L’anarchisme, à l’instar d’autres mouvements émancipateurs
nés au XIXe siècle, a toujours revendiqué l’internationalisme,
ou plutôt même la disparition des nations et des frontières, et
l’universalisme de ses aspirations, par opposition aux idéologies
réactionnaires insistant sur le particularisme, les spécificités nationales,
l’incompatibilité des identités culturelles. Dans les années 1960 culmine
le désir d’être citoyen du monde, de parcourir le globe en quête d’autres
cultures, de s’établir où le vent nous mène sans aucune nostalgie pour
la terre où l’on est né. Brassens raille « les imbéciles heureux qui sont
nés quelque part » ; toute la jeunesse américaine est « on the road
again ».
Cependant, depuis une vingtaine d’années, une composante
importante du mouvement altermondialiste, en particulier les
associations paysannes et indigènes, semble prendre le contre-pied de
ce modèle. Ces associations affirment en effet que la défense de leur
territoire est indispensable à leur survie et elles luttent pour la
préservation de leurs racines culturelles contre l’uniformisation
imposée par la culture capitaliste. Faut-il voir dans ces attitudes une
dérive réactionnaire ? Faut-il au contraire renoncer à l’internationalisme
et reconnaître le caractère indépassable des appartenances territoriales
spécifiques ? L’idée que l’ancrage dans un territoire est une condition
d’autonomie n’est pas neuve : Marx notait déjà que le déracinement des
populations avait été une condition nécessaire à l’apparition de la
société industrielle capitaliste, la disparition des repères de la vie rurale
permettant l’avènement d’un prolétariat réduit à sa seule dimension de
force de travail [1].
Pour sortir de la contradiction et éviter
de jeter aux orties une dimension
historique du mouvement anarchiste, il
faut commencer par distinguer les
notions de territoire, de racines et
d’identité culturelle.
Un territoire n’est pas seulement
identifié par des caractéristiques géographiques,
historiques ou administratives.
Il peut être un espace quelconque que
l’on décide d’investir, auquel on
s’attache, que l’on défend si quelqu’un
veut s’en emparer ou le détruire, non
parce qu’on y possède des racines
familiales ou ethniques mais parce qu’on
peut choisir d’y construire un certain
mode de vie. Il peut être dès lors
indifférent à notre passé et avoir un passé
qui nous indiffère ; il pourrait se trouver
n’importe où ailleurs ; bref il n’a aucune
importance en lui-même mais ne prend
toute sa valeur que par ce que nous
décidons d’y construire et d’y vivre.
Partout où nous pouvons faire fleurir
l’autonomie, c’est notre territoire.
L’identité culturelle qui définit ce type de
territoire est, elle aussi, distincte de
l’identité ethnique ou héritée ; elle est
celle que chacun peut choisir de se
donner à partir des multiples influences
qu’il a rencontrées d’une manière ou
d’une autre [2]. Le rapport à l’extérieur reste
conflictuel, puisque le territoire est défini
par opposition au mode de vie dont on
ne veut pas, mais l’altérité ne résulte pas
du territoire comme c’est le cas dans les
conceptions réactionnaires. Pour cellesci,
en effet, l’appartenance au territoire
est un fait de naissance et d’héritage et
c’est elle qui définit la frontière entre
« nous » et « les autres ». Au contraire,
dans la conception autonomiste, tout un
chacun a le choix d’être « nous » ou « les
autres » et ce choix détermine son
inscription dans ou hors du territoire.
Cette conception convient bien à la
recherche de « zones autonomes temporaires
» et elle présente à la fois une
grande force grâce à sa mobilité mais
peut-être aussi une grande faiblesse dans
le peu d’acharnement qu’on mettra à s’y
maintenir, puisqu’on pense pouvoir
trouver l’équivalent ailleurs. En cela, elle
se distingue fortement des revendications
paysannes et indigènes qui
pourtant sont manifestement en lutte
pour l’autonomie. Puisque donc la
manière d’investir un territoire semble
bien liée à une certaine conception de
l’autonomie, il n’est pas inutile
d’approfondir l’examen de ces modèles
pour affiner peut-être l’expression du
projet anarchiste. Je propose de réfléchir
à cette question en me penchant particulièrement
sur le cas des indigènes
d’Amérique.
On sait que pour les Indiens, du Nord
au Sud des deux continents, la Terre est
considérée comme donatrice et mère
nourricière, honorée comme une entité
bien supérieure aux hommes, et qui par
conséquent ne pourrait appartenir à qui
que ce soit. En revanche, toutes les tribus,
qu’elles soient sédentaires ou nomades,
se sont délimité un territoire dont la
violation par des membres d’autres tribus
entraînait des affrontements violents.
Aujourd’hui encore, dans les luttes
indigènes, défendre la terre signifie
défendre l’accès de tous aux fruits de la
terre, refuser son appropriation par
quelques-uns, et surtout refuser le
saccage, la pollution, la destruction
systématique que lui fait subir le mode
de vie des Blancs, non pas en tant que
Blancs mais en tant que capitalistes – la
plupart sont désormais conscients de la
distinction et ne tombent plus dans le
piège de l’ethnicisation de l’ennemi.
2.
révolutionnaire « la terre appartient à qui
la travaille », le mot « terre » n’a pas cette
signification globale de la nature
inappropriable mais désigne plutôt un
certain territoire, celui dont les ressources
sont nécessaires à la survie d’une
communauté. Certains défenseurs des
Indiens sont fascinés par le rapport sacré
que ceux-ci entretiennent avec les
éléments naturels et avec la terre en
particulier. Il n’est cependant pas
nécessaire d’adopter ce point de vue
pour reconnaître le bien-fondé d’une
telle attitude vis-à-vis de la nature et ses
conséquences bénéfiques non seulement
pour la préservation des ressources (ce
qui peut paraître platement pragmatique
mais n’est pas négligeable en ces temps
de misère) mais aussi pour la manière
dont les hommes conçoivent la civilisation,
le progrès, les relations entre les
individus et les groupes.
La terre et les gens
Un projet politique d’autonomie passe
nécessairement par la protection des
éléments naturels et le refus de les laisser
privatiser, surexploiter, transformer en
vulgaires marchandises. Si l’on en arrive,
en effet, à ce que l’ensemble des
ressources naturelles de la planète
passent aux mains de quelques multinationales,
la domination totalitaire de
ces dirigeants et de leurs relais étatiques
sera achevée et plus aucun espace
d’autonomie ne sera possible. Sur ce
constat, certains peuples d’Amérique du
Sud sont bien plus lucides que ceux
d’Europe, eux qui se sont battus pour
refuser la privatisation de l’eau ou du gaz,
alors que nous avons largement renoncé
à ce combat.
Cependant, l’attitude des Indiens
n’est-elle pas beaucoup plus ambiguë en
ce qui concerne le territoire ? N’y a-t-il
pas quelque chose de réactionnaire qui
nous oblige à prendre une certaine
distance avec ces peuples, dans le fait de
s’attacher exclusivement à la terre de ses
ancêtres et, parallèlement, au mode de
vie traditionnel qui y était mené ? En fait,
si l’on excepte les régions où les Indiens
ont été exterminés ou parqués (principalement
les États-Unis), partout ailleurs le
rapport au territoire traditionnel a été
anéanti, soit parce que les indigènes ont
été asservis et exploités sur leur propre
territoire sans n’avoir plus aucun droit sur
lui, soit parce qu’ils ont été repoussés ou
ont fui dans des régions inhospitalières
qui n’intéressaient pas les envahisseurs.
Leurs luttes actuelles supposent donc
une reconsidération de ce qu’est leur
territoire et souvent l’adoption d’un
territoire qui n’était pas celui de leurs
ancêtres. Ils acceptent ainsi de fait une
conception plus mobile du territoire et sa
définition plutôt par les critères du besoin
et de l’occupation que par celui de la
tradition. C’est pour cette raison sans
doute que le Mouvement des Sans-Terre
du Brésil s’est déclaré proche et solidaire
des indigènes du Mexique, en ce qu’ils
partageaient la même opiniâtreté à
résister sur le lopin récupéré, arraché aux
grands propriétaires et travaillé de
manière autonome par et pour la
communauté des occupants. La grande
différence avec le courant européen
récent de création de communautés
rurales autonomes est qu’il n’est pas
question pour les indigènes de racheter
les terres à leurs propriétaires selon les
lois de la propriété privée, puisqu’il est
évident que leur appropriation était
illégitime en vertu d’une loi bien plus
ancienne et plus légitime à leurs yeux,
celle de la jouissance collective adaptée
aux besoins.