, étude de besoins, statistiques
diverses) et désormais sur les nouveaux
modes participatifs que les réseaux
informatiques contribuent à organiser et
à faire exister (forums citoyens, blogs
institutionnels ou de groupes représen-
tatifs, etc.). Mais les projets transmutent
le territoire également et peut-être
davantage par la dimension commu-
nicationnelle dont ils sont porteurs. En
effet, aucun projet, a fortiori aucun projet
de territoire n’existe en dehors de la trace
qu’il laisse de son activité. Les archives
de projet, longtemps conservées à l’abri
des regards et de la concurrence, encore
protégées en particulier dans le secteur
industriel, de la recherche et de
l’innovation, font l’objet d’une média-
tisation destinée à accroître la visibilité et
l’image des projets. Cette communica-
tion symbolique, qui emprunte pour une
grande part aux techniques publicitaires
et de marketing, montre là encore le
signe d’un déplacement stratégique de l’activité : pour défendre l’image d’un
territoire, le rendre visible dans son
environnement socioéconomique, il ne
suffit pas de produire une action
quelconque, il faut donner à voir et à
entendre ce par quoi elle est supposée
être passée, afin de lui garantir
authenticité et légitimité.
C’est ainsi que l’on voit fleurir sur les
réseaux, à travers les sites web de
territoire, qu’ils soient institutionnels ou
représentatifs de la société civile, une
communication généralisée de projet,
dans laquelle les actions passées, en
cours ou à venir forment la trame
ininterrompue de l’activité éditoriale de
ces sites. Ces communiqués de projet
cherchent tous à témoigner de la
singularité et de la pertinence de leur
démarche au regard du territoire, et dont
un grand nombre appellent à la
participation. En ouvrant des espaces de
débat, de vote mais aussi en proposant
d’en partager les outils et les ressources,
il s’organise une représentation collective
du projet comme fondement moderne
du territoire.
Figure emblématique de la société
communicante, réactive, disponible, le
projet ne peut qu’être largement plébiscité par les différentes communautés
d’acteurs qui retrouvent par le biais du
territoire la possibilité d’une société à
l’écoute, incarnée, là où les politiques
d’aménagement du territoire ont souvent
échoué et où la mondialisation tend à
diluer les derniers repères spatiaux et
temporels. Cette figure consensuelle du
projet confère ainsi au territoire une
nouvelle légitimité notamment dans son
besoin de gouvernance, qui, quels que
soient les dimensions, les héritages et les
dynamiques des territoires, constitue le
moteur commun et la raison d’être des
territoires dans les sociétés contemporaines (Calame, 2004). Le projet
devient ainsi une forme métonymique du territoire : chargé de le représenter, il
devient le territoire en lieu et place. Dès
lors que le projet se généralise à toutes
les échelles d’action du territoire et à
toutes les formes de sa mise en public
dans l’espace social, qu’il en constitue le
point de départ et la finalité, la boucle est
bouclée. L’usage de formules canoniques,
quasi incantatoires, faisant s’interpeller
sans fin projet de territoire et territoire de
projet pour invoquer le territoire, montre
la clôture que le projet opère sur le
territoire et les conditions d’une libre
appropriation.
Avec le projet se met donc en place
une forme d’adhocratie (Töffler, 1970),
celle du pouvoir symbolique de la
« bonne forme » sociale que désignerait
le projet, et qui nous semble plutôt
traduire l’acceptation de la société à une
forme d’organisation dont la dimension
médiatique et les ressorts idéologiques
sont évacués.