Dans la majeure partie du globe, la religion est encore une évidence, le doute même n’est pas encore apparu, et les guides de voyage vous conseillent prudemment de ne pas chercher à parler d’athéisme, si vous ne voulez pas fâcher vos interlocuteurs. Dans les régions où l’athéisme a été pensé, publié, défendu contre toutes les inquisitions, la religion est encore largement l’opium du peuple. L’opium, c’est-à-dire tout à la fois son analgésique, son refuge et sa consolation. Ce ne sont pas les plus grandes abominations qui en provoquent le besoin – celles-là font douter de l’existence des dieux. Ce sont les difficultés quotidiennes, permanentes, les injustices devenues normes, le dégoût et l’impuissance à changer les choses, qui mènent au désir de se réfugier ailleurs, de s’inventer ailleurs un monde juste et beau. Quand suffisamment de conditions historiques sont réunies, le monde meilleur devient projet à réaliser ; quand au contraire tout changement important vers le mieux semble impossible, le monde meilleur est rejeté dans l’au-delà, atteignable soit après la mort soit par une évasion dans les paradis artificiels du mysticisme, de la foi, de la sympathie universelle.
Première raison donc de lutter contre la religion : la tentation de la fuite individuelle fait obstacle au désir de changer collectivement le réel. Les conditions historiques favorisant les changements sont multiples, mais elles dépendent en partie de l’influence qu’exerce chacun des deux messages. Il faut donc comprendre d’où vient la force du message religieux.
La religion est un phénomène multiple. Inutile de répéter les grandes oppositions entre monothéisme et polythéisme, entre visée conquérante et identité limitée à une communauté. Du point de vue social, toutes ne prônent pas la résignation à une répartition injuste des biens, toutes ne favorisent pas une classe dirigeante. Mais il y a peu de risque de se tromper en affirmant que toutes sont gardiennes d’un ordre établi par décret divin et que toutes interdisent à l’individu de se démarquer de la conception commune.
Deuxième raison donc de lutter contre elles : elles suppriment toute liberté de penser par soi-même, d’inventer de nouvelles visions du monde ou de nouvelles pratiques sociales. On pourrait objecter que certaines communautés sont très heureuses en vivant ainsi, dans l’harmonie des mythes et des rites, et que le besoin de s’affirmer en tant qu’individu n’y existe pas. Ceci pose la délicate question, à laquelle je reviendrai plus loin, de l’universalisme de certaines revendications. Mais il est d’emblée évident que toute libération doit être motivée par un désir de libération, c’est-à-dire par la conscience d’une oppression et la visée d’une situation meilleure, et que cela doit naître à l’intérieur d’une communauté donnée, non être imposé de l’extérieur. Le souci rationaliste de vaincre partout la superstition, au nom d’une conception progressiste de l’humanité, est certainement un souci noble, mais il se trompe, à mon avis, en estimant que cette valeur de la raison est universellement la première condition du bonheur humain. En conséquence, je limiterai la nécessité de lutter contre la religion aux sociétés (très largement majoritaires dans le monde) où au moins certains individus aspirent à la liberté de penser et d’agir de manière autonome, c’est-à-dire selon des normes qu’ils ont eux-mêmes choisies et qu’ils se donnent le droit de modifier continuellement. Ceux-là sont d’autant plus persécutés que la religion dominante 1/ est plus profondément ancrée dans la morale et l’organisation sociale, d’où une pression de tous contre cette minorité ; 2/ est davantage liée au pouvoir politique, d’où une répression officielle avec tous les moyens coercitifs de l’État. Les sociétés occidentales rejettent en général le deuxième type de pression, représentée notamment par l’islamisme politique, et invoquent contre lui (du moins pour le moment) la séparation de l’Église et de l’État. Mais le premier type de pression pénètre insidieusement les sociétés les plus libres, et il faut une vigilance constante pour ne pas le laisser gagner du terrain. La consultation d’ecclésiastiques sur des questions éthiques, les inégalités de droits entre couples mariés et non mariés, les cours de religion présents dans l’enseignement public de la plupart des États sont autant de signes d’une influence devenue habituelle et contre laquelle très peu de voix s’élèvent. Et surtout, il y a la question des valeurs.
Je parle de « valeurs » au sens des grands principes qui, plus ou moins consciemment, guident tous nos choix de vie, toutes nos relations avec les autres hommes et avec le reste du monde. Est-ce que dans toute action je veillerai d’abord à être solidaire ou à être compétitif, à être juste ou à être performant ? est-ce que je conçois la réussite de ma vie selon les critères de la richesse, de la reconnaissance sociale, du devoir accompli, ou selon ceux de l’utilité sociale, de l’épanouissement culturel, etc.? Ces principes fondamentaux ne relèvent d’aucune science, d’aucune nature, d’aucune transcendance. Chacun doit les poser lui-même – de préférence, de manière à ce qu’ils soient compatibles avec ceux des autres. Or, une foule d’instances s’efforcent de pousser ces choix dans un sens ou dans l’autre : les religions, les idéologies politiques et économiques, les traditions et les normes propres à une communauté. D’où la tendance si compréhensible d’adhérer à l’un de ces systèmes de référence, quand l’individu ne trouve pas d’alternative pour l’aider dans sa recherche.
Je hais l’Islam,
entre autres…
Sous ce titre qui ne se voulait certainement pas provocateur mais franc et sain, le psychanalyste Patrick Declerck écrivait l’été dernier [1] : « Je hais le fait religieux en général, parce qu’il aliène l’homme en lui faisant prendre des messies pour des lanternes. Je hais l’islam en particulier, parce que l’islam est un système d’oppression tragique des deux sexes. […] Cette haine de l’islam, je revendique publiquement le droit de l’exprimer. Publiquement. Quitte éventuellement à transgresser, oui, les lois de la République. Car dénoncer aujourd’hui les féroces imbécillités des croyances religieuses est plus qu’un plaisir, c’est un devoir. Et un honneur. Celui de montrer qu’il est possible d’exister debout, sans béquilles et sans illusions. […] En ces temps où, une nouvelle fois, la religion fait la guerre, il urge de revendiquer encore, et toujours, et hautement, la dignité supérieure de l’homme sans dieu. »
De fait, en vertu du nouveau dogme de la tolérance, même la gauche accuse de racisme ou de xénophobie toute attitude critique vis-à-vis d’une religion ou d’une culture. Or, cette accusation suppose la confusion entre le rejet d’une différence de naissance et celui d’une différence choisie. On ne choisit pas sa couleur de peau, son origine familiale et géographique ; on ne choisit pas son genre. Mépriser ou disqualifier un individu selon ces critères est donc totalement dépourvu de raison. En revanche, dans les conditions actuelles de perméabilité de toutes les sociétés, on peut choisir sa culture, sa religion, son orientation politique. Ce qui était impossible dans une société fermée, isolée, privée de tout modèle extérieur, est rendu possible par l’ouverture et l’interpénétration des cultures. Aucun respect n’est dû à une religion ni à une culture. On peut respecter les êtres humains qui l’ont adoptée, si l’on juge que leurs raisons de l’adopter sont respectables. On peut respecter, d’une autre manière, ceux qui n’ont jamais eu les moyens de prendre conscience et de choisir. Mais on ne doit en aucun cas renoncer à leur donner ces moyens.
Quelle que soit la culture qui a imprégné la construction de notre esprit, il est difficile de la considérer avec la même distance critique que celles qui nous sont étrangères. Mais si la liberté individuelle de pensée et de conscience est issue de la culture européenne, elle n’est pas une proposition culturelle parmi les autres. Elle ouvre en effet la possibilité même de choisir, de critiquer et de revendiquer. Elle ne propose pas une croyance parmi les autres, elle réclame le droit de ne pas croire. Elle n’affirme pas un contenu de pensée, elle exige que chacun puisse trouver le sien. Et pourtant, sous l’influence de la vague multiculturaliste, beaucoup de philosophes des droits de l’homme, c’est-à-dire de théoriciens qui considèrent certains droits comme les normes fondamentales de tout agir humain, sont acculés à la contradiction entre cette revendication universelle et la défense des pratiques culturelles particulières. Un exemple frappant en est cette commission de l’Unesco [2] chargée de promouvoir l’enseignement de la philosophie au niveau mondial : tout en définissant la philosophie comme une discipline qui « encourage en effet à juger par soi-même, à confronter des argumentations diverses, à respecter la parole des autres, à se soumettre seulement à l’autorité de la raison », elle recommande de ne pas avantager la philosophie européenne par rapport aux autres. Mais où, ailleurs que dans la culture européenne, a-t-on cette définition de la philosophie ? Pour ceux qui luttent contre des cultures répressives, le choix est clair :
« Les droits de l’homme et la charia sont définitivement et irrémédiablement inconciliables et antagonistes. Les droits humains universels sont essentiels pour assurer un certain niveau de vie aux habitants de la planète. On ne peut laisser les gouvernements et les autorités tolérer sévices et mauvais traitements en utilisant comme excuse le multiculturalisme. Nous ne pouvons laisser le multiculturalisme devenir le dernier refuge de la répression. Accepter que la religion serve à justifier le viol des droits de l’homme, c’est entériner une discrimination des victimes et leur faire savoir qu’elles ne méritent pas d’être protégées. » [3]
Il ne faudrait surtout pas croire que, pour nous Européens, l’attitude critique est plus facile parce que nous sommes tombés dedans quand nous étions petits. En réalité, la philosophie des Lumières n’est toujours pas la référence majeure des morales et des politiques dominantes. Les uns veulent nous enfermer dans une identité judéo-chrétienne ; les autres, prônant au contraire l’universalisme de nos valeurs, n’en retiennent que l’esprit de découverte, d’entreprise, d’invention, de conquête, de maîtrise, bref le triomphe de la rationalité instrumentale, qu’il ne faudrait surtout pas confondre avec la rationalité tout court. Il en résulte un portrait de l’Européen haïssable partout dans le monde, sauf par ceux qui ont intérêt à l’imiter. Quant aux plus insidieux des discours, ce sont ceux qui avancent des valeurs issues effectivement du combat des Lumières, mais en les détournant de leur sens : ils appellent « démocratie » leur particratie d’affamés du pouvoir, « liberté » leur compétition commerciale, « pensée » leur rhétorique justificatrice, « civilisation » leur société de consommation. Tout cela entretient facilement la confusion entre ouverture universelle à la liberté et conquête du monde par des intérêts particuliers.
Quelle philosophie
pour répondre
à quelles questions ?
On pourrait objecter aussi que la philosophie n’est pas toujours opposée à la religion, que certaines « métaphysiques » inventent autant de réalités absolues et surnaturelles, et qu’il y a quantité de philosophes croyants. C’est parfaitement exact, et je pense qu’il n’y a rien à attendre des philosophies intrinsèquement religieuses, de toutes ces sagesses mystiques qui appellent les hommes à dépasser leur condition terrestre et corporelle pour s’élever vers un au-delà désincarné, ou à sortir de leur triste individuation pour aller se fondre dans le tout. Le problème avec le mot « philosophie », c’est qu’il y en a autant de définitions que de philosophes. Dès sa naissance, les deux courants ont coexisté, celui du rationalisme et celui du religieux. Devant l’impossibilité d’établir sans dogmatisme lequel est le plus légitimement « philosophie » que l’autre, il ne reste qu’à prendre la précaution de préciser de quoi on parle. Je parle donc d’une pensée qui cherche à comprendre, d’une manière conforme à l’expérience et au raisonnement, tout ce qu’il y a d’étonnant dans la condition humaine. Entreprendre cette démarche en continuant à croire en une vérité révélée, quelle qu’elle soit, signifie nécessairement qu’on arrêtera trop tôt la recherche libre de préjugés, qu’on se reposera trop vite sur un fondement inébranlable, et qu’il ne restera plus que des questions secondaires, de surface, d’ajustement ou de déduction.
D’autre part, il y a aussi des philosophies qui, sans se référer à quoi que ce soit de surnaturel, enferment la pensée dans un dogme, dans une fausse certitude, et refusent de considérer certaines questions comme dignes d’examen – c’est le cas de certains matérialismes, prolongés à l’heure actuelle par la vogue des neurosciences et autres sciences cognitives réductrices. À l’opposé de cela, la philosophie qui serait une vraie alternative aux dogmatismes est une philosophie libre, ouverte, insatiable. Des générations d’aspirants à la liberté ont, depuis vingt-cinq siècles, mis en garde contre toutes les illusions insidieuses de la pensée, y compris même celle de la liberté. Cette recherche a surtout mis en évidence la nécessité de définir plus précisément cette notion. Dans le champ éthique, on peut convenir que la liberté est la faculté que possède un sujet de se rendre indépendant de toute influence extérieure, mais à condition de définir à son tour clairement la notion d’« extérieur ». Car un sujet, un individu conscient, est nécessairement constitué, d’une part, par sa matière génétiquement informée, d’autre part par la multiplicité innombrable des expériences qui forment son histoire. L’ensemble de ces facteurs d’influences, venant de l’extérieur (de la famille, de la société, etc.), est intériorisé et désormais à la disposition de sa réflexion. On ne sait pas comment cela se produit, mais l’expérience montre l’existence d’un pouvoir de retour sur soi, d’auto-analyse et finalement d’auto-constitution que peut exercer une conscience humaine, de sorte qu’il y a toujours une certaine marge entre ce qui est hérité et ce qui est conservé.
Mais c’est une faculté qui doit être exercée, encouragée, surtout durant le processus d’éducation et de formation des futurs adultes. Comme chacun peut l’observer, les enfants sont naturellement philosophes, ils posent spontanément les « grandes questions » : pourquoi on vit ? Qu’est-ce qui se passe quand on est mort ? Il faut remarquer, cependant, que cela ne leur cause pas encore d’angoisse ; ils sont curieux, de cela comme de tout. Ils ont moins peur de leur propre mort que de celle de leurs parents ; ils ont surtout peur d’être abandonnés, orphelins, livrés à des gens méchants (d’où le nombre de contes mettant en scène une telle situation, jusqu’au succès actuel des Orphelins Baudelaire). Les premiers philosophes à avoir proposé une « thérapie de l’âme » pour délivrer l’homme de ses angoisses, les Épicuriens, faisaient remonter la peur de la mort à la peur des dieux : ce qu’on craint, c’est le jugement, le châtiment, l’arbitraire d’une super-puissance inconnue. Il faut reconnaître cependant que, si une bonne part de la crainte a été produite par les religions elles-mêmes (et là aussi il y a de grandes différences d’intensité selon les religions, la judéo-chrétienne détenant probablement le record de terrorisme en matière de péché, de culpabilité et de châtiment), dès que la conscience est devenue vraiment consciente de soi, elle rejette avec horreur l’idée de sa disparition, de son anéantissement. C’est pourquoi une des tâches essentielles de la philosophie est de nous permettre de comprendre à quoi il faut renoncer, d’accepter cette nécessité et de l’utiliser comme un tremplin pour mieux jouir du temps de vie dont on dispose. La grandeur de l’homme n’est pas à trouver dans l’illusion d’une immortalité ou d’une filiation par rapport à un dieu infini, mais dans le courage d’affronter une réalité dont il n’a rien à attendre que ce qu’il construira lui-même. Cette lucidité, il faut la donner aux enfants dès les premières questions, pour qu’ils ne se retrouvent pas brutalement dépourvus de repères quand ils se mettront à douter des mythologies dont on a préféré les abreuver.
La philosophie peut aussi rendre à l’homme la confiance en ses capacités créatrices, que la religion lui a déniées au profit de la création divine. Là aussi, des méthodes d’investigation développées depuis vingt-cinq siècles nous offrent une vision vertigineuse de ce que peut la pensée imaginative, dans tous les domaines : science, art, politique, plaisirs… Enfin, la philosophie montre clairement que toute recherche libre et exigeante doit se faire à plusieurs, par le dialogue avec les contemporains et avec les anciens, par la confrontation des idées, par la multiplicité des approches nécessaires pour guider une progression lente, complexe, jamais achevée. Elle est évidemment aussi en prise avec toutes les dimensions de la réalité, puisqu’elle refuse de se mentir en s’en évadant.
Pour toutes ces raisons, il n’est pas certain que le lycée ou l’université soient les meilleurs endroits où trouver une telle philosophie. D’un pays à l’autre, d’un établissement à l’autre, et même d’un professeur à l’autre, les manières d’enseigner la philosophie sont différentes, mais, que ce soit à cause de son confinement dans certaines filières scolaires ou à cause de méthodes trop encyclopédiques, c’est une constatation générale qu’elle atteint et transforme bien peu de gens. L’analyse de ce phénomène est le point de départ du livre de Michel Onfray, La communauté philosophique [4], dans lequel l’auteur explique pourquoi et comment il a fondé une université populaire pour enseigner une philosophie véritablement vécue, à l’écart du milieu universitaire mais sans tomber dans la facilité trompeuse du café philo [5]. L’exemple qu’il donne d’un cours de lycée durant lequel un inspecteur bien intentionné réduit le problème de la liberté à la loi de la chute des corps est une illustration désopilante d’une tendance très répandue à esquiver les vraies questions. À l’encontre de l’encyclopédisme et de l’érudition, Onfray propose de « concentrer l’activité philosophique sur une cartographie de ces paysages propres : comment travailler à la conscience et à la connaissance de soi ? de quelle manière parvenir à des certitudes sur soi ? quelles identités possibles ? quel moi envisageable ? qui peut dire je, et quand ? Mais aussi : comment considérer autrui ? qui est-il ? quelle place lui donner dans une relation avec moi ? quelle eumétrie, quelle métriopathie [6] ? Quelle morale ? Où sont bien et mal dans l’intersubjectivité ? Enfin, quelle relation avec la nature, la ville, la cité, le politique ? Avec le temps du monde ? Etc. De l’existentiel à l’état pur. » (p. 100). Pour traiter ces questions, l’université populaire propose des séances de deux heures dont la première est consacrée à un exposé explicatif, argumenté et critique, la deuxième à une discussion ouverte avec le public. Le modèle que cherche à approcher Onfray est celui de la communauté épicurienne, où chacun participe quand et comme il veut, où toutes les confrontations sont possibles, mais où la motivation est de réussir une conversion vers un autre mode de vie.
Tout modèle a ses défauts. Celui d’Onfray, outre l’agacement provoqué par son grave manichéisme (non, Epicure n’est pas un super-héros infaillible, non, Platon n’est pas un tyran hypocrite propagateur de pensée mortifère), suscite surtout la question du rapport entre les aspects théoriques et pratiques de la philosophie. La construction du sujet, le choix du mode de vie, l’ouverture aux plaisirs, sont-ils les seuls thèmes dignes d’une philosophie « démocratique et populaire » ? Pourquoi écarter le désir de savoir et de comprendre appliqué à des questions théoriques qui échappent aux sciences expérimentales, comme la relation de l’homme avec le reste de l’univers, l’évaluation de nos capacités cognitives, créatrices, émotionnelles, etc. ? Répondre à l’angoisse de la mort, comme à l’angoisse de l’existence, exige de pousser la réflexion bien au-delà de recettes hédonistes. Or, cet aspect intellectuel, pas davantage que l’aspect éthique, n’est pas inaccessible au grand public, pourvu qu’on fasse l’effort de faciliter l’accès sans amoindrir le contenu, comme le prône si bien Onfray – qui nous offre en plus une délectable raillerie de la vulgarisation philosophique telle que pratiquée par les valets médiatiques de la « pensée » dominante. Il lui manque aussi, me semble-t-il, le projet d’inscrire la lutte collective au cœur du projet d’émancipation philosophique, avec une détermination claire de ce contre quoi et de ce pour quoi on lutte à l’échelle de toute la société. Or, un tel souci est absolument nécessaire pour éviter un nouveau repli communautaire, un nouveau refuge dans un Jardin préservé de la laideur du monde, mais où l’on ne cherche plus à le transformer. Moyennant ces précautions, qu’est-ce qu’on attend pour multiplier les universités populaires ? Qu’on s’adresse aux adultes ou aux enfants (voir p. 41-42), il y a une demande, et l’enjeu est immense.
Annick Stevens
[1] Le Monde, 12.08.04
[2] « Stratégie de l’UNESCO concernant la philosophie », nov.-déc. 2004.
[3] Azam Kamguian, « Islamisme et multiculturalisme », Ni patrie ni frontières, p. 75. Voir aussi dans la même revue l’excellent article d’Yves Coleman, qui démonte de manière subtile les accusations de « paternalisme » ou de « racisme » contre ceux qui soutiennent le combat de libération des femmes, notamment des musulmanes
[4] Michel Onfray, La communauté philosophique, Paris, Galilée, 2004
[5] Ce n’est pas la première initiative de ce genre, bien sûr, et Onfray se réfère lui-même aux universités ouvrières de la fin du XIXe siècle. Je ne me prononce pas ici sur la mise en œuvre effective du projet ou sur sa réussite par rapport aux buts fixés ; seule la description programmatique m’intéresse, dans la mesure où elle constitue un bon point de départ pour stimuler la création d’autres lieux du même type.
[6] Du grec, action de mesurer, art de modérer ses passions.