La singularité, ou la spécificité, de l’anarchisme
L’ancrage socio-historique de l’anarchisme
Dire que l’anarchisme n’est pas tombé du ciel, déjà tout équipé, mais
qu’il s’est forgé tout au long d’un processus socio-historique revient à
dire nécessairement que son identité a changé au cours du temps, et
qu’elle continuera à changer aussi longtemps que le statut historique de
l’anarchisme ne sera pas celui d’un pur objet du passé.
Même s’il est quelque peu abusif de séparer des plans de réalité qui
sont en fait enchevêtrés, il n’est pas inutile de distinguer ici, d’une part,
l’anarchisme en tant que corpus idéologique (au sens d’un système de
valeurs et de croyances plus ou moins cohérent et structuré) et, d’autre
part, l’anarchisme en tant que corpus d’expériences historiques
(mouvements socio-politiques, organisations, luttes, symboles,
pratiques militantes, expériences existentielles, etc.).
En tant que corpus idéologique, l’anarchisme s’est constitué au
travers de réflexions et de débats qui s’appuyaient forcément sur la
pensée (connaissances, idées, culture…) qui leur était contemporaine.
Ceux que l’on s’accorde à reconnaître comme les grands théoriciens de
l’anarchisme parce qu’ils produisirent ses textes fondateurs étaient eux-
mêmes des enfants de leur siècle, même s’ils en étaient des enfants
rebelles. Ajoutons qu’en tant que l’anarchisme est une doctrine sociale,
bon nombre des textes théoriques qui l’ont construit sont nés à partir
de luttes et de conflits sociaux historiquement situés, et chargés par
conséquent de traits purement conjoncturels. Ce corpus idéologique
porte donc les marques de son temps et il a inévitablement varié au fur
et à mesure que de nouveaux débats et de nouveaux textes s’y sont
incorporés. Cela dit, ce ne sont pas les différences entre le corpus de 1872, et celui de 1907 ou de 1936 qui
nous intéressent, mais l’évaluation du
corpus de 2008 à la lumière des
circonstances épistémiques et sociales
qui sont les nôtres aujourd’hui.
Le corpus d’expériences historiques
qui constitue l’anarchisme s’étend depuis
sa formation dans la deuxième moitié du
XIXe siècle jusqu’à nos jours. Même si le
passé est toujours ouvert, au sens, trivial,
où de nouvelles informations peuvent
amener à le récrire, mais aussi au sens où
des événements postérieurs peuvent
modifier la nature ou la portée de faits
passés (leur importance, leurs retombées,
etc.), il n’en reste pas moins que le passé
bien précis dont est porteur l’anarchisme
lui confère de fortes marques identitaires
qu’il est difficile de ne pas hériter quand
l’on se réclame de cette tradition, ou, tout
Les constituants fondamentaux
de l’anarchisme
Il ne s’agit pas de rechercher ce qui
constituerait l’essence de l’anarchisme,
car celui-ci n’est rien d’autre que ses
modes d’existence effectifs, mais le rejet
de tout essentialisme n’interdit pas de
scruter le noyau dur de l’anarchisme pour
en pondérer les éléments et n’en retenir
que les plus déterminants, ou pour
mettre entre parenthèses ceux qui
seraient les plus conjoncturels et les plus
datés, ou enfin pour soustraire ceux qui
font problème et se révèlent peu
cohérents avec l’ensemble.
C’est sans nul doute au sein du
dispositif conceptuel crée par la tension
entre le Pouvoir et la Liberté qu’il faut
chercher le trait le plus spécifique et le
plus distinctif de l’anarchisme. Au
premier abord, le fait que l’anarchie, but
ultime de l’anarchisme, soit une société
définie par l’absence de pouvoir semble
focaliser principalement l’anarchisme sur
la question du pouvoir ; cependant
l’éviction du pouvoir hors du tissu social
au moins, qu’il est difficile de ne pas se
voir attribuées en bloc dès que l’on est
perçu comme rattaché à celle-ci. Bien
entendu, le corpus historique et le corpus
idéologique sont entrelacés pour autant
que les formulations politiques et
philosophiques suscitent des pratiques,
et que celles-ci retentissent à leur tour sur
ces formulations. C’est précisément leur
entrelacement qui compose cet ima-
ginaire anarchiste dont la richesse boit
indistinctement aux sources de l’histoire
et à celles des idées ; mais, quitte à faire
violence à cet imaginaire en le scindant,
seul le corpus idéologique sera abordé ici.
La prise en compte du caractère situé,
et de l’ancrage socio-historique de
l’anarchisme, entraîne nécessairement
qu’il ne saurait être qu’une construction
tout à fait provisoire, parsemée d’affir-
mations erronées, souscrivant à bon
nombre de schémas dépassés, et
empreinte de toute la fragilité de ce qui
s’inscrit forcément dans la simple
finitude humaine. Mais, comme je l’ai
écrit ailleurs, ce n’est qu’en s’acceptant
lui-même comme étant inévitablement imparfait, temporel et périssable que
l’anarchisme peut être cohérent avec ses
propres principes.
L’allusion aux « affirmations erronées »
et aux « schémas dépassés » n’est pas
gratuite. En effet, le fait que l’anarchisme,
à l’instar des autres idéologies éman-
cipatrices du XIXe siècle, reprenne à son
compte, en les radicalisant parfois, bon
nombre des présupposés les plus
contestables des Lumières (sur le Progrès,
sur la Raison, sur la Nature humaine, sur
le Sujet et son Autonomie, etc.) indique
suffisamment en quoi certaines de ses
formulations, intimement liées à la
Modernité et à son idéologie légitimatrice,
sont passibles, comme nous verrons plus
avant, d’une évaluation fortement
critique.
et des relations sociales ne constitue que
la condition nécessaire pour que puisse
se développer une existence libre. C’est
donc bien l’exigence de liberté qui est ici
première et décisive, même s’il nous faut
bien reconnaître que la pensée anarchiste
n’a pas développé sur le concept de
liberté une réflexion théorique et
philosophique qui soit à la mesure de
l’importance qu’elle lui accorde. En effet,
si elle s’est penchée de manière inté-
ressante sur les liens insécables noués
entre la liberté individuelle et la liberté
collective, pour le reste elle ne s’est
centrée pratiquement que sur les aspects
de la liberté négative liés aux limitations
imposées par le pouvoir.
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