Réfractions, recherches et expressions anarchistes
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André Bernard
Une libellule rouge
Article mis en ligne le 23 juin 2009
dernière modification le 8 août 2010

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« Il faut que cette société soit changée de fond en comble. Elle ne se changera pas dans le sang. Elle changera du jour où la justice, qui n’était qu’endormie, s’éveillera au grand effroi de ses fossoyeurs et plus que jamais rayonnante s’assiéra sur son tombeau. »

André Breton,

« Pour un « dégagement » des intellectuels »
in le Monde-le Siècle, 7 mai 1999.

« La fin justifie les moyens », dit l’adage. Pour nous, libertaires, de quelle fin s’agit-il ? De la société anarchiste, bien sûr ! D’une société sans domination ni exploitation, sans obligation ni sanction [1]. Chacun projettera sa chimère personnelle, sa société future rêvée, chacun puisera dans les expériences historiques quand l’utopie fut atteinte au plus près, lors de la Commune de Paris quand le peuple décida d’élire directement ses mandants, au début de la Révolution russe lors de la naissance des « vrais soviets », ou en Ukraine, avec Makhno, quand l’administration des villages ou la résistance armée s’autogéraient, ou lors de la Révolution espagnole de 1936 quand l’argent fut brûlé dans quelques villages [2]Il n’est pas question de nier l’évidence, les « faits », ni la dynamique de l’Histoire : tout désordre, tout ce qui déstructure un monde trop figé permet la naissance d’un « autre ordre des choses ». Seulement, nous voulons pouvoir réfléchir à d’autres démarches, et aussi pouvoir imaginer et expérimenter d’autres possibles sans que pour autant le massacre de l’ennemi soit un passage obligé.


Violence et révolution

Il n’est pas toujours facile de définir ce que nous entendons par « violence », et de différencier un acte violent d’un autre qui ne le serait pas, ou qui serait non violent, même si, de prime abord, ce constat peut sembler aller de soi.

Pour faire avancer notre réflexion, nous avions prévu de consacrer une partie de ce numéro de Réfractions à définir la notion de violence. Cette tâche n’a pu être accomplie. La recherche a pourtant été conduite, bon gré, mal gré, par les approches successives des divers participants, sans pour autant épuiser le sujet.

Quand on parle de violence, s’agit-il de la force employée pour imposer la domination (la notion de force étant souvent confondue avec celle de violence) ou pour se libérer de cette domination ? S’agit-il de la fureur déployée dans l’un ou l’autre cas ?

Il y a quelques années déjà, au sein du groupe Anarchisme et Non-Violence, nous avions tenté de réfléchir sans à priori à la notion de violence, conscients que sous ce terme nous pouvions trouver des acceptions contradictoires ou tout simplement des propos farfelus, et que ce terme trop chargé était piégé. Nous avons cru bon de dire qu’il était insuffisant de nommer violence le simple fait de tuer un être humain, et qu’il fallait y associer la notion plus générale de destruction – qu’il s’agisse de destruction matérielle, de destruction physique d’êtres vivants, de destruction psychique, etc. – puis de réfléchir sur le droit de détruire. étant entendu que l’on pouvait accepter certaines destructions et en rejeter d’autres, tout n’étant pas permis.

Ainsi, la grève active, le boycott, le sabotage, l’invasion de lieux publics en force, mais sans violence contre les personnes, n’étaient pas moyens à négliger, mais au contraire à encourager.

La violence peut être ouverte, apparente ou cachée. Ainsi la délinquance économique et financière des nantis doit être qualifiée de violence faite aux exploités. à quelque théorisation qu’elle puisse donner lieu, la lutte des classes est d’abord un fait, et toujours actuel.

L’idée essentielle resta de ne pas opposer violence et non-violence, mais de dire qu’il y avait une gradation accompagnant une échelle des valeurs qu’il s’agissait d’apprécier échelon après échelon : la non-violence n’étant pas l’antithèse de la violence et qu’il fallait sortir de cette dialectique par trop sommaire. Aussi avons-nous persisté à penser que se poser le problème de la violence n’était pas un faux problème et qu’il n’était pas si stupide de continuer à rechercher une cohérence, de traquer la contradiction entre le futur idéalisé et les moyens de l’atteindre.

Mettre en avant cette « objection de conscience globale » pouvait, et peut encore, nous être reproché comme un excès de sensibilité, comme un moralisme puéril, un refus d’accepter le monde tel qu’il est : nous serions restés, en somme, des ringards...

Il ne s’agissait pas pour autant de systématiser l’idée de non-violence, d’en faire un dogme, de devenir des intégristes d’une panacée sociale, il s’agissait de parier sur la non-fermeture de l’Histoire, de réinventer l’idée de révolution.

« Le projet révolutionnaire, de nos jours, comparaît en accusé devant l’histoire : on lui reproche d’avoir échoué, d’avoir apporté une aliénation nouvelle. Ceci revient à constater que la société dominante a su se défendre, à tous les niveaux de la réalité, beaucoup mieux que dans les prévisions des révolutionnaires. Non qu’elle est devenue plus acceptable. La révolution est à réinventer, voilà tout. » [3]

La violence est première, primordiale. Il est de fait que le monde qui nous est donné est un monde violent, naturellement violent, où les êtres se dévorent entre eux pour survivre, procréer et mourir. Dévoration qui se fait selon une hiérarchie dans la prédation où l’homme parade en haut de l’échelle des espèces sans être assuré pour autant de ne pas être détruit par un virus inconnu.

Il y a ainsi une violence originelle, biologique, qui a sa source dans le fait que nous sommes des animaux, humains certes, mais animaux quand même. Il y a également une violence du droit étatique qui sacralise la propriété. Et c’est imprégné du plus profond pessimisme qu’il nous faut envisager l’évolution des sociétés. Autrement dit : avoir une conscience acérée que le monde ne se transformera pas facilement. L’optimiste, tout au contraire, quand il se rend compte des difficultés du chemin à parcourir,« au lieu d’expliquer la marche des choses par les nécessités historiques [...] est tenté de faire disparaître les gens dont la mauvaise volonté lui semble dangereuse pour le bonheur de tous. Pendant la Terreur, les hommes qui versèrent le plus de sang furent ceux qui avaient le plus vif désir de faire jouir leurs semblables de l’âge d’or qu’ils avaient rêvé, et qui avaient le plus de sympathies pour les misères humaines : optimistes, idéalistes et sensibles, ils se montraient d’autant plus inexorables qu’ils avaient une plus grande soif du bonheur universel. » [4]

La non-violence intraspécifique

Dans l’Entraide, Kropotkine a développé une vision plus nuancée de ce monde en décrivant l’aide mutuelle existant à l’intérieur de chaque espèce, donc également à l’intérieur de l’espèce humaine. Description heureuse et datée, mais que les recherches actuelles confirment sur un point important :
« Les recherches en paléontologie ont été longtemps bloquées par l’idée que l’Homme transcende le reste de la création, donc notamment les autres primates. C’est seulement à la fin du xxe siècle qu’elles ont réussi, avec l’aide de disciplines comme la biologie moléculaire et l’éthologie, à dégager entre certains primates des ressemblances non seulement morphologiques, mais aussi génétiques et culturelles, qui suggèrent de classer les hommes avec au moins les chimpanzés dans une même famille, en voyant dans le développement des comportements dits altruistes un effet de la sélection naturelle, sans saut ni rupture. »

 [5]. Ainsi, dans notre volonté de nous dégager de la violence, nous ne faisions que tenter de mettre en pratique et théoriser une tendance de l’évolution humaine, projet qui ne ruine pas pour autant le constat de carnage universel ni ne nous réconcilie avec l’horreur quotidienne d’un monde insupportable si nous voulons le regarder avec sympathie.

L’homme, l’être humain, est porteur d’une violence individuelle et collective naturelle, porteur aussi d’un goût du pouvoir et de la domination (et le milieu libertaire, n’échappe pas à cet atavisme) [6].

Mais l’homme est aussi un être socialisé qui a créé au cours des temps des pratiques de solidarité, d’entraide, transformées en « bons usages » coutumiers, en règles de vie, enfin revendiqués et institutionnalisés comme droit, droit à l’égalité, à la liberté, etc. La violence, naturelle répétons-le, tend alors à être contrôlée ou bannie du milieu social.

Seules la vie collective, la sociabilité, l’éducation canalisent et retiennent cette violence (ce principe se renverse pourtant quand il s’agit du phénomène de la guerre).

Cet état de nature où règne la violence (violence à l’intérieur de l’espèce mais surtout violence contre l’ensemble du règne animal) vaut donc pour l’humanité. Violence corrigée par des dépendances familiales, villageoises, régionales et nationales et, de plus en plus, internationales : c’est le rêve de la paix universelle [7].

L’humain qui se découvre un animal comme un autre, déterminé (donc pas ou peu libre) par de multiples pesanteurs archaïques, se veut pourtant différent de par la conscience qu’il a acquise de sa situation. Ce plus, qui fonde ce qu’il nomme sa liberté, l’a conduit de réflexion en réflexion à ne pas accepter le monde tel qu’il se présente, à aller contre la nature qui est, et à vouloir rendre ce monde meilleur ; et donc à l’ambitieux projet de se transformer lui-même.

La loi en devenir, naturelle, biologique, de « non-violence à l’intérieur d’une même espèce », et que l’être humain tente depuis la nuit des temps d’ériger en loi morale, en culture, régissant les rapports entre semblables, tarde à s’instituer universellement ; elle se heurte à la violence que nous qualifierons de pulsionnelle, violence individuelle, nécessaire au maintien de sa propre vie.

Bien que prônée inlassablement (par les morales et les religions), cette loi demeure peu respectée, voire méprisée ; l’être humain peine à dépasser ou à refouler son passé animal. L’humain reste encore, avec des nuances, un loup pour l’humain. Cette volonté de fraternité n’est pas partagée par tous. Ainsi d’autres « choix » sont faits, obéissant à d’autres pulsions, d’autres appétits : choix de dominer, d’exploiter, de faire souffrir... Il semble que cette violence pulsionnelle s’exacerbe quand l’individu n’est pas reconnu dans la parole de l’autre et qu’elle soit inversement proportionnelle au pouvoir de dire les choses, à la possibilité d’avoir une parole sur le monde.

Parce qu’il est ce qu’il est, l’être humain a créé diverses sociétés qui, à quelques exceptions près, sont sociétés de violence structurelle où règne la loi des plus forts, la domination et l’exploitation. Cependant, d’expérience, et parce qu’ils ont imaginé un autre monde possible, des humains ont acquis la conviction qu’une fraternité peut régner, que la répartition plus égalitaire des richesses peut être mise en place et que, en quelque sorte, l’égalité des droits, la justice, le bonheur, valeurs défendues présentement, pourraient être vécues dans un futur proche. Ce projet rend l’attente insupportable à la plupart, l’impatience les habite, cependant que la réalité est endurée par ceux qui portent la crainte de la répression, crainte d’être frappés de malheurs encore plus grands.

La contre-violence

Il arrive pourtant que l’intolérable soit atteint, et c’est la révolte.

« Il est inutile de se révolter contre la pluie qui tombe, le froid qu’il fait ou contre le temps qui passe. Toute révolte métaphysique est vaine. » [8]

Mais il est juste de se révolter contre l’injustice créée par l’homme lui-même ; il est légitime de vouloir changer la vie et de tenter de transformer le monde. L’Histoire est faite de ces révoltes de paysans pressurés par les seigneurs ou d’ouvriers exploités par leurs patrons ou plus généralement d’humains simplement désireux de vivre selon leurs idées.

La violence structurelle du possédant, du dominant, qui ne veut rien lâcher ni de son trop-plein de biens ni de son pouvoir est première. Et les dominants ont intérêt à ce que cette violence soit volontairement confondue avec l’Ordre, pseudo-ordre, tellement intériorisé par les dominés qu’ils vont qualifier eux-mêmes de désordre la contre-violence de ceux qui, depuis les temps les plus anciens, se heurtent désespérément au Pouvoir.

Le rebelle une fois vaincu, le retour à l’ordre ancien s’accompagne toujours de la répression et du massacre de ceux qui ont osé s’opposer. Quelques réformes, quelques amendements sont parfois octroyés pour apaiser les situations vraiment trop criantes quand les possédants ont compris que lâcher un peu de lest coûte moins que les dégâts infligés par la colère de la rébellion.

Parce que la révolte seule, indéfiniment renouvelée, sans résultats durables, semble se perdre dans la répétition infinie des répressions et se désespérer, l’idée de « révolution » a surgi, porteuse de l’espoir d’une fin ultime de tous les malheurs.

La révolution, « c’est un processus social collectif, qu’il faut construire et mettre en place quotidiennement jusqu’à ce qu’on arrive au moment insurrectionnel et expropriateur qui interrompt la continuité existante ».

 [9]

Contester l’ordre établi, s’opposer à l’injustice, mettre en avant un projet révolutionnaire semble impensable sans l’exercice de la violence.

Pourquoi la violence est-elle donc régulièrement remise en question par certains anarchistes ?

Anarchie et cohérence

Les anarchistes sont des révoltés par excellence, spontanément, généreusement violents. Cette violence est constitutive de notre Histoire : la violence anarchiste est une réponse à la violence structurelle de la société. Mais, de par sa culture particulière faite du respect de l’autre et de sa liberté, dans un deuxième temps l’anarchiste s’interroge, tout en criant la légitimité de cette violence. Cependant, des anarchistes n’ont pas voulu se contenter de cette dernière attitude. Ils ont considéré que, pour mettre en place la société de leurs rêves, l’utilisation des moyens du pouvoir, de l’autorité [10] et de la domination, était contradictoire avec la pensée libertaire. Cette attitude s’explique par un souci de cohérence éthique et politique, si on veut admettre que les moyens utilisés portent les qualités ou les tares qui bonifieront ou pervertiront la fin désirée.

La question se pose alors de savoir si la violence (et là il s’agira moins de violence spontanée que de violence organisée) ne crée pas à terme et inévitablement les bases sociologiques de l’édification du pouvoir, de l’autorité et de la domination ?

Le pouvoir, l’autorité et la domination s’accompagnent toujours de la violence. Violence qui peut prendre de multiples formes : on parlera ainsi de violence institutionnelle, de violence structurelle, de violence pulsionnelle, etc.

En même temps, il faut se poser honnêtement la question de savoir dans quelle mesure la contre-violence est libératrice quand elle se développe et s’organise, bridant un mouvement réellement spontané, et quelles autres conditions sont nécessaires pour que cette violence ne se transforme pas en oppression.

L’organisation de la contre-violence n’entraîne-t-elle pas ses protagonistes sur l’envers du but recherché ?

Quand on est certain d’avoir raison, on ne se pose pas la question de la légitimité de la violence, et on pense sans peine que la violence n’est pas le mal absolu si elle est au service du dominé, de l’exploité. Elle ne devient ce mal que lorsqu’elle établit une domination.

La violence conçue comme simple force de légitime défense ou comme moyen de libération paraît le moyen le plus naturel à opposer à la violence adverse. Et on peut avancer sans inconvénients majeurs que la violence révolutionnaire est dans un premier temps efficacement libératrice.

Pour perdurer dans son efficacité, la violence devra devenir guerrière et militarisée, donc génératrice de pouvoir (« le pouvoir est au bout du fusil »), elle ressemblera alors de plus en plus à son adversaire. On peut dire que l’anarchiste qui adopte les moyens de son ennemi devient celui qu’il combat. Car la violence paraît bien posséder sa propre logique, qui pervertit d’autant qu’elle avance en puissance, la violence devient alors instrument potentiel de domination et d’autorité. Nous sommes là face à une contradiction [11].

La violence, moyen essentiel de la domination capitaliste et étatique, est-elle un moyen neutre, non marqué de négativité ?

Pour généraliser, on peut se demander si toute fin est contenue dans les moyens, et si les moyens de tracer la route de l’Histoire, les moyens de construire le monde futur doivent prédominer sur la fin.

Puisque la violence pose problème aux réformateurs sociaux, on cherchera alors d’autres moyens pour construire une société nouvelle et libre, et on ne négligera pas de se poser également une autre question : « Est-ce que, à trop vouloir privilégier les moyens, on n’est pas conduit vers une pensée oublieuse des fins ? »

Le réformisme

Se poser la question des moyens ne renvoie pas seulement à se poser la question de la violence. On a trop souvent confondu non-violence et réformisme, non-violence et légalité, non-violence et pacifisme :

« Je n’ai pas la superstition de la légalité. Elle a eu tant d’échecs ! mais je conseille toujours aux ouvriers de recourir aux moyens légaux ; car la violence est un signe de faiblesse passagère. » [12]

Les socialistes parlementaristes ont fait le choix de la légalité, de la démocratie et de l’électoralisme pour conquérir l’état, qui doit devenir l’instrument de transformation de la société. Cette stratégie est jugée depuis longtemps, et quotidiennement, pour plus que médiocre, mais acceptée comme la moins mauvaise solution à tous les problèmes (à preuve, un Premier ministre socialiste [13] qui a fait publiquement, comme malgré lui, l’aveu de son impuissance à infléchir la volonté des multinationales et du Marché tout-puissant).

D’un autre côté, l’Histoire a montré l’ineptie du projet des marxistes qui comptaient bien installer, après s’être emparés du pouvoir par la violence, une société socialiste qui ferait disparaître tout système étatique. Ils ne purent mettre en place qu’un capitalisme d’État qui accouche maintenant d’un capitalisme sauvage.

L’état et le capitalisme étant l’ennemi, on peut avancer que choisir les moyens de l’État ou ceux du capitalisme, participer à leurs instances, collaborer à quelque niveau que ce soit, c’est faire le choix de moyens inadéquats.

Plus précisément, les anarchistes mettent en suspicion toute délégation de pouvoir sans contrôle permanent, tout mandat en blanc, et se soumettent à l’obligation rigoureuse d’être révoqués à tout moment à la demande de leurs mandants. C’est du moins ce qui est préconisé ; la pratique réelle sera plus ou moins ferme.

Ainsi la participation aux élections parlementaires, à des élections communales, municipales, à l’institution des prud’hommes, ainsi qu’à la cogestion de certains organismes comme les comités d’entreprise, les caisses de retraite, etc., sont cause de polémiques accompagnées d’exclusion [14]. On peut classer dans ces moyens les coopératives, les mutuelles, etc., qui n’ont pas changé la société capitaliste, qui au contraire s’y sont intégrées, même si on peut rétorquer qu’elles ont amélioré la condition des travailleurs. Il en va de même du syndicalisme classique de revendication.


Projet libertaire

Consensus et réalités

Le projet libertaire ne peut être imposé. Même à une minorité par une majorité, minorité qui devra toujours conserver son libre choix de vivre autrement.

Lors de la Révolution espagnole de 1936, la violence sociale première vint des militaires factieux opposés au changement social que souhaitaient des millions de travailleurs. Il y avait bien eu des tentatives révolutionnaires violentes dans les Asturies et ailleurs, mais cette violence était déjà une réponse à la violence structurelle imposée par l’état, par le capitalisme et par l’obscurantisme religieux. Classiquement, chez les anarchistes, quand on parle de violence, on pense à cette violence-là. D’un autre côté, Gandhi lui-même a dit que « si nous sommes incapables de non-violence, nous devons au moins, si nous sommes des hommes, être à même de nous défendre en combattant ». [15]

Si une effervescence « violente » semble favoriser la libération des esprits, un autre facteur entre également en jeu : la vacuité qui se crée justement lors du « désordre révolutionnaire » ; creux occupé par ceux qui se révoltent, mais vide qu’il faudrait maintenir pour que puisse tourner la roue de la Révolution.

Il est certain qu’au lendemain du Grand Soir, les problèmes ne seront pas effacés d’un coup de bâton magique et révolutionnaire : nous savons bien que le vieux monde est en nous, qu’il habite nos cerveaux. Quand nous lisons des témoignages sur cette révolution espagnole, on constate que sur le terreau révolutionnaire ont surgi des comportements, des institutions qui n’avait rien de libertaires [16]. Ainsi avons-nous connu des ministres anarchistes et des quasi-généraux d’armée. On peut parler de dérive, de pesanteur de l’Histoire, de dysfonctionnement. Et il serait bien aventureux de dire ce qu’aurait pu devenir le système des collectivisations s’il avait duré. Peut-être pouvons-nous nous réjouir d’avoir perdu tous ces combats, tout en gardant en mémoire les compagnons massacrés, les compagnes sacrifiées. Car, l’idéal demeurant sans trahison, l’espoir nous reste de construire un monde nouveau en tenant compte de nos défaites et de l’enseignement reçu dans la douleur.

Chacun de nous garde en mémoire, après Mai 68, les essais communautaires, certes de faible ampleur. Mais qui échouèrent pour mille et une raisons, rejetés par le milieu social mais aussi pour des causes internes explicables par des comportements immatures.

On sait d’expérience la difficulté à mettre en place n’importe quel projet de vie commune, n’importe quelle structure de production, n’importe quel groupe d’édition, etc. Et il faut s’« armer » de patience, de volonté et d’énergie pour ne pas sombrer dans le découragement.

La créativité

Nous nous satisfaisons trop facilement d’une culture protestataire. Il est remarquable que nous, nous et nos proches compagnons, soyons toujours contre. Contre le père, contre la société, contre l’état, etc., et à attendre, en piétinant d’impatience, l’instant catastrophique et libérateur qui ouvrira les portes de l’avenir. Ce comportement vain est porteur de désillusions irrémédiables si nous ne le corrigeons pas. Et la voie paraît étroite pour se déprendre des contradictions, compromissions que nous impose la société.

Si la notion de destruction peut nous aider dans l’analyse de la violence, la notion de création, de créativité aidera à en sortir. Il semble qu’il faille d’abord procéder comme à une sorte de renversement de l’esprit, renversement de l’imaginaire par la poésie, l’utopie et le rêve, clés mentales pour déverrouiller les contradictions intellectuelles qui nous paralysent. André Breton en donne un exemple, citant une anecdote attribuée à Bashô.

Un de ses disciples avait composé un haïku qu’il jugeait cruel :

« Une libellule rouge

Arrachez-lui les ailes

Un piment. »

Il le transforma en :

« Un piment

Mettez-lui des ailes

Une libellule rouge. » [17]

Ce renversement de l’esprit, cette volonté de lire l’anarchisme d’un œil autre sera la condition d’une véritable révolution sociale, encore inconnue de nos imaginaires trop empêtrés dans des doctrines qui n’ont pas su se renouveler.

Si l’Histoire nous enseigne, elle a quand même tendance à bégayer et à radoter si on ne la place pas sous le signe de la créativité sociale. Volontaristes, nous pouvons lui écrire un autre discours, et lorsqu’elle se présentera vêtue des oripeaux du passé, c’est à nous de lui proposer d’autres habits... neufs.

André Bernard

Notes :

[1Philippe Garnier qui réagit à ce mot m’écrit : « Une telle société diminuerait sans aucun doute les actes délictueux (meurtres, incestes, etc.), mais les supprimerait-elle ? On peut en douter, ceux-ci impliquant alors une sanction afin de prendre acte d’un tel agissement et de ne pas le laisser sans conséquence. La société anarchiste, qui prône une « morale supérieure », n’est pas une société sans « loi », ne serait-ce que parce que, sans « loi », il n’y aurait, probablement, ni désir ni « je » possibles. Vaste débat...

[2Vicente Marti : la Saveur des patates douces, ACL, 1998. Equipo juvenil confederal : la Collectivité de Calanda, CNT, 1997, ou le film de Ken Loach : Tierra y Libertad]] et que l’on collectivisa champs, usines et ateliers.

La Révolution commence dans un seul pays, dans quelques régions, dans une ville, dans quelques villages, dans un pays en guerre : le chambardement se fait toujours au milieu du fracas des armes.

Nous pouvons penser qu’aucune révolution ne sera jamais une fin, et qu’il n’y aura de « fin », même provisoire, qu’à la faveur d’un moment historique de rupture où peut se déchaîner la violence révolutionnaire.

« Ce qui, à mon avis, est étranger aux non-violents, c’est la notion du « phénomène révolutionnaire », du dynamisme créateur de la révolution « catastrophique » (selon l’expression de Sorel). La conception révolutionnaire de la révolution est caractérisée par la conviction qu’à travers les désordres et les crises, les souffrances et les enthousiasmes, se déploie un processus vivifiant, porteur de nouvelles formes d’existence, d’organisation, de conscience. La conviction qu’en balayant des structures contraignantes et arbitraires la révolution libère les forces contenues qui donneront à la collectivité l’énergie et la puissance d’invention nécessaires pour jeter les bases d’un nouvel ordre. »

[[René Furth, Anarchisme et Non-Violence, n° 25, 1971, p. 22

[3Internationale situationniste, n° 6, 1961, p. 3.

[4Georges Sorel : Réflexions sur la violence, éd. Rivière, 1950, pp. 16-17.

[5Fr. Sébastianoff, Réfractions, n° 4, p. 88

[6Voir Philippe Coutant : Comment devenir un bon dirigeant politique en dix leçons et Militer en paix avec la chefferie militante, est-ce possible ?

[7À ce propos, il faut signaler un malentendu (déjà abordé dans Anarchisme et Non-Violence, n° 14, 1968) quand on se plaît à confondre les pacifistes intégraux (non violents ou pas), ne s’opposant qu’à la guerre et prêts à trop de concessions pour l’éviter, et les partisans d’une non-violence active portant une ambition révolutionnaire sociale radicale : le pacifisme et la non-violence ne sont pas synonymes.

[8Anonyme

[9La Lanterne noire, n° 3, p. 14.

[10Philippe Garnier note encore : « Autant la domination est à combattre, autant il faut, je crois, nuancer pour le pouvoir (qui peut être entendu comme la puissance de faire quelque chose, de créer, de transformer le monde) et pour l’autorité, qui peut être liée, par exemple, à une compétence reconnue. Là encore, le débat est ouvert... »

[11Voir « Contradictions » d’Antonio Martín, les Temps maudits, n° 6, pp. 19-26, octobre 1999.

[12Jean Jaurès, cité dans Réflexions sur la violence, op. cit., p. 29.

[13« Je ne crois pas que l’on puisse administrer l’économie. » Lionel Jospin, à la télévision, le 13 septembre 1999. Repris par le Monde du 15 septembre 1999.

[14Voir les problèmes des anarcho-syndicalistes de la SAC suédoise exclue de l’Association internationale des travailleurs, et aussi ceux de la CNT-Vignoles

[15Gandhi : Tous les hommes sont frères, textes choisis, Gallimard Folio, 1991, p. 178.

[16Voir Frank Mintz : Autogestion et anarcho-syndicalisme. Analyses et critiques sur l’Espagne 1931-1990, éditions CNT-Région parisienne, 1999.

[17Bashô in « Signe ascendant », André Breton : la Clé des champs, p. 115, Pauvert éd., 1985




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