Serge Latouche
Sortir de l’économie consiste à remettre en cause la domi- nation de l’économie sur le reste de la vie en théorie et en pratique, mais surtout dans nos têtes. Cela doit certainement entraîner un dépassement de la propriété privée des moyens de production et de l’accumulation illimitée de capital. Cela doit encore aboutir par conséquent à un abandon du développement puisque ses mythes fondateurs, en particulier la croyance au pro- grès, auraient disparu. L’économie entrerait simultanément en décroissance et en dépérissement. La construction d’une société moins injuste serait à la fois la réintroduction de la convivialité, d’une consommation plus limitée quantitativement et plus exi- geante qualitativement. Le gaspillage insensé des déplacements d’hommes et de marchandises sur la planète avec l’impact négatif correspondant sur l’environnement, celui non moins considérable de la publicité tapageuse et inutile, celui enfin de l’obsolescence accélérée des produits et des appareils jetables sans autre justifica- tion que de faire tourner toujours plus vite la mégamachine infer- nale constituent des réserves importantes de décroissance dans la consommation matérielle. Les seules atteintes à notre niveau de vie ne peuvent être qu’un mieux-être. Il est même possible de concevoir cette décroissance-là avec la poursuite fétiche de la crois- sance d’un revenu calculé de façon plus judicieuse. Tout cela sans parler des dépenses militaires ni bien sûr des changements en pro- fondeur de nos valeurs et de nos modes de vie, accordant plus d’importance aux « biens relationnels » et bouleversant nos systèmes de production et de pouvoir.
Ce véritable réenchâssement de l’économique dans le social signifierait-il pour autant la disparition du marché ?1 La question peut paraître saugrenue ou paradoxale. Comment peut-on, en effet, concevoir une abolition de l’économique avec un maintien de cette institution qui en est, en apparence du moins, le fonde- ment même ? Très certainement, cela serait inconcevable si on identifiait le marché au Marché, c’est-à-dire à l’économie de marché et à la société de marché.2 Toutefois, si on remarque que les marchés sont attestés dans de multiples sociétés sur tous les continents, et cela depuis la plus haute antiquité, bien avant la naissance du capitalisme et en dehors de son mode de production, la question mérite d’être posée. Car cette institution facilite incontestablement le commerce social, et pas nécessairement dans le sens du développement des inégalités et de l’injustice.
1. La question se pose dans les mêmes termes pour l’argent, mais nous ne l’aborderons pas ici.
2. Sur cette distinction voir le chapitre I,
« Marché et marchés », de notre livre l’Autre Afrique.
3. Jean-Pierre Guingane, le Marché africain comme espace de communication, conférence- débat. Sur www.cauris.org, p. 12.
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