Par qui et comment seront faits les services publics dans la
nouvelle organisation sociale » : voilà la première question à
l’ordre du jour du congrès de l’Internationale fédéraliste tenu
à Bruxelles en septembre 18741. Il s’agit d’un bien petit congrès,
puisqu’il ne réunit que seize délégués dont une moitié de Belges. Seuls
ont préparé sérieusement la discussion les Belges, en rédigeant un
rapport long et fouillé, et les Suisses, en donnant des mandats clairs à
leur représentant.
La question posée n’est pas rhétorique. Il y a trois ans, le peuple de
Paris s’est soulevé pour en finir une fois pour toutes avec la guerre et la
dictature ; il a pris son destin en main, il s’est organisé par quartiers et
par métiers pour inventer un monde nouveau.
« C’était donc toute une politique nouvelle que la Commune avait à
inaugurer, écrit Gustave Lefrançais2, [une] révolution communaliste,
restituant aux individus et aux groupes communaux le droit de régler
directement leurs intérêts politiques et sociaux, droit jusque-là usurpé
par l’action gouvernementale. » La Révolution du 18 mars « n’apportait
pas avec elle de simples modifications dans le rouage administratif et
politique du pays. Elle n’avait pas seulement pour but de décentraliser le
pouvoir. Sous peine de mentir à ses premières affirmations, elle avait pour
mission de faire disparaître le Pouvoir lui-même ; de restituer à chaque
membre du corps social sa souveraineté effective, en substituant le droit
d’initiative directe des intéressés, ou gouvernés, à l’action délétère,
corruptrice et désormais impuissante du gouvernement, qu’elle devait
réduire au rôle de simple agence administrative ».
Cette administration d’une ville de
deux millions d’habitants va donc
s’occuper de tâches communes, dans une
situation particulière due à la guerre et à
la pénurie extrême qui règne dans Paris.
Quinze jours après le soulèvement, les
délégués des arrondissements, qui
forment « la Commune » et son Comité
central, se distribuent les tâches en
formant dix commissions : exécutive,
militaire, finances, justice, sûreté
générale, travail et échange, subsistances,
relations extérieures, services publics
(soit, ici, les travaux publics), enseignement.
Ce n’est pas de gaîté de cœur que
les délégués assument ces tâches ; ce
n’est guère non plus dans l’harmonie : il
s’agit là d’une nécessaire réorganisation
« au milieu d’une situation de périls de
toute nature et […] sous l’empire des
préoccupations trop gouvernementales
dont une grande partie des membres de
la Commune étaient obsédés. […] On
oublia trop que le mouvement communaliste
devait avoir pour objectif
incessant de remettre aux citoyens euxmêmes,
au moyen de leurs assemblées
de quartiers, le soin de régler leurs
intérêts collectifs et locaux, et que
l’administration centrale ne devait être
que la coordonnatrice et l’exécutive des
décisions prises dans les réunions
locales, au lieu de rester, comme devant,
l’unique juge et directeur des intérêts de
tous. »
L’ancien instituteur Lefrançais, qui fut
notamment membre de la Commission
exécutive puis se réfugia en Suisse après
la sanglante défaite, décrit son expérience
dans les mois qui suivent, tout comme le
font d’autres « communards », Prosper
Olivier Lissagaray, Elie Reclus, Benoît
Malon par exemple3.
L’État ou la commune
Quant l’Association internationale des
travailleurs se divise en deux branches,
suite aux exclusions prononcées par Karl
Marx et les siens en 1872, Lefrançais
rejoint tout naturellement les rangs de la
Fédération jurassienne. Il ne se déclarera
jamais anarchiste : dans la branche dite
fédéraliste ne règne pas une opinion et
une seule. En témoignent les débats à
Bruxelles sur les services publics, ouverts
par un discours interminable de César
De Paepe.
« Ce qui fait que telle chose plutôt que
telle autre doit être considérée comme
service public, écrit De Paepe, c’est – en
plus du caractère d’utilité générale – un
autre caractère encore, mais qui varie
selon les cas particuliers. Ainsi, telle
chose d’utilité générale est ou doit être
constituée en service public, parce qu’elle
n’existerait pas si on l’attendait de
l’initiative privée, ou parce qu’elle serait
détournée de sa vraie destination ; telle
autre chose, parce qu’elle constitue un
monopole qu’il serait dangereux d’abandonner
à des particuliers ; telle autre,
parce qu’elle exige un vaste travail
d’ensemble nécessitant la combinaison
d’un grand nombre de travailleurs et, par
suite, une direction unique et suprême,
qui ne peut être remise qu’aux mains de
l’administration publique […].
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