Réunis en congrès international, à Londres, en juillet 1881, dans le cadre fondateur de ce qui allait devenir pendant une dizaine d’années le "parti" anarchiste, les forces et les militants les plus représentatifs du mouvement d’alors votent, pour seul programme politique et pour longtemps, deux grandes motions, l’une, mort née, décidant la création d’un "bureau international de renseignements", l’autre, à caractère scientifique, dont nous pouvons citer l’essentiel :
"Considérant que l’A.I.T. a reconnu nécessaire de joindre à la propagande verbale et écrite la propagande par le fait. Considérant, en outre, que l’époque d’une révolution générale n’est pas éloignée […]. Le congrès émet le voeu que les organisations adhérentes […] veuillent bien tenir compte des propositions suivantes :
[…] propager par des actes, l’idée révolutionnaire et l’esprit de révolte […]. En sortant du terrain légal […] pour porter notre action sur le terrain de l’illégalité qui est la seule voie menant à la révolution, il est nécessaire d’avoir recours à des moyens qui soient en conformité avec ce but.[…] Les sciences techniques et chimiques ayant déjà rendu des services à la cause révolutionnaire et étant appelées à en rendre encore de plus grands à l’avenir, le Congrès recommande aux organisations et individus […] de donner un grand poids à l’étude et aux applications de ces sciences, comme moyen de défense et d’attaque" .
Propagande par le "fait", imminence de la "Révolution", étude et applications des "sciences techniques et chimiques" : c’est au moment où l’anarchisme se constitue en "parti", en force indiscutablement "politique", aux côtés du "socialisme" dont il se sépare, que les "sciences" et les "techniques" les plus modernes font leur apparition dans le projet libertaire. Une apparition qui n’a rien d’accessoire et d’éphémère puisqu’elle définit pour longtemps l’essentiel du programme et de la stratégie anarchistes . Une apparition, qui, en articulant (ou en mélangeant ?) "politique" et "science", les deux grands piliers de la modernité occidentale, nous invite à réfléchir sur le rapport que l’anarchisme entretient avec cette modernité.
Il n’est pas indifférent que cet appel aux "faits" comme expression de la réalité, à la "science" et à la "technique" comme "moyens" pour la transformer, puisse émaner d’un mouvement qui considère par ailleurs la "liberté" comme sa raison d’être . Avec B. Latour , on peut en effet considérer que la société moderne occidentale s’est construite, pour l’essentiel, d’Erasme à Sartre pour la philosophie, (en passant par Descartes, Kant, Husserl), et du débat entre Boyle et Hobbes à la prolifération des laboratoires, machines et manipulations en tout genre pour les sciences et les techniques , sur l’idée d’une nette séparation entre la liberté de l’homme et le déterminisme de la nature. Dans cette construction dualiste de la réalité, dominante en Occident depuis trois siècles, tout ce qui existe devrait être partagé en deux "zones ontologiques entièrement distinctes, celles des humains d’une part, celle des non-humains de l’autre" . D’un côté le monde social et politique, "la société libre des sujets parlants et pensants" , volontairement définie par les hommes qui se donnent lois et constitutions politiques ; de l’autre le monde "naturel" des "choses", évidemment inconscient de lui-même, mais mécanique également et entièrement soumis au déterminisme. Sans doute, dans cette représentation, l’homme est-il issu de ce monde "naturel" dont il dépend encore, extérieurement et intérieurement. Mais c’est en s’en libérant qu’il devient homme, en s’opposant radicalement à cette nature qui l’enveloppe, qu’il est supposé faire naître un autre monde, qualitativement différent, non-naturel, le monde de la "liberté". Cette lutte de l’humain contre le non-humain (en nous et hors de nous), de la liberté contre la nécessité, de l’esprit contre la matière, constituerait ainsi, pour la pensée moderne occidentale, la tâche essentielle de l’humanité, sa façon de devenir humaine, en imposant sa domination sur la nature, par la science qui permet de maîtriser les lois de son déterminisme, par la technique qui permet de la modifier et de l’ajuster à la liberté de l’homme.
Sous sa forme extrême, alors que la coupure radicale entre l’homme et la nature se redouble dans une séparation "révolutionnaire" tout aussi radicale entre le passé et l’avenir, - "du passé faisons table rase !" -, l’anarchisme peut ainsi apparaître comme un héritier direct des bouleversements que connaît l’Europe à partir du XVIe siècle ; le rejeton excessif mais légitime de l’idée moderne de liberté ; l’extrême déviation d’un mouvement beaucoup plus large, persuadé de pouvoir soumettre la réalité à la libre volonté de l’homme ; l’ultime manifestation des utopies de la Révolution Française pour qui la société pouvait "se constituer en page blanche par rapport au passé, (..) s’écrire elle-même […] refaire l’histoire sur le modèle de ce qu’elle fabrique" .
C’est cette interprétation de l’anarchisme, comme manifestation extrême et utopique des représentations modernes, que nous voudrions discuter ici.
Pour saisir le sens de la "propagande par le fait" et de l’irruption, particulièrement violente, des "sciences techniques et chimiques" dans l’histoire du mouvement libertaire, il faut bien considérer la période de cette appropriation théorique et pratique de la science : une quinzaine d’années, de la fin des années 1870 au milieu des années 1890. Une durée relativement courte, souvent perçue par l’historiographie du mouvement anarchiste comme un moment d’égarement, une parenthèse vite refermée ; alors que, selon nous, elle constitue au contraire un moment clé de l’anarchisme . Pour comprendre sa forme ouvrière, de sa naissance au sein de la Première Internationale à sa quasi disparition en Espagne en 1939. Mais aussi pour comprendre l’originalité d’un courant politique inclassable, pour comprendre l’étrangeté du rapport que ce mouvement a pu entretenir avec les conceptions modernes de la politique et de la science.
Sans doute, à la décharge de l’historiographie du mouvement libertaire, peut-on remarquer que la "propagande par le fait" et l’utilisation explosive de la chimie ne sont pas premières dans la naissance de l’anarchisme. Elles apparaissent au terme d’une première phase de développement ou de fondation (au sein de l’Association Internationale des Travailleurs) beaucoup plus calme et rassurante, qui, passé le vent de folie des attentats et de la propagande par le fait, semble reprendre son cours quelques années plus tard, comme si de rien n’était. Aussi n’est-il pas inutile de rappeler quelles furent les formes de cette première manifestation de l’anarchisme comme mouvement politique et social, de rappeler en quoi ce mouvement, sans laisser vraiment deviner ses futures utilisations de la science , avait pourtant déjà toutes les raisons d’inquiéter ou de dérouter une vision moderne du rapport entre science et politique, entre libre action de l’homme et nécessité de la nature.
Lorsque l’anarchisme se constitue en courant politique, à la fin des années 1860, il tend à prendre forme dans deux grands types de groupements :
les chambres syndicales et corporatives de la Première Internationale tout d’abord. Un mode de groupement à la fois entièrement nouveau (de par sa dimension révolutionnaire) et pourtant étrangement archaïque au regard des représentations politiques "modernes" : parce qu’étroitement confondu avec l’identité différenciée des "métiers" et la base matérielle et productive de la société ; parce que lié de façon immédiate, par le travail, à la nature et à ses relations avec l’homme (le bois, le fer, le feu, la pierre, l’encre, la farine, l’extraction du charbon, etc.). "Mineurs", "boulangers", "doreurs sur bronze", "horlogers", "fondeurs", "ébénistes", "verriers"..., autant d’identités ou d’individualités collectives fortement typées, spécifiques, différentielles, qui s’opposent au modèle "moderne" et démocratique, abstrait et individualiste, des groupements politiques issus de la Révolution française. Le "producteur" concret et différencié contre le "citoyen" abstrait et uniforme ; l’expression matérielle complexe de la grande diversité des liens de l’homme à la nature contre un idéal démocratique qui refuse longtemps, au nom même des conceptions politiques modernes, de donner une existence "légale" à cette réalité "corporative" ;
la "société secrète" enfin, tout aussi déroutante, qui ne peut être réduite à la survivance romantique des conditions de l’action politique de la première moitié du XIXe siècle, sans pour autant obéir à la forme moderne des "partis politiques". "Secrète", l’association que Bakounine propose aux premiers "anarchistes", constitue certes un cercle d’"idées", mais défini par son "intimité", où les "idées", communes à une poignées d’affiliés, font "corps" elles aussi , dans une proximité de tempéraments et de sensibilités, sur le modèle explicitement "alchimique" de l’"affinité élective" . "Individuation" spirituelle et corporelle , le groupe affinitaire bakouninien n’est pas pour autant une "secte" séparée du reste de la société par la cohérence de ses programmes ou ses rituels symboliques et disciplinaires . "Individualité" nouvelle, comme l’écrit Bakounine , âme et corps ou, plutôt, "diable au corps" , le cercle "intime" des premiers anarchistes veut être un "noyau" caché , en deçà des associations corporatives ou locales, sans aucun des attributs symboliques du pouvoir . Un "noyau" capable d’"inclure" et d’"impliquer" , dans l’"intimité" de la conviction et de l’énergie de ses membres, toute la puissance d’action et de réflexion du "peuple", des pratiques et des idées que les organisations corporatives ou locales de l’Internationale expriment par ailleurs à leur façon. Un "noyau" capable, le jour venu, de déchaîner les "passions" populaires, de permettre leur propagation spontanée partout où c’est possible, d’empêcher qu’elles ne retombent et qu’un ordre étatique extérieur puisse se reconstituer .
Cette première étape de l’anarchisme est brève. L’Internationale antiautoritaire disparaît comme force significative au milieu des années 1870. Doublement livrés à eux-mêmes par l’effacement du mouvement ouvrier et le retrait puis la mort de Bakounine, les cercles libertaires se trouvent quelques temps privés de l’énergie et du sens révolutionnaires qui faisaient leur force. C’est alors que l’anarchisme, effectivement réduit à l’état de "parti", de simples cercles d’opinion politique , aurait dû (ou pu) prendre acte de cette situation nouvelle : renoncer à l’intensité d’une action secrète qui ne trouvait plus autour d’elle les ressorts et les raisons de s’exercer ; renoncer aux espérances qu’il avait pu placer dans les formes d’expression du mouvement ouvrier ; tenter de se convertir en organisation politique, se doter d’une autre raison d’être matérielle . C’est la voie qu’empruntent alors la plupart des courants "socialistes". C’est celle que l’anarchisme refuse, en s’engageant sur un tout autre chemin .
En effet, contrairement à l’intitulé que lui donnent les circonstances, le "parti" anarchiste qui se forme de façon éphémère en Europe à la fin des années 1870 , n’adopte pas les modes de groupements et d’action politiques qui s’imposent alors dans la plupart des pays industrialisés ou en voie d’industrialisation. Bien loin de constituer une cristallisation partisane et idéologique, un point de fixation stable et clos sur lui-même, en attendant des temps meilleurs, ou encore un rouage représentatif défini sur la scène des opinions démocratiques, le "parti" libertaire n’est, d’une toute autre façon, que le point de rencontre provisoire et instable de deux processus de "différenciations" qui, par leur direction et leur intensité , concourent tous les deux à détourner l’anarchisme des modèles d’action et d’organisation politiques modernes.
Une différenciation que l’on pourrait qualifier de négative (ou de répulsive) tout d’abord, du côté "socialiste", à travers le refus de l’’électoralisme et de la transformation du projet socialiste ouvrier en organisations politiques nationales, pensées dans le cadre représentatif des démocraties naissantes. Un peu partout en Europe, à partir de 1880, des fractions notables de militants ou de groupes locaux, jusqu’ici membres des courants socialistes, extérieurs ou postérieurs aux premiers réseaux libertaires, tendent à se définir comme anarchistes : en Allemagne, dès 1880, avec le ralliement à l’anarchisme de militants sociaux-démocrates (J. Most, H. Stenzleit, J. Neve, J. Peukert...) puis des jeunes socialistes autonomes qui devaient se grouper autour du journal Der Sozialist, (G. Landauer, P. Kampffmeyer...) ; en France, au même moment, de façon plus massive encore, où de nombreuses sections ou groupes locaux fournissent une grande partie des forces anarchistes des années suivantes ; mais aussi en Angleterre avec des militants comme Frank Kitz ou J. Lane , la "Ligue Socialiste" et, un peu plus tard, dans le quartier juif "East end" de Londres, autour du journal Arbeter Fraint ; en Italie, en 1891, avec la création du "Partito socialista anarchico rivoluzionario" ; au Pays Bas, au même moment, avec le ralliement d’un des principaux leaders de la social-démocratie naissante, F.D. Nieuwenhuis . Comme le souligne Y. Lequin pour la France : "Concrètement, le mouvement anarchiste naît, entre 1880 et 1882, du débat qui agite le [parti ouvrier] naissant sur la question de la participation électorale" . Ce débat n’a pour nous rien de très original et il peut sembler secondaire alors qu’au cours des années 1880 il est tout à fait essentiel. On interprète généralement assez mal la signification du refus anarchiste d’aller voter, une attitude réduite le plus souvent à une prise de position individuelle abstraite et intemporelle, comparable finalement à bien d’autres "interdits" de type religieux. Mais lorsque à partir de 1880 , dans le contexte social et politique du moment, de nombreux "socialistes" refusent l’électoralisme et se déclarent "anarchistes", ils opèrent une rupture d’ordre pratique, théorique et politique qui revêt une toute autre signification. Refuser d’aller voter et, surtout, de se présenter aux suffrages, les conduit à rompre radicalement avec toute la tradition démocratique et légaliste issue des modèles anglais et français et, plus fondamentalement encore, à refuser toute séparation, entre la pensée et l’action, le social et le politique, la réalité et l’idée, la nature et la culture, les nécessités matérielles et les libertés humaines, les choses et les signes, à rompre avec la "représentation", un des fondements de la pensée moderne d’Occident :
la "représentation" politique, et sa propension naturelle à s’autonomiser comme puissance propre (en particulier sous la forme de l’Etat) stable et unitaire, à se transformer, contre la multiplicité concrète des réalités humaines, en instance de pouvoir et de libre décision transcendante (la "volonté générale" de Rousseau) ;
mais aussi la "représentation" scientifique et sociale, sous toutes ses formes , comme l’annonçaient déjà (de façon positive) les groupements de métiers et les cercles "affinitaires" de la Première Internationale, ou encore une des dimensions essentielles de la pensée de Proudhon .
D’où l’importance du congrès organisé à Londres en juillet 1881, qui permet enfin la rencontre entre les nombreux groupes et organisations révolutionnaires en train d’abandonner le "socialisme", de devenir quelque chose d’autre, et les premiers cercles anarchistes issus de l’Internationale. D’abord réticents , les bakouniniens sont venus nombreux (Kropotkine, Malatesta, Merlino...). Ce sont eux qui dominent les débats et qui font adopter les conclusions extrêmes de leur propre transformation : la résolution sur la "propagande par le fait" et l’"étude des sciences techniques et chimiques". A une différenciation socialiste, répulsive et critique (refus de l’électoralisme, de la "représentation" et de la "légalité") répond ainsi une autre différenciation, paradoxalement beaucoup plus positive, propre aux réseaux bakouniniens, à la façon dont ils se transforment eux-mêmes dans le contexte de l’effondrement de la Première Internationale .
Associées aux attentats individuels du début des années 1890, la "propagande par le fait" et la "chimie" ont mauvaise réputation. Et leurs effets désastreux pour l’anarchisme ne sont plus à démontrer : pour le "parti" anarchiste bien sûr qui, coïncidence ou non, ne survit pas à leur mise en oeuvre ; pour l’anarchisme lui-même, durablement identifié, dans son image publique, à la violence, à l’assassinat, aux bombes et à l’"illégalisme" de la reprise individuelle. Une mauvaise réputation qu’il conviendrait pourtant de corriger, car elle masque le sens de cette seconde affirmation de l’anarchisme, en amont comme en aval de sa longue histoire.
Comme son nom l’indique la "propagande par le fait" constitue d’abord une transformation radicale de la conception habituelle de la "propagande" et une explicitation théorique particulièrement heureuse, contrairement aux apparences, de la démarche des premiers réseaux anarchistes . Les conditions de son apparition sont connues. C’est Bakounine qui en formule le premier l’idée, sans le mot, en 1873, dans le Bulletin de la Fédération jurassienne :
"J’ai cette conviction que le temps des grands discours théoriques, imprimés ou parlés, est passé. Dans les neuf dernières années, on a développé au sein de l’Internationale plus d’idées qu’il n’en faudrait pour sauver le monde, si les idées seules pouvaient le sauver, et je défie qui que ce soit d’en inventer une nouvelle. Le temps n’est plus aux idées, il est aux faits et aux actes".
Trois ans plus tard, Malatesta et Cafiero, sur le point de déclencher un soulèvement armé dans la province italienne de Bénévent, reviennent à la charge, sans le mot toujours, mais, comme le souligne H. Becker, sous une forme qui deviendra une "formule classique" de la "propagande par le fait" :
"la Fédération italienne croit que le fait insurrectionnel, destiné à affirmer par des actes les principes socialistes, est le moyen de propagande le plus efficace et le seul qui, sans tromper et corrompre les masses, puisse pénétrer jusque dans les couches sociales les plus profondes et attirer les forces vives de l’humanité dans la lutte que soutient l’Internationale" .
Malatesta et Cafiero emprisonnés, c’est Costa, un autre leader italien, qui tire le sens de la tentative d’insurrection de Bénévent, au cours d’une conférence donnée à Genève en juin 1877, où il emploie pour la première fois l’expression "propagande par le fait" ; une formulation aussitôt reprise, en août, par P. Brousse pour la Fédération française de l’Internationale antiautoritaire :
"L’Idée sera jetée, non sur le papier, non sur un journal, non sur un tableau, elle ne sera pas sculptée en marbre, ni taillée en pierre, ni coulée en bronze : elle marchera en chair et en os, vivante, devant le peuple" .
Après avoir fait ainsi son chemin dans les prises de positions des Fédérations italiennes et françaises, la "propagande par le fait" est officieusement adoptée, avec son complément des "sciences techniques et chimiques", au cours d’une réunion internationale privée, à Vevey, en octobre 1880 , huit mois avant d’être reprise, officiellement cette fois, dans les mêmes termes, par le congrès de Londres.
Nous avons insisté sur cette longue genèse car elle est importante. Si l’idée de "propagande par le fait" a un succès immédiat dans les milieux les plus radicaux des classes ouvrières des pays industrialisés, il ne s’agit pas d’une invention sauvage et circonstancielle que le "parti" anarchiste, un peu démagogue et inorganisé, reprendrait à son compte. Largement spontanée, dans le contexte de la grande crise économique de la fin des années 1870, elle est aussi le produit d’une intense réflexion des principaux théoriciens du mouvement d’alors, ceux qui se sont formés dans les cercles intimes crées par Bakounine, de Bakounine lui-même à Kropotkine, en passant par E. Reclus, Malatesta, Cafiero, Costa.... Cette élaboration a pris du temps, et c’est clairement mûrie et acceptée qu’elle est enfin proposée à tous ceux qui se reconnaissent alors, de façon encore vague, dans le mouvement anarchiste.
En s’identifiant à un premier contenu - le "fait insurrectionnel" de Cafiero et de Malatesta, "les sciences techniques et chimiques" des réunions de Vevey puis de Londres - la "propagande par le fait" ne doit pas faire oublier l’impulsion initiale qui lui donne corps et la transformation que l’anarchisme naissant fait subir ainsi au mot "propagande". Isolés et affaiblis par l’effondrement du mouvement ouvrier et révolutionnaire des années précédentes, réduits à quelques cercles aux effectifs infimes, les anarchistes refusent de limiter leur "propagande" à un simple contenu discursif, à des "idées" qu’il conviendrait ensuite de "répandre" par le journal, la parole, les brochures, les livres, l’éducation, le raisonnement. Ils refusent de séparer et de hiérarchiser l’"idée" comme préalable logique et savant, hors du temps, et sa diffusion militante comme conséquence seconde et instrumentalisée. De "propaganda", ce qui doit être propagé, l’idée anarchiste passe directement à "propagare", "propager par des actes", à la volonté de faire croître une puissance révolutionnaire et transformatrice dont l’anarchisme n’est plus, si l’on peut dire, que l’écho, l’amplificateur et le détonateur. Au lieu d’être un simple "message" idéologique émanant des cercles étroits de l’anarchisme, elle prétend trouver l’essentiel de son énergie et de ses relais en dehors de ces cercles, dans la multitudes des "faits" et des "événements" capables de la dire . Au lieu d’être prisonnière de la pauvreté expressive et signifiante du discours politique et utopique , elle acquiert tout à coup, en passant du côté des choses, une dimension infinie : infinité répétée des événements susceptibles, dans leur singularité, de dire l’"Idée" ; infinité des transformations dont cette propagande se veut immédiatement porteuse . Commentant l’article de P. Brousse, J. Maitron parle de "matérialisation de l’idée" . Ambiguë, la formule est heureuse cependant, car elle traduit bien ce retournement programmatique et théorique de l’anarchisme où l’idée cesse de dire la vérité des choses (et donc de prétendre agir sur elles), où ce sont les "choses", les "situations", les "événements", mais aussi l’"action" et l’"énergie" personnelle des anarchistes, qui sont chargés, par leur mouvement même, de dire l’"Idée", de révéler aux yeux de tous en quoi un autre monde est possible, ou plutôt, mais c’est la même chose, en quoi cet "autre" monde que révèle la "propagande par le fait" est le seul vrai monde qui vaille, contre les illusions et l’injustice de celui qui s’offre pour le moment à nos regards. La vérité et la justice de la vie et de la réalité, contre le mensonge, les illusions, la mort et l’injustice des mots, des signes et des symboles. La critique négative du socialisme "représentatif" qui ne peut que "tromper" et "corrompre les masses" par l’artifice de ses mises en scène discursives et imaginaires, trouve ainsi son répondant affirmatif dans le "fait insurrectionnel", dans les "actes" seuls capables de "pénétrer", au delà des apparences et de l’embrouillamini trompeur des discours et des mots, "dans les couches sociales les plus profondes", d’"attirer" à eux, par delà la faiblesse mortifère des signes, "les forces vives de l’humanité".
Que l’anarchisme choisisse de parler de "faits" pour définir le mode d’expression de sa "propagande" n’a rien d’accidentel. Dans la violence du retournement que ce mot impose à ce qui dépendait jusqu’ici des raisonnements et des discours, l’anarchisme prétend bien faire référence à la science qui lui fournit cet intitulé. Si, pour les anarchistes, seuls les "faits parlent", comme l’écrivait E. Coeurderoy quelques années plus tôt , c’est parce qu’ils prennent place dans une conception "scientifique" et matérialiste de la réalité dont on trouve l’exposé le plus systématique sous la plume de Bakounine :
"Quelle est la méthode scientifique ? C’est la méthode réaliste par excellence. Elle va […] de la constatation […] des faits […] aux idées". "[…] pour l’homme, il n’est point d’autre moyen de s’assurer de la réalité certaine d’une chose, d’un phénomène ou d’un fait, que de les avoir réellement rencontrés, constatés, reconnus dans leur intégrité propre, sans aucun mélange de fantaisies, de suppositions et d’adjonctions de l’esprit humain."
Et lorsque Bakounine critique la science de son temps, c’est, entre autres choses, parce qu’elle n’est pas suffisamment "matérialiste", qu’elle laisse encore trop de part à la "métaphysique", à des "fantaisies […] non à des faits" .
Mais comme le montrent la nature des "faits" sélectionnés ou produits par l’anarchisme et l’implication de ceux qui se reconnaissent en eux ou qui les produisent, cette "science" libertaire, "réaliste" et "matérialiste", n’a pas grand chose à voir avec le positivisme de la science moderne. Anarchistes et savants ne perçoivent pas les mêmes choses et, surtout, n’entretiennent pas la même relation avec ce qu’ils perçoivent.
"Les faits parlent […] Est-ce ma faute si les faits ne sont pas à l’avantage de la société légale ?" s’écrit Coeurderoy . "Emeutes", "insurrections", "révolutions" mais aussi transgressions beaucoup plus modestes et circonscrites , les "faits" anarchistes n’ont pas besoin d’être spectaculaires pour révéler le "néant" de l’"ordre", de la "légalité" et des "lois", qu’elles soient "sociales", "politiques" ou "scientifiques" . Ils prennent sens et force à l’intérieur d’une tout autre réalité, banale et ordinaire, passagère et fréquente, mais trop fugitive, immédiate et apparente pour intéresser la science. Une réalité que Bakounine appelle l’"être intime des choses", dans un retournement saisissant où le superficiel devient le plus intime, l’extérieur l’intérieur, le "fugitif" et le "passager" la seule et durable réalité :
"Il existe réellement dans toutes les choses un côté ou, si vous voulez, une sorte d’être intime qui n’est point inaccessible, mais qui est insaisissable pour la science. Ce n’est pas du tout l’être intime dont parle M. Littré avec tous les métaphysiciens et qui constituerait selon eux l’en-soi des choses, et le pourquoi des phénomènes ; c’est au contraire le côté le moins essentiel, le moins intérieur, le plus extérieur, et à la fois le plus réel et le plus passager, le plus fugitif des choses et des êtres : c’est leur matérialité immédiate, leur réelle individualité, telle qu’elle se présente uniquement à nos sens, et qu’aucune réflexion de l’esprit ne saurait retenir, ni aucune parole ne saurait exprimer".
Priorité des "sens", "réalité" du "fugitif", de l’"extérieur", de l’"immédiat" qui échappent radicalement à la "science" officielle : les formules de Bakounine annoncent, à quelques années près, le Nietzsche du Crépuscule des idoles :
"Le monde [apparent] est le seul. Le monde [vrai] n’est qu’un mensonge qu’on y rajoute. […] Nous ne possédons à l’heure actuelle de science que dans la mesure exacte où nous sommes décidés à accepter le témoignage de nos sens […] Tout le reste est avorté, ou encore pré-scientifique : je veux dire métaphysique, théologie, psychologie, épistémologie - ou alors une science purement formelle, une théorie des signes : comme la logique, et cette logique appliquée que sont les mathématiques. En elles la réalité n’est jamais présente […]."
Au delà de ses références à Hegel , en se réclamant, comme Nietzsche, d’une "science" nouvelle, authentique, qui préfigure les critiques contemporaines de la physique et des mathématiques , Bakounine renoue avec le Schelling de sa jeunesse . Inaccessible à l’"esprit", l’"être intime des choses", comme la "subjectivité inhérente à la nature" de Schelling , affirme de façon irrémédiable, l’"excès de l’Etre sur la conscience de l’Etre" . "Etoffe fondamentale de toute vie et de tout existant", ce "sur-être (übersein)", au sens de "surréalisme", peut bien, pour Schelling, être "effrayant" et obéir à un "principe barbare" . Il n’a rien qui puisse effrayer ou décourager l’intrépidité de l’anarchiste, car il relève d’un autre ordre et d’une autre perception. Ceux de la "vie" qui, en deçà des illusions de la conscience et de la science moderne, nous traverse et nous constitue tous, comme toute chose :
"Seule", la "vie […] est en rapport avec le côté vivant et sensible, mais insaisissable et indicible des choses" .
"La science n’a affaire qu’avec des ombres […]. La réalité vivante lui échappe, et ne se donne qu’à la vie, qui, étant elle-même fugitive et passagère, peut saisir et saisit en effet toujours tout ce qui vit, c’est à dire tout ce qui passe ou ce qui fuit." .
La notion de "vie" n’a ici rien de mystérieuse. Liée aux "sens", elle désigne d’abord, pour Bakounine comme pour Nietzsche, le "mouvement", l’"action", le "devenir" des choses et des êtres. Ainsi, chez Bakounine :
"Telle est donc la nature de cet être intime qui réellement reste toujours fermé à la science. C’est l’être immédiat et réel des individus comme des choses : c’est l’éternellement passager, ce sont les réalités fugitives de la transformation éternelle et universelle"
"(Les sens) ne mentent pas du tout. […] C’est ce que nous faisons de leur témoignage qui y introduit le mensonge de l’objectivité, de la substance, de la durée. […] Tant que les sens montrent le devenir, l’impermanence, le changement, ils ne mentent pas."
Pour Bakounine, comme pour Schelling ou Nietzsche, les mots "vie" et "nature" n’ont rien de vitaliste. Si pour Schelling "il n’y a pas […] de différence essentielle entre la Nature organique et la Nature inorganique" , et si pour Nietzsche la "volonté de puissance" est propre à toute "force" qu’elle soit "organique", "psychologique", "morale" ou "inorganique" , la "vie" dont parle Bakounine, parce qu’elle est synonyme de "mouvement", d’"action" et de "changement incessant", s’applique également à toute chose sans exceptions :
"Dans la nature, tout est mouvement et action : être ne signifie pas autre chose que faire. Tout ce que nous appelons propriétés des choses : propriétés mécaniques, physiques, chimiques, organiques, animales, humaines, ne sont rien que des différents modes d’action. […] d’où il résulte que chaque chose n’est réelle qu’en tant qu’elle […] agit . […] C’est une vérité universelle qui n’admet aucune exception et qui s’applique également aux choses inorganiques en apparence les plus inertes, aux corps les plus simples, aussi bien qu’aux organisations les plus compliquées : à la pierre, au corps chimique simple, aussi bien qu’à l’homme de génie et à toutes les choses intellectuelles et sociales."
Anarchistes et savants ne perçoivent pas les même choses. Mais cette différence ne tient pas d’abord à l’"objet" perçu, à la sélection que les uns et les autres sont censés opérer dans le monde qui les entoure. Plus "intimement" ou "réellement" nous dit Bakounine, elle tient à la nature du rapport que chacun entretient avec le monde. En effet, contrairement à ses prétentions d’"objectivité", la science est prise elle aussi dans la réalité qu’elle érige en "fait", une réalité fixe, abstraite et morte, qui justifie si bien la "cruauté", l’"inhumanité", l’"oppression", l’"exploitation", la "malfaisance", l’absence de "sens" et de "coeur" des lois et des institutions qui prétendent en rendre compte :
"Le gouvernement de la science et des hommes de la science […] ne peut être qu’impuissant, ridicule, inhumain, cruel, oppressif, exploiteur, malfaisant. On peut dire des hommes de la science, comme tels, ce que j’ai dit des théologiens et des métaphysiciens ; ils n’ont ni sens, ni coeur pour les êtres individuels et vivants. On ne peut pas même leur en faire un reproche, car c’est la conséquence naturelle de leur métier. En tant qu’hommes de science, ils n’ont à faire, ils ne peuvent prendre intérêt qu’aux généralités ; qu’aux lois..."
"L’individualité humaine, aussi bien que celle des choses les plus inertes, est également insaisissable et pour ainsi dire non-existante pour la science. Aussi les individus doivent-ils se prémunir et se sauvegarder contre elle, pour ne point être par elle immolés, comme le lapin, au profit d’une abstraction quelconque ; comme ils doivent se prémunir en même temps contre la théologie, contre la politique et contre la jurisprudence, qui toutes, particip(ent) également à ce caractère abstractif de la science".
"Tout ce que les philosophes ont manié depuis des millénaires, ce n’étaient que des momies d’idées ; rien de réel n’est sorti vivant de leurs mains. Ils tuent, ces Messieurs les idolâtres des notions abstraites, ils empaillent lorsqu’ils adorent, ils mettent tout en péril de mort lorsqu’ils adorent."
A cette fausse séparation entre le savant et son objet , indice du rapport d’oppression et de mort qui les unit, l’anarchisme oppose une tout autre relation. L’"intimité" bakouninienne ou, pour Schelling, la "subjectivité" des choses (là où "toute chose est Je") , est partout, en nous comme hors de nous. Elle constitue un "milieu d’expérience où il n’y a pas projection de la conscience sur toute chose, mais participation de ma propre vie à toute chose et réciproquement" . Aussi, pour Bakounine, comme pour Schelling et avant eux Leibniz , on pourrait dire que la réalité du monde est toute entière dans le regard et le pouvoir de perception de l’homme, non dans ce qu’il voit et perçoit, mais dans ce qui lui permet de voir et de percevoir . Si je peux saisir l’"intimité des choses" qui échappe aux savants et à la "conscience" des philosophes, c’est parce que "la nature perçoit en moi" . Or cette "nature" qui me permet de percevoir l’"intimité" des réalités extérieures, relève elle aussi de l’"intimité", comme "vie" qui saisit la "vie", comme "mouvement" qui saisit le "mouvement", comme "nouveauté" qui saisit la "nouveauté", à travers des formes multiples de "subjectivités" ou d’"individualités" :
l’intimité des sociétés secrètes bakouniniennes, puis des groupes affinitaires, avec leur tension et leur extrême vitesse ;
l’intimité beaucoup plus lente et d’intensité variable des associations de métiers, et des groupements corporatifs ;
l’intimité des "grèves" , des émeutes et des mouvements insurrectionnels ;
mais aussi l’intimité instantanée de la perception et de la réflexion "individuelles", là où suffisamment "sensible" à sa "matérialité immédiate", à sa "réelle individualité", chacun peut, comme le pensait Schelling, accéder à "l’Etre préréflexif" , pour l’exprimer ensuite sous forme d’actes, mais aussi de poèmes, de discours et d’écrits qui se transforment alors en actes et en cris, en forces matérielles .
"Voyez ! comme ils sont nerveux et blêmes, les chercheurs de pensées, les hommes que ronge l’ambition, que l’orgueil et les petites jalousies consument". "Ne leur demandez ni un sentiment vrai, ni un style original, ni une appréciation propre".
A la fausse neutralité désintéressée des savants, dévorés de l’intérieur par le "néant" de l’ambition et des rivalités, à la "modestie" contrainte de leur attitude, à la simplicité apparente que leur imposent leurs prétentions à l’objectivité , E. Coeurderoy peut opposer une autre manière d’être, où les mots et les écrits expriment directement, sans honte et sans hypocrisie, la puissance et l’affirmation de la subjectivité anarchiste :
"ce livre c’est moi […] je ne crois pas à la modestie […] pour écrire il faut que je sente vivement" . "Pourquoi n’ai-je qu’une tête et dix doigts qui se fatiguent si vite ? Je voudrais tout dire à la fois, mais il y a tant à dire ;... je n’ai pas le temps d’être complet. […] Une irrésistible puissance me force à dire vite et confusément ce qui doit se passer confusément et vite"
Une puissance "subjective" surabondante qui dépend tout autant du "dehors" que du lieu instable et provisoire où elle s’affirme :
"Tant qu’il y aura du cerveau sous les os du crâne, et du minerai dans les entrailles de la terre, l’homme passera par-dessus la frayeur que lui cause l’opinion, et écrira. […] Il est des temps où, plus que jamais, l’homme a besoin de rayonner sur ce qui l’entoure par la voix, la pensée, l’éclat des actes ; c’est lorsque les sociétés, prises de convulsions, courent d’émeutes en émeutes à une révolution profonde. Alors les tribunes tremblent sous la parole des Mirabeau et des Danton ; le papier s’allume sous la plume des Camille et des Marat, les sociétés secrètes sillonnent le sol, et la pensée circule dans l’air avec la rapidité de la foudre" .
Dans le retournement de sens que la "propagande par le fait" impose au mot "propagande", à ce qu’il désignait comme pratiques et comme rapport au monde, paroles, discours, écrits et mises en forme symboliques ne disparaissent pas. Ils changent de nature eux aussi. De "représentatifs" ils deviennent "expressifs" . Et si les "faits" se mettent à parler, les paroles deviennent elles-mêmes des "actes". Comme l’écrivait déjà J. Déjacque en 1857 :
"Ce livre n’est point écrit avec de l’encre ; ses pages ne sont point des feuilles de papier. Ce livre, c’est de l’acier tourné en in-8° et chargé de fulminate d’idées. C’est un projectile autoricide que je jette à mille exemplaires sur le pavé des civilisés. Puissent ses éclats voler au loin et trouer mortellement les rangs des préjugés. Puisse la vieille société en craquer jusque dans ses fondements ! Ce livre n’est point un écrit, c’est un acte. […] il est pétri avec du coeur et de la logique, avec du sang et de la fièvre. C’est un cri d’insurrection, un coup de tocsin tinté avec le marteau de l’idée à l’oreille des passions populaires. […] Ce livre c’est de la haine, c’est de l’amour"
Lorsque Kropotkine, en 1880, invite à "la révolte permanente par la parole, par l’écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite […] tout est bon pour nous qui n’est pas de la légalité" , "parole" et "écrit" n’ont pas de statut spécial au regard du "poignard", du "fusil" ou de la "dynamite". Ce sont eux aussi des armes, des instruments balistiques ou explosifs, des actes, porteurs de tous les mouvements, qu’ils cherchent à instaurer dans les corps et les esprits . Y. Lequin perçoit assez bien l’originalité du discours et des moyens d’expression anarchistes lorsqu’il montre comment "les anarchistes sont aussi - et peut-être avant tout - les hommes du verbe" , un verbe qui mobilise "le langage de l’émotion" , de l’indignation et de la colère. Louise Michel, à chacune de ses tournées, attire des foules considérables qui se déplacent en manifestations dans les rues pour venir l’accueillir à la gare, comme à Lyon en 1897, qui vibrent, s’émeuvent et s’exaltent à ses discours, quand elles ne s’ébranlent pas de nouveau pour transformer les meetings en émeutes comme à Vienne en 1890 . Lorsque la presse, commentant l’intervention de J. Grave, au congrès du "Parti Ouvrier" tenu à Paris en 1880, parle de "discours à la dynamite", elle définit assez bien la signification des écrits et des discours anarchistes de cette période ; des "brûlots" où, pour à peine parodier la linguistique la plus moderne, "dire c’est faire" , comme le souligne, en 1888, la reproduction dans le journal havrais si bien nommé l’Idée Ouvrière, d’un placard affiché sur tous les murs de la ville :
"Vous qu’on exploite et qu’on vole journellement ; vous qui produisez toutes les richesses sociales ; vous qui êtes las de cette vie de misère et d’abrutissement, REVOLTEZ-VOUS ! Forçat du travail, flambe le bagne industriel ! Etrangle le garde-chiourme ! Assomme le sergeot qui t’arrête ! Crache à la gueule du magistrat qui te condamne ! Pends le propriétaire qui te jette à la rue aux heures de purée ! Forçat de la caserne, passe ta baïonnette à travers le corps de ton supérieur ! Boucher du peuple ! Futur maître assassin !
Forçats de tous ordres, égorgez vos patrons ! Sortez de vos poches le couteau libérateur ! Pillez ! Incendiez ! Détruisez ! Anéantissez ! Purifiez !
"VIVE LA REVOLTE ! Vive l’incendie, mort aux exploiteurs !
[Le Comité Exécutif]" .
Du "point de vue" des nouvelles formes d’"intimité" ou de "subjectivité" libertaire qui prennent corps à la fin des années 1870, et à l’exception notable de l’intense et brève aventure insurrectionnelle du Bénévent, la "propagande par le fait" reste d’abord une expérience en grande partie littéraire où, comme pour J. Déjacque et E. Coeurderoy, seuls les mots et les cris de colère sont des "actes" et des "projectiles autoricides" ; un acte de "voyance" et d’"alchimie du verbe" d’autant plus bref et instable qu’il ne dispose que de mots, d’encre et de papier pour dire l’intensité qui le traverse . D’où l’importance de la découverte soudaine des vertus de la "chimie" comme nouveau registre expressif, en attendant qu’émeutes, insurrections, grèves, action directe et renouveau du mouvement ouvrier ne permettent à l’anarchisme de se déployer autrement et à une toute autre échelle. La "chimie" ne se contente pas de donner tout à coup à la propagande par le fait, comme par miracle, une expression matérielle et symbolique capable de répondre pendant une quinzaine d’années à la solitude et à l’extrême concentration des espaces libertaires. En mélangeant "science" et "politique", "nature" et "culture", ces réalités que la pensée moderne avait pris tant de soin à séparer, elle parvient à lier et à exprimer l’ensemble de l’expérience et de l’histoire libertaire, celle, passée, de la Première Internationale, comme celle, à venir, de ce qui allait devenir l’anarcho-syndicalisme.
Paradoxe de la chimie anarchiste, la résolution de Londres, en privilégiant les vertus "explosives" de la science la plus moderne bien loin d’affirmer la naïveté "scientiste" des pouvoirs de l’homme sur la nature, la distance, la maîtrise et la responsabilité que lui donnent la science et ses applications techniques, profite au contraire des propriété de cette science en plein développement pour produire un nouveau mélange, exorbitant et monstrueux.
"Illégale", dans son usage comme dans ses pouvoirs destructeurs, irrespectueuse de l’ordre, des classements et des partages, la chimie anarchiste, en envahissant le champ du politique, vise paradoxalement, grâce aux acquis scientifiques les plus récents, à "naturaliser" le projet socialiste. Dans cette inflexion du programme libertaire, la "Révolution" bakouninienne, excessive et violente, pensée le plus souvent sur le modèle millénariste des vieux embrasements paysans, de l’"instinct", de la "passion" et de la "vie", de la destruction instantanée et sauvage de l’ordre existant, ne perd pas son caractère naturel. Au contraire, avec la dynamite, les pouvoirs terrifiants de la nitroglycérine et l’engouement d’alors pour les procédés d’explosion les plus divers , la Révolution anarchiste dispose enfin de l’expression la plus juste et la plus suggestive, la plus à même de dire, presque sans phrases, sa dimension de cataclysme cosmique. Grâce aux vertus signifiantes et physiques de la chimie, au caractère éclatant de ses applications, la "propagande par le fait" peut enfin donner corps, de façon ponctuelle et ramassée, à la "matérialisation de l’idée" dont parlait J. Maitron à propos du texte de P. Brousse, non plus seulement comme conséquence (l’"idée" qui se "matérialise"), mais comme dévoilement immédiat et effectif de la nature "matérielle" et "explosive" de l’"Idée" anarchiste.
En effet, la force et l’évidence de la "chimie" comme expression théorique et programmatique du mouvement anarchiste international ne tiennent pas seulement à la puissante charge symbolique dont cette science est porteuse. Elles sont liées aussi à ses dimensions pratiques et concrètes : à la mise en oeuvre des attentats à venir bien sûr, à la rapidité et à la simplicité d’un geste qui tire tout son contenu de l’importance de ses effets et de l’extrême concentration d’"énergie" physique et individuelle qu’il exige ; mais aussi, de façon beaucoup plus répandue et diffuse, au "rêve" toujours recommencé d’"explosions" que sa possibilité autorise , aux préparations "chimiques" qui donnent une réalité à ce rêve, aux manipulations et expérimentations qui, pendant plusieurs années, mobilisent un grand nombre d’anarchistes, les transforment en "chimistes" ou plutôt en "alchimistes" de la Révolution sociale. Ecoutons J. Grave :
"Au groupe des Ve et XIIIe venait un camarade, nommé Bayout qui était garçon de laboratoire à l’Ecole d’agriculture de la rue de l’Arbalète. Fabriquer de la dynamite était une des tocades du moment . J’ai toujours été tenté par la chimie. Bayout se fit mon fournisseur en produits chimiques, éprouvettes, et tout ce qu’il fallait pour faire concurrence à Nobel, car je m’étais mis en tête de fabriquer de la nitroglycérine […] les maux de tête que j’attrapai ! car l’opération finissait toujours par un dégagement de fumées, jaunâtres, épaisses, vous prenant à la gorge. […] Enfin, à force de patience et de ténacité, au lieu de dégager comme d’habitude son contingent de fumées, mon mélange resta clair, et je vis descendre au fond du vase, un liquide d’un beau jaune doré […] c’était la nitroglycérine ! J’étais sur la voie. Je passai à un autre exercice. Il me fallait fabriquer le fulminate de mercure. Les mêmes difficultés se produisirent, les mêmes déboires. […] Ce ne fut qu’après des centaines d’expériences que je vis les cristaux de fulminate se déposer au fond du bocal. Mais j’étais pressé de vérifier. Je fis sécher le produit dans un cuvette sur le couvercle du poêle […] et allant dans le couloir, je laissai tomber le tout. […] Ce fut comme un coup de canon - un petit canon - qui éclata […]. Fier de mes résultats, je les communiquai à deux camarades : Rozier et Seigné, et je leur passai mon matériel lorsque je partis pour la Suisse" .
Plus de "cent fois" répétées, les "expériences" chimiques d’un militant aussi "sérieux" et représentatif de l’anarchisme des années 1880-1890 ne se contentent pas d’absorber quelques temps l’essentiel de son énergie et de ses activités militantes. A proprement parler "en chambre", elles tiennent lieu, sinon de "Révolution", tout du moins, à échelle réduite, dans la fumée et les maux de tête, d’initiation à la Révolution et à son caractère explosif . Après avoir concentré la nitroglycérine au fond d’une cornue, sous la forme d’"un liquide d’un beau jaune doré", J. Grave peut se contenter, pour exprimer la puissance symbolique et réelle dont elle est chargée, de tirer un "petit" "coup de canon" dans le corridor mansardé de l’étage de bonnes où il réside, avant de se rendre en Suisse pour assumer d’autres taches militantes .
Instantanée dans ses effets, chargée d’exprimer toutes les espérances d’un acte irrémédiable et définitif, toutes les craintes et tous les espoirs d’une volonté individuelle confrontée à la vie et à la mort , porteuse dans sa matérialité même de l’idée d’"explosion" de l’ordre du monde, de restructuration radicale des particules qui le compose, la "bombe" anarchiste et sa mise au point cessent d’être des opérations purement techniques. Indifférente aux conception modernes de la science et de la politique, la "chimie" anarchiste prend sens sur le double registre de la métaphore et de l’action pratique. Symbolique et réelle, elle se charge d’un sens infini où le local, l’individuel et le directement manipulable fournissent le répondant visible de l’idée et du désir de révolution, où Science et Société, Technique et Transformation Sociale, Explosion et Révolution viennent, à la façon des liujia taoïstes, élire quelques temps domicile dans l’"éprouvette" de chaque dynamiteur . Comme les "corps de métier" de la Première Internationale et du futur syndicalisme d’"action directe", la "science" anarchiste cesse d’obéir au partage entre culture et nature, entre liberté idéale et nécessité matérielle. Alchimique, elle tend à réunir ce qui avait été séparé, l’homme et la nature, l’idée et la matière, l’opération purement technique à caractère utilitaire et le souci mystique d’une transformation radicale du monde. Comme l’alchimie , elle tend à resserrer l’espace et le temps en un acte unique et immédiat : l’espace, dans l’opération minuscule d’un mélange de nitroglycérine et de fulminate de mercure capable par "propagation" de transformer de fond en comble l’ordre du monde et de la société ; le temps, dans la certitude messianique que le moment de ce geste correspond à celui de l’histoire, que la Révolution est proche, que l’heure du "Grand Soir" est venue .
Dans cette réduction alchimique de la "propagande par le fait" et de la "Révolution", la forme étrange que revêt l’anarchisme ne rompt pas avec le mouvement des années précédentes. Elle en est le prolongement, particulier mais direct, comme "expression" nouvelle de l’idée et des pouvoirs de la révolution, mais également, de façon plus étonnante et paradoxale, sur le terrain de l’identité libertaire et de son lien avec les forces ouvrières et populaires qui s’étaient affirmées au moment de la Première Internationale. Les pouvoirs symboliques et physiques de la chimie ne permettent pas seulement à la nouvelle vague anarchiste des années 1880 d’accepter sans découragement l’effondrement de l’Internationale, d’être indifférente au caractère minoritaire et souvent incompris de son action, de donner corps à l’imminence de la Révolution, à la possibilité de la "provoquer" et de la "précipiter", au double sens chimique et temporel de ce mot. Ils lui permettent également, à travers le rôle destructeur et à proprement parler démiurgique ou "diabolique" qu’elle s’assigne , de se donner une identité sociale et ouvrière en continuité avec les formes de regroupement antérieurs . En effet, si cette identité nouvelle de "dynamiteurs" solitaires du vieux monde ne leur est disputée par personne, elle trouve naturellement sa place dans le contexte ouvrier et populaire d’alors. Comme le souligne Y. Lequin :
"L’anarchie devient la force mystérieuse de la revanche sociale, avec toute la part d’irrationnel qui s’attache à la démarche. De fait elle est, à sa manière, prophétique et se teinte d’accents messianiques où l’annonce des Temps se pare des apparences scientifiques d’une philosophie cyclique de l’Histoire. […] Cette communauté du coeur explique en partie que la rencontre se fasse plus souvent qu’il n’y peut paraître, sauf quand la dynamite parle trop fort" .
Même les leaders ouvriers les plus modérés sont obligés, publiquement, de reconnaître la légitimité d’une pratique anarchiste violente et minoritaire. Comme en 1886 le député "socialiste indépendant" Camélinat, lorsqu’il formule la façon dont l’ensemble de l’opinion populaire susceptible de le faire élire, pouvait percevoir l’action anarchiste :
"les anarchistes ont leur raison d’être, car dans la société actuelle, il y a aussi les démolisseurs, pour faire place à de nouvelles constructions. S’(ils) sont sincères, ils seront peut-être les démolisseurs de la société actuelle […]" .
En cessant quelques temps d’être "horlogers", "cordonniers" ou "maçons" les anarchistes ne s’effacent pas derrière une identité purement idéologique, abstraite et intemporelle. Ils n’abandonnent en rien la référence matérielle ou naturelle, "productrice", qui avait servi jusqu’ici de base au développement du mouvement ouvrier révolutionnaire. Pendant quelques années, ils acquièrent seulement une nouvelle identité professionnelle, largement reconnue par l’ensemble de l’opinion ouvrière, celle des "démolisseurs" dont parle Camélinat, celle des "forgerons" alchimistes , que chante E. Pottier dans l’Internationale et qu’incarne quelques temps la condition moderne et mystérieuse de "chimiste".
Il est significatif qu’au congrès de la Fédération Française de l’Internationale antiautoritaire, tenu à Berne en 1876, deux des cinq membres de la Commission Administrative, Ch. Alerini et P. Brousse (par ailleurs médecin de son état), se présentent comme "chimistes" (à côté d’un "plombier", d’un "peintre" et d’un "fondeur") . "Etudiez la chimie !" s’écrit le mécanicien Henri Tricot au cours d’un meeting à Roanne en 1883 . Comme J. Grave, la plupart des militants anarchistes d’alors se découvrent une vocation de "chimiste", et dans presque tous les journaux libertaires des années 1880 on trouve une rubrique régulière consacrée à cette science . Les bombes et la dynamite ne constituent d’ailleurs que l’aspect le plus spectaculaire (et le plus dangereux) d’une vaste panoplie des moyens chimiques chargés de manifester la Justice Révolutionnaire. En septembre 1883, Le Drapeau Noir publie le "Manifeste des Nihilistes français" qui fait part de toutes les recettes qu’il a mis au point pour "empoisonner les patrons" dont les "parcelles de viande corrompue", la "ciguë", mais aussi l’"extrait" de "saturne", la vieille dénomination alchimique du plomb, censé "dévorer" l’"or" et l’"argent". Un appel qui n’a rien de circonstanciel, puisque trois ans plus tôt un premier manifeste proposait déjà ses poisons (en particulier une macération de plomb dans du vinaigre) pour obtenir "la débilitation graduelle et successive de tous les représentants de cette maudite engeance" (la bourgeoisie) .
Poisons, dynamite, phosphore, "essence minérale" et pétrole pour l’incendie des entrepôts, des casernes , des habitations, des meules de foins et des églises , des usines ou plus simplement des urnes les jours d’élection , constituent ainsi, à côté des plus classiques poignards et pistolets, un vaste éventail de procédés techniques qui, par leur nature chaque fois particulière, sont à la fois en rapport d’affinité spécifique et mystérieuse avec le tempérament de chaque anarchiste et, tous ensemble, avec la totalité d’un renouvellement de la nature.
Comme l’écrit le journal L’En-Dehors au début des années 1890 :
"Nous voulons nous laisser aller à nos pitiés, à nos emportements, à nos douceurs, à nos rages, à nos instincts" .
Chacun doit pour cela trouver son propre chemin, dans un rapport où, comme l’explique un autre texte, de 1887, liberté et nécessité du "tempérament" ne forment plus qu’une seule réalité :
"Mettons-nous hardiment à l’oeuvre [souligné dans le texte], que chacun de nous agisse librement selon son tempérament et sa manière de voir, par le feu, le poignard, le poison, que chaque coup porté dans le corps social bourgeois y fasse une plaie profonde !" .
En attendant l’embrasement général de la Révolution et la recomposition générale de la réalité :
"Un jour l’horizon qui de plus en plus s’obscurcit des opaques et lourdes nuées de la haine, un jour de tous les points du globe, l’horizon noir s’embrasera de la grande et rouge lueur de l’Insurrection. Et toutes les souffrances endurées, toutes les humiliations et les servitudes subies, toutes les rages contenues, toutes les colères amassées, tout cela crèvera enfin dans une colossale explosion […]. Revanche complète et sublime où, sur les ruines du passé, enfin resplendira, majestueux et clair, l’astre radieux de la Liberté" .
"Chimiste", "médecin de la civilisation" ou, plus modestement, "pharmacien de l’humanité", l’anarchiste ouvrier des années 1880-1890, peut ainsi s’identifier au "Père La Purge" le personnage d’une chanson célèbre dans les milieux ouvriers et libertaires français de cette période :
"Je suis le vieux Père la Purge
Pharmacien de l’humanité. […]
J’ai ce qu’il faut dans ma boutique,
J’ai le tonnerre et les éclairs,
Pour watriner toute la clique,
Des affameurs de l’univers."
Sous sa forme systématique et prioritaire, l’intérêt anarchiste pour la chimie dure peu, une dizaine d’années qui, en France, se prolongent et s’achèvent dans le fracas des attentats de 1892-910. Dès 1888, la presse libertaire cesse d’en faire la propagande , avant de multiplier, pour une partie d’entre elle, les appels en faveur de l’action corporative et l’entrée dans les syndicats . Généralement interprétée par l’historiographie du mouvement anarchiste sur le registre moderne du choix politico-stratégique et de l’action libre et volontaire, en termes d’"efficacité" et de "rectification" , la brusquerie apparente de ce tournant tend à masquer la grande continuité dans laquelle il s’inscrit. Une continuité loin en amont bien sûr , avec les formes syndicales et ouvrières de la Première Internationale ; mais une continuité immédiate également, avec la propagande par le fait et ses manifestations les plus explosives.
J. Maitron a tort de s’étonner qu’une revue syndicaliste révolutionnaire aussi modérée que La Révolution Prolétarienne puisse célébrer, de nombreuses années plus tard, l’importance décisive qu’auraient eu les attentats anarchistes dans la renaissance et le développement du mouvement ouvrier en France . Dès 1907, P. Monatte faisait du syndicalisme révolutionnaire l’héritier direct de la propagande par le fait, "depuis que la dynamite anarchiste a […] tu sa voix grandiose" . Si l’"action directe" succède à la "propagande par le fait" dans la pensée et le discours du mouvement syndical, et si l’appel à la "grève générale et insurrectionnelle" vient relayer la puissance explosive de la chimie, il ne s’agit que d’une nouvelle métamorphose du projet libertaire dont les éléments changent de place et de sens mais sans cesser de composer un mélange (effectivement étonnant) entre signes et réalité, "force" et "idée", science et politique.
La grève générale tout d’abord. Lorsque en août 1888, Joseph Tortelier, dans un meeting parisien, se fait pour la première fois, aux côtés de Louise Michel et de Malato, le "propagandiste" de la "Grève générale", il ne rompt ni l’intensité, ni le sens du mouvement qui le faisait agir jusqu’ici :
au sein du syndicat parisien des menuisiers de la Seine, l’organisateur de la manifestation des sans travail qui devait piller plusieurs boulangeries en 1883, et dont le journal, La Varlope, proposait à ses lecteurs une rubrique scientifique sur la chimie et les "produits anti-bourgeois" ;
au sein du groupe anarchiste "La panthère des Batignolles" qui avait mis à l’ordre du jour de sa première réunion "la fabrication des bombes à main", et auquel appartenait le célèbre "illégaliste" et cambrioleur Clément Duval .
Dans le contexte du renouveau ouvrier de la fin des années 1880, la Grève générale, comme appel à la révolte et comme aspiration à une transformation immédiate et radicale de l’ordre du monde, ne constitue qu’une recomposition de la démarche anarchiste des années précédentes, un "renversement", non plus seulement de la "marmite" explosive des dynamiteurs, mais du site et de la nature des ingrédients métaphoriques et réels qui la composaient . Avec la "Grève générale révolutionnaire" (le "grand soir" de l’imaginaire populaire), réalité et sens politique et social de la chimie anarchiste s’inversent. La signification révolutionnaire de la bombe anarchiste devient réalité dans l’intense mobilisation et concentration des forces ouvrières qui se préparent pour la grève générale. Sa réalité chimique et explosive se charge de son côté de donner le sens politique d’une stratégie et d’un projet pensés sous la forme de l’"explosion" sociale, d’"une révolution de partout et de nulle part" "éclatant soudain" comme la "foudre" . Comme l’écrit F. Pelloutier, la "dynamite" de l’action collective vient remplacer la "dynamite individuelle" des attentats . La bombe anarchiste cessant de dire la révolution sociale, c’est la révolution sociale qui prend la parole pour tenir le discours physique et chimique de la nitroglycérine et du fulminate.
Plus tardive , l’idée d’"action directe" exprime sans doute une relative détente au regard de l’extrême tension et de l’imminence explosive de la grève générale, une prise en compte du temps et l’aménagement d’une période d’attente et de préparation de la révolution. Mais c’est à la fois pour retrouver l’inspiration initiale de la propagande par le fait et conserver le double visage, physique et alchimique, que cette dernière avait pu revêtir au cours des années 1880. La définition de E. Pouget est significative :
"L’action directe, manifestation de la force et de la volonté ouvrière, se matérialise, suivant les circonstances et le milieu, par des actes qui peuvent être très anodins, comme aussi ils peuvent être très violents. C’est une question de nécessité, simplement. Il n’y a donc pas de forme spécifique à l’Action Directe" . [Souligné par nous].
Ce n’est pas sans raisons que le sens commun a pu percevoir l’"action directe" sur le registre de la violence, dans le prolongement de la "propagande par le fait" des années précédentes. "Manifestation de la force et de la volonté ouvrière", l’action directe n’a pas de "forme spécifique". Du plus "anodin" au "plus violent", tout peut lui donner corps, la "matérialiser". Et c’est en ce sens, "informel", sans limites, sans contenu signifiant et politique assignable, qu’elle acquiert justement une signification politique, qu’elle devient "l’expression symbolique de la révolte ouvrière" , le "drapeau" et le principal "mot d’ordre" de la C.G.T.
Mais cette vacuité et cette imprécision apparente ne doivent pas faire illusion. Ouverte sur l’infini des possibles, l’action directe peut bien déserter l’espace restreint et concentré des préparations explosives et des attentats individuels, s’étendre à une multiplicité d’"actes", de "faits" et d’"événements". Elle ne rompt pas avec le resserrement alchimique de la "propagande par le fait". Elle ne cesse pas d’être liée à une "intimité" ou une "subjectivité" spécifique : le syndicat, objet de tous les soupçons de la légalité , "foyer" capable de percevoir, de concentrer et de restituer à la énième puissance le sens et l’énergie nécessaires au caractère extensif de l’action directe.
Bien qu’écrits rapidement et de façon circonstancielle, les textes des principaux militants du syndicalisme révolutionnaire permettent cependant de saisir l’enchaînement (qui peut être simultané et réversible) des métamorphoses dont le syndicat est l’"opérateur" ; dans un mouvement d’échanges et de transformations, d’intériorisation et d’extériorisation, très proche de celui qui avait présidé à l’élaboration de la "propagande par le fait".
1) Une opération fondatrice tout d’abord. Le syndicat doit impérativement se libérer (par le "conflit" et la rupture) des pièges symboliques de la loi et de la représentation, de la dilution et de la mise à plat (discursives, juridiques et rationnelles) des négociations avec l’Etat et les patrons . Il doit refuser d’être l’"intermédiaire" , le "chargé d’affaires" des intérêts ouvriers ou encore la "personne interposée" qui, par son statut de "représentant" neutre et objectif, instrumental et transparent, sépare ce qu’elle prétend unir, diffère et démultiplie indéfiniment toute relation , transforme le "lien" qu’elle propose en "chaînes" et en entraves , interdit toute "association" directe et toute "combinaison" effective des "forces physiques, intellectuelles et naturelles" . Refusant de se déployer sur la scène faussement rationnelle et transparente du droit et de la représentation, le syndicat doit non seulement se retirer dans l’"irrégularité", la "diversité" et l’apparente "incohérence" de la "vie ouvrière" , mais, pli dans plis, s’inclure et s’impliquer dans sa seule intimité de "groupement autonome" .
2) Paradoxe et puissance de ce double repli. C’est grâce à lui que le syndicat est à même d’accomplir une première "besogne" : "exprimer" la "vie ouvrière", devenir la "tribune" et l’"écho" des "préoccupations intimes du travailleur" . Le mot "écho" est important car il donne le sens du rôle "expressif" du syndicat. Si, séparé d’un ordre symbolique qui tente de le capturer et de le dénaturer, le syndicat peut "exprimer" la "vie ouvrière" qui l’entoure c’est d’abord parce qu’en raison de l’autonomie de son "intimité" préservée, de la concentration qu’elle suppose, il devient capable de percevoir cette "vie", de la focaliser, d’être suffisamment "sensible", comme le voulait Bakounine, aux "préoccupations intimes du travailleurs" pour en répercuter le sens et la réalité.
3) "Echo" et "tribune" de la "vie ouvrière", parce qu’"agglomérat vivant et vibrant", disposant de la "vitalité" et de l’"influence" correspondant à son "organisme" , le syndicat peut alors accomplir une seconde tâche alchimique : s’unir et se confronter à d’autres ; élargir son intimité singulière à ces autres singularités que constituent les syndicats d’industrie et les unions de syndicats (Bourses et fédérations) ; enrichir sa propre puissance grâce à cette union et à cette confrontation ; produire ainsi une "vie sociale plus élevée", "une vie sociale qui […] engendre l’action" et qui permette de multiplier les effets d’une dernière métamorphose.
10) "Faire jour" à la puissance de vie ainsi créée et accumulée, la "développer" au dehors, "dans des manifestations de lutte" où, sous des formes toujours nouvelles, singulières et répétées, cette "vie" "prend corps et se matérialise" , "aguerrit" le prolétariat tout entier "en vue d’une lutte suprême qui sera la grève générale révolutionnaire […] le mouvement formidable qui mettra debout le prolétariat conscient en face de l’exploitation" .
"Laboratoire des luttes économiques" selon la formule de F. Pelloutier , le syndicat devient ainsi le nouveau creuset alchimique de la révolution sociale où, comme le "carrier" travaillant sa pierre, l’"extracteur de minerai" cherchant ses métaux, le "prolétaire", grâce à ses "manipulations" et ses "préparations", "utilise les formes d’action que porte le mouvement, […] les extrait, les extériorise" . Ou d’une autre façon, plus impersonnelle, dans le vocabulaire scientifique moderne d’"information" et d’"électro-magnétisme" qu’utilise G. Simondon, on pourrait dire que le syndicat libertaire, - comme les chambres corporatives de la Première Internationale, les sociétés secrètes, les groupes affinitaires, les préparations chimiques et les attentats -, est conçu sous la forme d’une "tension d’information", d’un "arrangement capable de moduler des énergies beaucoup plus considérables" . Dans un contexte "pré-révolutionnaire", "un état de sursaturation" "où un événement est tout prêt à se produire, où une structure est toute prête à jaillir", il devient capable "de traverser, d’animer et de structurer un domaine varié, des domaines de plus en plus variés et hétérogènes", " de se propager" à travers eux ; ou encore, d’une façon qui rappelle les analyses de Proudhon, de "les ordonner" .
"Sabotage", "boycott", multiplications des "grèves partielles" comme "stimulation" , comme "gymnastique salutaire" , ou tout autre forme de "lutte" et d’"action", peuvent alors, de l’intérieur de ce qui les constitue, s’ouvrir sur l’infini du temps et des espaces de la révolution, "répéter" avec une intensité croissante l’explosion finale . Minorités conscientes et masses asservies, localisme étroit des organisations et vaste espace de la société, action immédiate et transformation finale cessent d’être sans rapports, incommensurables. Comme l’écrit E. Pouget, "lutte quotidienne" et "oeuvre préparatoire de l’avenir" ne sont plus "contradictoire (s)" . Grâce à l’"incomparable plasticité" de l’"action directe", "les organisations que vivifie sa pratique" peuvent enfin "viv(re) l’heure qui passe avec toute la combativité possible, ne sacrifiant ni le présent à l’avenir, ni l’avenir au présent" :
"jusqu’au déclenchement général ! Jusqu’au jour où la classe ouvrière, après avoir préparé en son sein la rupture finale, après s’être aguerrie par de continuelles et de plus en plus fréquentes escarmouches contre son ennemi de classe, sera assez puissante pour donner l’assaut décisif […] l’Action Directe portée à son maximum : la Grève Générale !" .