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Henri Brosse
Identité ouvrière, antagonisme de classe et universalité
Article mis en ligne le 28 novembre 2007
dernière modification le 22 novembre 2007

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Identité ouvrière, antagonisme de classe et universalité

Désirant écrire à partir de l’expérience, j’interroge le sens de ma propre histoire en percevant la dissolution lente et progressive de « l’identité ouvrière » consécutive à l’effacement matériel de son monde qui était surtout le monde du travail, principalement industriel, mais aussi le monde de la vie collective de la classe ouvrière, avec ses quartiers, ses cafés, ses cinémas, ses syndicats, ses associations sportives ou culturelles, son langage et sa culture… et les lointains échos du temps des Bourses du travail, avec leurs cours professionnels, leurs dispensaires, leurs coopératives, leurs bureaux de placement et leurs bibliothèques… Mais de quoi parle-t-on au sujet de l’identité, dans un monde qui a besoin, semble-t-il, de cultiver artificiellement les différences, de ranimer les communautarismes, de fabriquer des identifications particulières, des modèles d’appartenance à des groupes restreints, tandis que l’individu, de plus en plus isolé et uniformisé par l’ensemble de ses conditions de vie, devient plus malléable, plus angoissé et plus incertain ? L’appartenance à la classe ouvrière n’était pas le symbole d’une fermeture sur l’autre, mais ouvrait sur l’internationalisme, l’abolition de la condition ouvrière, la société sans classes et une humanité universelle.

Au risque de faire grincer des dents, je me demande pourquoi l’immense majorité des ouvriers, et plus largement des salariés européens, après plus d’un siècle de luttes, ont préféré finalement croire au capital et se sont imaginé pouvoir vivre (presque) comme des bourgeois.

Qu’appréhender dans cette souffrance et dans ces illusions, sinon la liquidation symbolique de la classe ouvrière, de sa conscience de classe, à laquelle l’idéologie dominante s’est employée en faisant disparaître non seulement son univers matériel, mais aussi son histoire réelle, ses aspirations collectives, ses espoirs, sa culture de la solidarité et du refus de parvenir ?

Ma réflexion est partie de ce constat de dépossession, là où chacun au printemps 2003, en France, pouvait constater l’échec de la mobilisation salariale contre le démantèlement des retraites. Cette cuisante défaite salariale en précède malheureusement d’autres ; c’est la défaite du défoulement organisé qui, pour une part, fut programmée par les directions syndicales. Mais plutôt que d’entonner une nouvelle fois la plainte de la trahison évidente des bureaucraties (ne s’agirait-il pas surtout des conséquences de l’intégration du syndicalisme dans les rouages de l’État-providence ?), il me paraît plus correct de ne pas réduire les ouvriers au rang de victimes dont les accablent ceux qui, en réalité, les méprisent. Ceux qui ont glorifié la classe ouvrière dans une mythologie déformée, souvent mensongère et grotesque, l’ont aussi enfermée dans une identité particulière, faite de dépossession au profit de la vérité absolue du Parti. Ce sont les mêmes qui, parvenus au pouvoir, ont commencé à dégrader ses conditions de travail, l’ont précarisée, divisée, refoulée et finalement occultée. Ne la vivant pas eux-mêmes directement, les parvenus de gauche comme de droite feignent d’ignorer que la violence abstraite de l’économie s’exerce sur des personnes réelles qui vivent, travaillent, souffrent et résistent à leurs traitements statistiques, administratifs et financiers.

Pourquoi les ouvriers et les salariés seraient-ils déchargés de la capacité de penser eux-mêmes le monde qu’ils produisent ?

Un itinéraire

Mon propre itinéraire d’ouvrier coïncide assez bien avec la dissolution de la socialité ouvrière, la disqualification du travail et de sa valeur morale. À plusieurs reprises j’ai pu expérimenter la dévalorisation d’un métier (métallurgie, imprimerie, travail social) et les pratiques de résistances liées à ces savoir-faire dans le rapport salarial. Déracinement, travail temporaire, chômage, licenciements, échappée hors du salariat, tentatives de réintégration par le social, nouvelles formations presque aussitôt dévalorisées, impossibilité de s’adapter ou d’obéir aux nouvelles normes, combien ont connu cela à des degrés divers ? Le sentiment d’appartenir à la classe ouvrière se dématérialise. Reste un sentiment fort, quelque chose comme l’amour de sa classe, éprouvé dans une action de solidarité, un regard, un geste chaleureux. La conscience se vit sans prise directe sur les processus matériels et l’abstraction qui les commande, parce que des pans de réalité sont liquidés ou s’effondrent autour de soi. On dirait que nous sommes devenus les spectateurs d’un film où ne jouent que les riches.

Ouvrier tourneur, ajusteur, fraiseur, dans la métallurgie durant une quinzaine d’années et, après une expérience auprès d’adolescents en échec scolaire, nombre de petits boulots dans les milieux les plus divers, reconverti ensuite dans l’imprimerie de labeur, licencié et chômeur à plusieurs reprises, mon parcours me conduit finalement au poste d’éducateur technique auprès de personnes handicapées dans un Centre d’Aide par le Travail, où ma propre résistance à l’exploitation concerne aussi celle que subissent les personnes handicapées. Résistance souterraine souvent rencontrée, nombre de travailleurs(es) du CAT exécutent le travail sans oublier le plaisir qu’il y a parfois à travailler ensemble. Mais ils ont aussi à résister à leur statut d’exécutants et au bien qu’on leur inflige comme objets de soins.

L’évolution des conditions de travail dans un CAT et de la prise en charge des conditions de vie des personnes handicapées dans une institution reflète assez bien les enjeux de l’avènement du social dans une société de contrôle à la fois libérale et totalitaire. La direction actuelle cherche à rationaliser et à intensifier le travail. Il y a aussi la pression des donneurs de sous-traitance, qui imposent leurs tarifs, en concurrence avec le travail dans les prisons ou les marchés asiatiques. Les CAT subventionnés cassent les prix de la force de travail pour trouver des marchés. Les clients imposent leurs procédures qualité, leurs normes et certifications ISO et donc les méthodes d’organisation du travail sur place, répercutant la pression sur les moniteurs éducateurs, censés garantir l’aménagement des postes, les conditions de travail et l’aide aux personnes qui en supportent à leur tour les conséquences.

Après un arrêt de travail de huit mois pour un cancer et douze jours de reprise du travail en mi-temps thérapeutique avec un horaire « sur mesure » établi avec l’accord du médecin du travail subissant les pressions de la direction, j’ai fait l’objet de « sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu’au licenciement » pour « absence injustifiée sur votre poste de travail » et pour « conduite d’insubordination envers vos supérieurs hiérarchiques ». Une menace de grève, vite désamorcée par les syndicats CFDT et CGT, a tempéré les ardeurs de la direction, qui, ne pouvant licencier un délégué du personnel, maintient néanmoins une sanction. J’avais refusé de m’incliner lors de mon retour en mi-temps thérapeutique, devant la suppression arbitraire de ma participation depuis deux ans à un atelier d’écriture, rare lieu où la parole est encore libre et peut se concrétiser, s’affirmer sensiblement dans un écrit.

Monsieur Ubu est partout

La direction de l’établissement où je travaille cherche à instrumentaliser les questions qui se posent aussi bien dans le domaine des soins, de l’accompagnement et du soutien aux personnes handicapées que dans celui de la gestion du personnel salarié. Les nouveaux décideurs osent maintenant attaquer de front des pratiques fondées sur la rencontre de l’autre, sur l’écoute et la liberté de parole des personnes qui leur permettent de réaliser une expérience authentique et de traduire (dans l’écriture, la peinture, le théâtre…) l’expression de leur sensibilité, enfouie sous les habitudes de la prise en charge instituée. En haut, on se fait fort d’appliquer les méthodes du management et son jargon : externalisation de certains services à des entreprises sous-traitantes, comme les repas gérés par la Sodexho au mépris de la santé des personnes accueillies ; référentiel qualité des actes nomenclaturés comme autant d’agirs techniques auprès des personnes, projet de contrôle renforcé du temps de travail avec badgeuse et gestion intégrée de la réglementation du travail. Derrière les discours de bonne conscience sur la dignité et l’intégration des personnes s’instaure en réalité « la modulation plus drastique du niveau de revenu » (rapport du groupe de travail ministériel sur l’insertion, 1997) des travailleurs handicapés qui ne relèvent toujours pas du droit du travail mais de l’arbitraire des institutions et de la froide gestion d’une population par la machine administrative. Les moins productifs seront reclassés non-travailleurs, tandis qu’apparaît la catégorie du handicap social.

L’ingénierie pénètre aujourd’hui le secteur social et médico-social. Elle est impulsée en amont par l’État et les financeurs que sont les Conseils Généraux, les DASS1, etc. La régionalisation et les transferts de compétence vont permettre d’accélérer les mutations en direction de la concurrence économique. Bientôt, chaque personne handicapée sera détentrice d’un capital-handicap (en vertu du droit à l’autonomie !) qu’elle pourra monnayer auprès d’institutions et de fournisseurs de services. La normalisation ne concerne plus seulement des produits standardisés mais l’être humain pour l’adapter aux contraintes techniques des machines et à la gestion administrative et financière. Quelles relations humaines veut-on instaurer dans l’instrumentalisation, la procédure et la technicisation des relations transformées en prestations de service, que deviennent les soins et la relation d’accompagnement, sans parler de l’étouffement des lieux de parole et de liberté, auxquels la conception technocratique substitue le vocabulaire médico-psychologique et l’enfermement dans une identité handicapée ? En raison des difficultés qu’un tel contrôle appliqué sur des êtres humains suscite, une nouvelle génération de gestionnaires formatés qui ont fait allégeance à « l’instrumentalisation de tout ce qui existe » (Hannah Arendt) s’impose en recourant à une panoplie de manipulations et d’intimidations perverses, tout en s’abritant derrière le parapluie des lois qui autorisent ces dérives.
Une salariée adhérente à la CNT, employée à la restauration et à l’entretien des locaux, a été brisée pour avoir refusé son transfert à la Sodexho. Mutée sur un autre établissement pour y effectuer seulement du nettoyage, elle a perdu sa compétence, ses responsabilités et ses relations de travail, notamment les liens qu’elle avait tissés avec les personnes accueillies. Ses talents de cuisinière, lorsqu’elle confectionnait des extras partagés entre tous, améliorant l’ordinaire, faisaient partie de ces petites attentions qui transforment la vie quotidienne. Alors qu’elle subit une grave dépression, elle vient d’être licenciée. Une autre salariée en situation de précarité a été humiliée par le directeur qui l’a menacée de ne pas renouveler son contrat si elle ne retirait pas sa signature d’une pétition de soutien à ses collègues de travail sanctionnés. Un mois après, elle se suicidait. Une salariée adhérente à la CNT a été contrainte de démissionner à la suite d’une mutation particulièrement pernicieuse et inacceptable pour elle. Sans compter les départs successifs de salariés écœurés, fatigués.

Voilà les résultats humains d’un établissement à caractère social, désigné pilote des nouvelles méthodes du travail éducatif, où règne aujourd’hui la procédure, la violence déguisée, le silence et la peur de perdre son emploi. Il est vrai que sept jours de grève totale avec l’occupation des locaux d’un foyer d’hébergement en octobre 2000, en raison d’un manque chronique de personnel accentué par la mise en place des 35 heures, ayant entraîné l’évacuation des résidents alors que la défense de leurs conditions de vie et de leur place de personnes sujettes de leur vie était au cœur des négociations, l’organisation collective du mouvement en assemblées générales souveraines où les mandatés venaient rendre compte, le partage des tâches et des responsabilités, la reconnaissance de chacun, le débat et la prise de décision collective ont laissé des traces, notamment pour les règlements de compte ultérieurs… Notre activité syndicale à la CGT puis surtout à la CNT n’est donc pas étrangère à cette répression patronale épaulée par certains syndicalistes. « On ne défend pas un membre de la CNT ! » s’exclamera un dirigeant national de la fédération CFDT santé-social. Merci monsieur Ubu ! Bien que des salariés réagissent contre l’injustice, leur réaction est rarement à la mesure de la restructuration qui progressivement s’est mise en place, comme si l’évolution était inéluctable et relevait de la force des choses. C’est précisément cette inéluctabilité de la force des choses qui pose problème !

Le basculement de la modernité entre libération et nouvelle servitude

Le sens de la vie s’évapore dans le quotidien. D’un côté, une existence régie par le concret, les horaires de travail, l’argent, le téléphone, l’ordinateur, la voiture, le supermarché, l’école, le logement, la fatigue, la santé, le sport… De l’autre, une vie dominée par des abstractions lointaines : le progrès, la liberté, la justice, l’égalité, la démocratie, l’économie, la sécurité… Entre les deux, les sentiments, l’amour, l’amitié, la joie, la solitude ou l’angoisse. Pour nombre de services et de démarches, l’interlocuteur humain est en voie de disparition et il faut s’adresser dorénavant à une machine ou à une boîte vocale. Nos moindres gestes (allumer la lumière, démarrer, téléphoner…) présupposent un appareillage et une interdépendance technique à la fois considérable et invisible qui, nous dégageant de certaines contraintes physiques immédiates, nous plongent dans un univers prothétisé de facilités inconscientes, dissimulant leur rançon exorbitante en servitudes banalisées et en nuisances différées, dont le nucléaire représente la menace d’une servitude irréversible2. Repoussant toute limite, la valorisation du capital doit incorporer la vie organique des femmes et des hommes et non plus seulement leur activité extérieure, en intervenant dans les processus de vie et dans le devenir des espèces, la vie étant envisagée comme pur objet biologique manipulable. Les neurosciences prétendent déjà pouvoir percer le secret des émotions et des sentiments. Une sourde inquiétude tenaille les populations que la propagande tente de rassurer avec des comités éthiques et la mise en orbite d’une science citoyenne.

Il n’est donc pas surprenant qu’au centre même de la civilisation matérielle surgissent les délires irrationnels et leurs réactions en chaîne ranimant la montée des pires obscurantismes. Le retour du religieux, les tentations de repli vers des valeurs traditionnelles, toutes les formes de régression identitaires et irrationnelles expriment un sentiment de crainte et d’abandon où l’on remet son destin à une puissance extérieure et providentielle. Les aspirations qui étaient apparues dans les promesses de l’abondance comme un désir de liberté et d’autonomie réclament maintenant l’obéissance et le retour de l’autorité justifiant le rétablissement des valeurs de soumission : Dieu, travail, famille, patrie… Les nostalgiques de l’ancien monde, dont la mesure restait à dimension humaine, veulent le retour à l’ordre moral, hiérarchique, autoritaire et hypocrite, à ses valeurs stables et traditionnelles. Ils n’envisagent nullement d’abolir le capital et l’exploitation et s’en font au contraire les défenseurs, mais ils en appellent au renforcement du pathos religieux, de la famille névrotique, du travail moralisateur, du contrôle policier de l’ordre social, alors que c’est le mouvement du capital qui élève des temples à la marchandise, qui supprime le travail, liquide le passé communautaire et détruit ce qui faisait la richesse antérieure de la vie traditionnelle. Mais les conservateurs ne pèsent pas lourd face aux modernistes, aux champions du progrès qui, dans le sillage des transformations du procès de travail en appareil de puissance techno-scientifique, ont entrepris une redéfinition des valeurs, une simplification du langage, un refaçonnage mental des individus sommés de s’adapter à la modernité, de se soumettre au lavage de cerveau publicitaire et médiatique, à l’instrumentalisation technique des relations humaines.

Cette distinction entre réactionnaires et progressistes est singulièrement artificielle et souvent dépassée, car elle recouvre des oppositions idéologiques décalées des enjeux réels. Il suffira d’évoquer la Constitution européenne pour saisir les perturbations et la confusion qui règnent au sein des familles politiques, en réalité guidées par le clientélisme et l’électoralisme, tandis que la technocratie fournit ses expertises et fait valoir son argumentation. Les politiques, à gauche comme à droite, jouent plus ou moins habilement sur les deux registres de la défense du patrimoine, de la conservation des traditions, de la défense de la nature… tout en se posant en dispensateurs du progrès et de la croissance économique, accélérant ainsi la destruction de ce qu’ils prétendent sauver. Au milieu d’une infinité de marchandises, le seul choix imposé pour vivre c’est d’intérioriser les exigences abstraites de la valeur.
La dénonciation incantatoire du système repose sur des facilités de pensée, qui ne permettent pas de comprendre où se situent sa véritable force et sa puissance réelle. S’en tenir à identifier la domination de classe aux rapports économiques ou à la répression qui reste un des fondements de l’ordre établi, c’est oublier la capacité de mystification et de séduction de la société du capital, et surtout c’est minimiser la force de son objectivité comme puissance d’institutionnalisation qu’est l’État et l’ensemble des structures sociales et de légitimation symbolique que représente aussi la technoscience.

Le discours révolutionnaire fait appel au besoin projectif d’un monde meilleur de liberté avec une force de conviction essentiellement idéologique, c’est-à-dire lointaine, irréelle et différée, mais il a déjà adopté sans sourciller le langage binaire, sans s’interroger beaucoup sur le sens de cette agitation factice téléguidée à domicile. Le discours de la marchandise (qui a su s’incorporer les sciences humaines les plus pertinentes) s’adresse directement à l’individu, comme une promesse de compensation à la subordination salariale et au renoncement à vivre autre chose que la consommation, comme un dédommagement à l’inhumanité d’un univers instrumental. En s’appuyant sur une infrastructure technique puissante et efficace qui répond à des besoins pratiques, le monde de la marchandise, qui est aussi le monde de la « conscience technocratique », n’offre que des solutions techniques à tous les problèmes de la pratique, comme le dit Jürgen Habermas, mais il donne des satisfactions concrètes à la soif de liberté et d’indépendance, au besoin d’échange, d’information, de création, de déplacement (de la voiture à Internet, en passant par le réseau électrique, la télévision, le métro ou le téléphone portable…).

Le pouvoir de séduction des marchandises mais aussi le degré de prise en charge et de sécurisation globale mis en place par l’État providence se sont avérés infiniment plus attirants que le désir de révolution (il semble qu’aujourd’hui la révolution n’intéresse plus personne, alors que chaque individu, quelles que soient ses opinions, a une perception vive du naufrage, ou des catastrophes, qui se profilent à l’horizon d’un monde incertain…), probablement parce qu’ils répondent efficacement à la soif de liberté et d’autonomie individuelle et au besoin de protection face au développement des processus abstraits de la technoscience générateurs d’angoisse. Bouleversant les références de la perception, et du sens commun, réclamant souvent des interventions ultra-spécialisées, la complexité de l’appareil techno-scientifique prive l’individu des capacités classiques d’intervention et de maîtrise, tandis que dans le monde des entreprises la moindre réaction humaine ou attitude poétique deviennent insupportables.

Ainsi le credo antiautoritaire des libertaires repose aujourd’hui sur une perception de références et de valeurs d’un monde traditionnel qui n’existe plus qu’à titre de fondation historique et qui reposait sur une interprétation globale des interrogations et des finalités humaines, sur la transcendance du cadre institutionnel légitimant le bien-fondé de la domination – domination encore foncièrement politique.

Avec l’émergence du processus de rationalisation, identifié entre autres par Marx et Max Weber, et notamment dans sa dimension critique – « on peut alors reconstruire l’histoire de la technique sous l’aspect d’une objectivation progressive de l’activité rationnelle par rapport à une fin »3 – le capitalisme « institutionnalise l’innovation technique et la croissance économique en tant que telles ». L’École de Francfort et Marcuse en particulier mettent en évidence qu’à la suite de l’économie, la science et la technique jouent le rôle central de légitimation de la domination et assument la fonction d’idéologie du système. Ce n’est plus l’autoritarisme qui caractérise la société industrielle de « consommation dirigée » (Henri Lefebvre), mais l’incitation subjective aux satisfactions et aux plaisirs comme source de liberté qui accentue les possibilités de contrôle des « comportements adaptatifs ». Des psychanalystes comme Ch. Melman évoquent l’effondrement de l’autorité paternelle – à travers la constatation des nouveaux types de pathologies courantes centrées sur la dépression, la perte des limites et des repères, où l’exhibition et la perversion remplacent le refoulement –, la puissance diffuse du savoir scientifique ayant pris la place de Dieu le Père, dans le prolongement du rationalisme qui avait déjà détruit les bases de toute hiérarchie de nature transcendantale. L’individu déconnecté et libéré comme un électron libre ne se sent plus à la hauteur des nouvelles tâches de plasticité psychique qu’on exige de lui en échange de sa liberté de consommateur. L’évolution des mœurs précipitée par la contestation de 1968 a renforcé la convergence redoutable entre l’ancienne et justifiée revendication libertaire d’autonomie individuelle, de liberté et d’égalité et la capacité de la société capitaliste spectaculaire marchande de propulser le culte de l’individu égocentrique, du consommateur roi qui a droit à tout et peut tout obtenir dans la satisfaction de ses envies immédiates. La posture libertaire généralisée par l’évolution des mœurs – ce leurre de l’accès facile sans efforts et sans contraintes, qu’alimenta à plaisir la nouvelle bourgeoisie « libérale-libertaire » en matière d’éducation désinvolte, désarmant ainsi les jeunes générations prolétaires – s’insère dans la redéfinition des valeurs permissives du monde libéral actuel, et elle correspond parfaitement aux goûts de toute-puissance et aux plaisirs narcissiques des « machines désirantes » dont cette société spectaculaire a besoin : l’individu déstructuré et malléable, sans racines et isolé et dont les seuls repères possibles sont l’identification aux modèles proposés par la société du spectacle, les fantasmes vécus par procuration, et son propre investissement fait d’adaptation au changement et d’adhésion à ce qui apparaît. Ce qui apparaît, ce sont les modes, les appartenances distinctives, les logiques particularistes, les communautarismes, sans considération pour la singularité des personnes réelles. Tous les moyens éducatifs, médiatiques, publicitaires, participent à l’élaboration de nouvelles valeurs conformes à une société instrumentalisée, dominée par la techno-science. Ces moyens concourent à l’avènement d’un nouveau type d’individu adapté au renouvellement constant de la production de nouveaux besoins-marchandises.

C’est ce retournement largement passé inaperçu dont il faudrait tirer les conséquences dans la pratique militante et le pourquoi du militantisme en tant qu’activité spécifique ! Quelle sorte de propagande peut encore rallier et convaincre qui que ce soit, qui n’a pas envie de l’être ? Les questions sont plus stimulantes que les réponses simplistes et rabâchées. Les gens ont-ils besoin de propagande pour être convaincus et se convaincre qu’ils vivent dans un monde inacceptable ? On peut se demander si ce ne sont pas les propagandistes qui ont besoin de se convaincre eux-mêmes du mérite de leur démarche. C’est précisément la compréhension de ces phénomènes de passivité et d’adhésion qui demande une réflexion d’une autre ampleur. Que pouvons-nous faire sinon contribuer à la réflexion collective ? La société a continué son évolution et, malgré la force des principes, le mouvement libertaire s’est lui aussi transformé. La question est moins de polémiquer que de réfléchir à l’échec, notamment marxiste, de tous ceux qui ont voulu révolutionner le capitalisme. Cela n’enlève rien à la grandeur de la révolte anarchiste.

C’est tout à l’honneur des anarcho-syndicalistes et des libertaires d’avoir maintenu l’exigence de la révolte sur la place de chacun reconnu dans sa singularité, au centre de la question sociale, contre la dictature de l’économie et de l’État, entre volonté de résistance à toute forme de sujétion et affirmation de la liberté créatrice.

L’enjeu de la pensée dans la redéfinition des valeurs

Une nouvelle bataille s’ouvre, portant sur la compréhension de la mutation en cours d’une société de contrôle bâtie sur la puissance de la techno-science et qui requiert l’isolement psychique des individus, où la classe dirigeante tente de redéfinir des valeurs fondées sur le changement permanent, la capacité d’adaptation à l’univers technique et instrumentalisé, le culte du progrès. Sa morale utilitariste, marquée par les valeurs encore teintées de l’humanisme des Lumières, doit s’adapter à un univers massivement technologique où l’être humain lui-même devient objet de science et de manipulation car sa propre constitution biologique devient le modèle et le support de l’instrumentalisation générale.

Il faut bien constater que les travailleurs ont massivement abandonné le monde de la pensée à la bourgeoisie technocratique et à ses intellectuels. Méfiance innée des manipulations du discours et des pirouettes intellectuelles ? Sans doute ! Mais pas seulement. Alors qu’ils sont au cœur d’une contradiction en procès, leur humanité aux prises avec l’exploitation, dans l’unité du procès de travail et du procès de valorisation, les ouvriers et les salariés, c’est-à-dire aussi les scientifiques, les ingénieurs, les techniciens, ont refusé de penser le monde qu’ils produisent. Ils ont accepté le discours de l’Autre, puisque par leur absence silencieuse, il n’y a place que pour le discours de l’Autre, c’est-à-dire pour le discours dominant du capital. Il ne s’agit pas de diaboliser la science qui a apporté à l’humanité des instruments de connaissance libérateurs. Mais l’autonomie et la neutralité de la science sont un leurre, quand le développement industriel est la condition de la science et en fait un savoir asservi structurellement et symboliquement à la pensée du capital, notamment à travers la prégnance antipoétique et utilitariste du langage rationnel. Les prolétaires ont laissé les intellectuels penser à leur place, même si quelques-uns parmi eux ont voulu leur fournir les armes intellectuelles nécessaires. Cet abandon de la pensée est le cœur de la défaite ouvrière qui permet une fois de plus à la bourgeoisie, détentrice de l’autorité symbolique, d’imposer sa vision de la société.

Les prolétaires n’ont-ils pas à réaliser cet effort de rupture avec la production de concepts par l’idéologie dominante qui tente de redéfinir les valeurs morales à partir de la domination abstraite de la « méga-machine » (Lewis Mumford) résultant de la fusion des logiques économiques, administratives et techno-scientifiques ? Personne ne le fera à leur place, sauf à tout accepter de l’univers démentiel qui se met en place. Cette activité critico-pratique porte d’abord sur la question de la pensée comme recelant le trésor de l’action inscrite réellement dans le temps. Parce qu’ils se « tiennent sur la brèche »4, les prolétaires inscrits dans le rapport contradictoire de la valorisation, peuvent briser de l’intérieur le rapport social capitaliste dont ils sont encore pour une part les protagonistes. Cette réappropriation de la pensée, qui est aussi une action pratique, ne peut viser à affirmer « une identité ouvrière particulière », des valeurs prolétariennes ou communautaristes. Leur conscience de classe n’est que le point d’appui d’une révolte humaine universelle contre l’inhumanité abstraite du capital et son rationalisme technocratique. Elle rompt par conséquent avec toute affirmation régressive d’une identité particulière qu’elle soit nationale, ethnique, religieuse ou de classe. Il s’agit de renouer avec la pensée de l’humanité dans ce qu’elle a de plus profondément universelle.

« La révolution ne peut s’accomplir
qu’à titre humain. »

(Jacques Camatte)

Henri Brosse




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